L'utopie est un récit décrivant une société imaginaire (lieu de nulle part) dans laquelle les problèmes de la société de référence sont heureusement corrigés (lieu de bonheur).[1] Pourtant, il ne faut pas comprendre le mot "imaginaire" dans son acception péjorative. L'utopie ne décrit pas forcément un monde impossible ou mensonger mais plutôt un contexte pour une réflexion politique et sociale. L'utopie est imaginaire dans le sens où elle offre une représentation empirique organisée sous la forme d'un récit romanesque. Elle est une image à partir de laquelle va naître une discussion inséparable du discours politique. On peut rejeter l'image de l'utopie mais on ne peut pas dire qu'elle soit forcément fausse. Si on place l'utopie dans cette perspective, la question de la pertinence des sociétés utopiques décrites a un intérêt historique et le récit du rêve d'une société meilleure appartient de plein droit à l'histoire. L'Isle inconnue ou Mémoires du chevalier Des Gastines est en ce sens un rêve politique fortement ancré dans la réalité sociale de la fin du XVIIIe siècle mais intimement lié sous bien des aspects au genre utopique classique.[2] En effet, si l'on considère la définition que donne Raymond Trousson de l'utopie – un récit qui comporte une portée institutionnelle, c'est à dire la description d'un gouvernement imaginaire où tout est réglé pour le bonheur commun – le texte de L'Isle inconnue de Guillaume Grivel (1735-1810) appartient de plein droit au genre utopique.[3]

Le projet de Grivel révèle l'histoire de l'humanité grâce à un couple de naufragés. Une nouvelle société humaine est construite subséquemment, société basée sur la liberté économique de chaque citoyen et sur le droit de jouir de manière égotiste de sa réussite personnelle. Le texte relate l'établissement d'une société naissante à travers l'histoire de deux personnages – le chevalier de Gastine et une jeune femme au doux nom d'Eléonore – et les difficultés de la vie quotidienne dans une île déserte, loin de toute civilisation. On raconte aussi comment la petite famille s'élargit pour devenir une nouvelle nation en butte aux difficultés de toute société développée, en particulier le problème de la succession à l'autorité suprême après la mort du père. Nonobstant, les conflits personnels sont résolus avec bonheur et la vie peut reprendre son cours.

Cette utopie est importante dans l'histoire du genre utopique parce qu'elle propose dans sa forme la plus achevée un modèle politique particulier, celui de l'utopie libérale. Il faut comprendre les termes d'"utopie libérale" au sens d'un système économique et politique imaginaire basé d'abord et avant tout sur la propriété privée des moyens de production. Dans ce genre de textes, la recherche du profit et l'accumulation de capital sont vécues comme positives. Il faut aussi pour parler d'utopie libérale, une certaine liberté des échanges. Krishan Kumar considère que le libéralisme est en lui-même une utopie et, en même temps, lui est opposé:

It can be argued that liberalism is itself a utopia in the sense that the "open society" of free and equal institutions remains to be created on earth; nevertheless it cannot be denied that in principle it sets itself against any and all utopias, if by utopia is meant the establishment not just of the good but of the best society. The "liberal utopia" is a contradiction in terms.[4]
Selon cette définition contestable, il ne peut y avoir d'utopie libérale parce que le libéralisme accepte l'imperfection humaine et l'incertitude de l'avenir alors que l'utopie cherche à atteindre la perfection. On doit admettre pourtant qu'il est possible de parler d'utopie libérale pour l'Ancien Régime puisque l'utopie (récit à caractère littéraire contenant une description précise d'un pays imaginaire) se donne comme meilleur (et non pas "le meilleur") que la société à laquelle il fait référence ainsi que rationnellement possible. L'utopie libérale existe dans le cas de l'Ancien Régime puisque la perspective libérale se donne comme une option de progrès dans la France pré-révolutionnaire.

De manière générale, l'utopie de Grivel présente une doctrine très éloignée de ce que l'on rencontre le plus souvent dans les utopies de l'Ancien Régime. En effet, l'intérêt de ce texte est de considérer la propriété privée comme la base politique et sociale du bonheur de tous. Il va sans dire que, au point de départ, n'ayant que le Chevalier, sa femme et leurs enfants, la société est construite sur un modèle familial. Plus tard, le terrain est partagé en quantités égales. Grivel ne se fait pourtant pas le chantre de l'égalité. Au contraire, l'auteur se place dans une perspective historique permettant d'expliquer le développement d'une société inégalitaire: "L'inégalité, lorsqu'elle n'est pas excessive, est avantageuse dans un état." (2:101) Mais cette inégalité doit être savamment mesurée pour que tous les biens de production ne tombent pas dans les mains d'un seul ou d'un petit groupe de privilégiés.

Dans une société développée, la propriété privée a souvent été considérée comme une source d'inégalité et de désordres. Pour cette raison, l'utopie préfère de manière générale une vie communautaire réglée selon des normes rationnelles à l'institution d'une société libérale dynamique mais désorganisée. En ce sens, Grivel est une figure représentative d'un modèle utopique nouveau. En effet, dans cette utopie, la propriété privée est juste parce qu'elle est utile à la communauté. La société se construit alors sur les mérites de l'individu plutôt que sur ceux du groupe. La propriété est inviolable et ne peut être prise sans le consentement de son propriétaire parce que cette propriété est issue du travail d'un individu. "Or quel intérêt plus grand & plus sensible porte à la réunion, que celui de maintenir les droits inhérens à tous les hommes, gages & sources de leur bonheur & même de leur existence; que de conserver à chacun les fruits de son industrie ou de son travail?" (2:277) questionne le texte. L'apologie de la propriété revient plusieurs fois dans les notes de l'éditeur pour montrer que le capital est la base de toute société policée et heureuse. Ajoutons que Grivel a senti un des problèmes les plus difficiles à résoudre pour cette philosophie libertarienne: la légitimité de la propriété privée. Sa réponse rompt encore avec la tradition. En effet, si l'utopie communautaire s'inspirant du rationalisme de Descartes construit un modèle théorique auquel on fait plier plus ou moins bien la réalité, l'utopie de Grivel est animée par une pensée proche de Locke. La société de l'Isle inconnue comprend que l'expérience doit être le guide de la construction d'une société heureuse et non pas une théorie particulière garante d'une réussite certaine. En ce sens, l'utopie de Grivel évolue de façon spontanée. De plus, comme Locke, la propriété privée est légitime dans ce texte si l'appropriation n'affecte négativement le sort d'aucun autre individu. Pour cette raison, une large partie de cette société utopique est consacrée à la reconstruction historique pour accentuer à la fois le côté expérimental de cette utopie et pour justifier le bien fondé de la phase d'accession à la propriété.

Quand Montesquieu expliquait les différences politiques dans le cadre d'une théorie des climats (livre I à VIII de L'Esprit des lois), cette utopie fait de même pour l'économie; la justification de la propriété s'explique sur une lutte entre une nature avare en bienfaits et une humanité laissée à elle-même. La société utopique traditionnelle de type communautaire se trouve très souvent dans une situation d'abondance puisque les ressources qui sont accessibles aux hommes sont dispensées selon des modalités telles qu'il est possible à chaque individu de cette société d'avoir tout ce qu'il désire sans avoir à travailler plus qu'il ne le faut. Cette situation est possible dans une structure économique simple et pour des individus ayant limité leurs désirs. L'agriculture et un artisanat domestique dans une structure économique de troc peuvent garantir la satisfaction des désirs primaires dans un territoire extrêmement fertile. On serait dans un pays de cocagne vertueux. En l'absence de situation d'abondance, le travail est mis à l'honneur parce que l'industrie des hommes est la seule valeur qui protège la petite société de la destruction. C'est par le travail que le Chevalier peut survivre les premières années de son ordalie. C'est par leur industrie que les enfants du Chevalier doivent résister aux sauvages. Le travail humain permet de triompher de la nature: "le courage & le travail opiniâtre surmontent tous les obstacles & viennent à bout de toutes choses." (2:269) Le travail devient une nécessité vitale légitimant la propriété privée des moyens de production. Si, dans l'utopie communautaire, la multiplicité des passions et des désirs offrait (comme chez Marx) une réponse au problème de la distribution du travail dans une société sans argent, l'utopie libérale de Grivel répond avec le même argument mais dans le contexte de l'économie de marché.

La diversité des goûts et des désirs permet de construire une société heureuse à condition que la répartition du travail et des biens se fasse de manière judicieuse. La réponse de l'utopie de Grivel est résolument moderne dans le sens où elle est le résultat d'un effort calculatoire sur l'humanité et non pas un processus raisonné. Plutôt que de concevoir un système politico-économique de type communautaire dans lequel chaque individu aurait une fonction sociale attribuée par une autorité suprême, l'utopie de Grivel conçoit à la manière des physiocrates qu'il faut laisser chaque individu libre de suivre "l'ordre naturel." La production satisfait les désirs à la fois des consommateurs et des producteurs: chacun fait le travail qu'il lui plait et ne consomme pas plus que ce qui est produit. Dans ce contexte, on peut améliorer le sort de chaque individu sans nuire aux autres.[5] Aussi, les lois qui fondent cette nouvelle société commencent par édicter le droit à l'existence et au bonheur dont le droit de propriété est le garant. Tant que ce droit est respecté, le Chevalier a le sentiment que les libertés individuelles seront respectées, qu'une économie de marché fournira les biens et services nécessaires à tous, que l'esclavage ne pourra exister et que l'état de justice pourra régner.[6]

La société utopique grandissant, la propriété, les accomplissements de chaque individu et le développement du commerce justifient alors l'introduction de l'argent. Là encore, cette utopie va à contre-courant du mouvement utopique traditionnel qui voit dans l'argent la source de tous les maux. Au contraire, l'argent est ici la marque du succès et contribue à développer l'activité économique et l'amitié entre les hommes. Si cette société utopique ne peut se priver d'un travail utile, la nouveauté de ce texte est de reconnaître la plus grande liberté possible dans le travail puisque: "chacun pouvoit mieux que tout autre juger de l'emploi de ses talens & du bon usage de ses propriétés." (3:27) Pour cette raison, Grivel refuse que l'agriculture seule soit la source de toutes les richesses.[7] Au fur et à mesure que la société primitive se développe, l'agriculture ne peut plus suffire à satisfaire les besoins des hommes.

Le Chevalier reconnaît la nécessité de nouvelles industries: "Si l'industrie agricole se fût bornée à la production des blés, l'isle eût regorgé de grains; mais elle eût manqué d'autres productions essentielles ou agréables; & si tous les membres d'une famille se fussent uniquement occupés de la culture de la terre, les arts les plus indispensables eussent été négligés." (3:23-4) Dans ce contexte, le commerce est vu positivement parce qu'il permet aux hommes de dépendre des uns des autres et ainsi de former une société. Alors, le texte ne cesse de plaidoyer pour la différence et pour l'inégalité:

Sans cette inégalité qui vous choque, il n'y auroit ni commerce, ni liaisons entre les hommes; il n'y auroit point de société. Rendez les hommes égaux, leurs prétentions seront égales, nul ne voudra plus être le serviteur d'autrui; & dès-lors plus de relations de besoin, de charité, de réciprocité, de secours. Chacun désormais ne doit plus compter que sur lui-même, pour parer aux nécessités de la vie. Il est au milieu de ses semblables, comme s'il étoit seul sur la terre. (3:26)[8]
L'argent a alors une valeur positive puisqu'il unifie verticalement toutes les catégories socio-économiques naissant de l'inégalité des emplois et des ressources autour de la notion de travail. Cette perspective moderne – contre les modèles de l'utopie communautaire classique – ne va tout de même pas jusqu'à l'anarchie. En effet, Grivel accepte qu'un gouvernement garantisse la propriété, défende les individus, éduque les enfants de cette monarchie et enfin contrôle les finances. Il s'agit là d'un libertarisme modéré: le père devenu roi est le gardien des institutions; la propriété publique n'est pas abolie mais restreinte; un impôt existe mais réduit à son minimum.

Les raisons du choix du libéralisme dans cette utopie trouvent leur source dans le désir de construire une société qui puisse améliorer progressivement et de manière générale le sort de chaque individu. Le choix libéral permet de responsabiliser l'homme, maître de sa propre destinée. Il s'oppose au choix d'un communautarisme utopique alors en vogue aussi bien qu'au christianisme ou aux autres religions révélées car il fait confiance à l'homme et retire à Dieu ou à l'Etat la puissance de diriger la vie de chaque individu. Cette utopie rêve de libérer l'homme de l'esclavage sous toutes ses formes. L'homme est responsable devant le monde de son devenir. S'il se soumet à un travail difficile ou pénible, c'est selon son choix et non plus une imposition d'un Etat autoritaire et insensible. Déjà se profile l'utopie de Saint-Simon dans laquelle disparaissent les politiciens pour laisser place aux managers du monde industriel ou aux administrateurs économiques de Bellamy dans Looking Backwards (1888).

La fin du texte semble aussi annoncer les dangers que pose le capitalisme futur pour le libéralisme. La richesse excessive et le grand commerce devront être modérés par des hommes moralement bons. Le pouvoir du gouvernement devra être sévèrement contrôlé dans le domaine de l'économie. Le problème de la pauvreté devra être adressé de manière efficace. Finalement qu'elle soit libérale ou communautaire, l'utopie s'achève toujours dans les rêves d'une humanité meilleure. Pourtant Grivel ne considère pas comme les philosophes que les institutions peuvent faire le bonheur de l'homme. Elles y contribuent dans la mesure où elles permettent de trouver en fournissant à chaque moment au plus haut degré possible les moyens de réaliser ce bonheur.[9]

Grivel le prouve assez, l'utopie libérale peut exister à un moment de l'histoire et se montrer supérieure sous bien des rapports à son homologue, l'utopie communautaire: d'abord, le libéralisme convient particulièrement à la notion dynamique de l'utopie-concept parce qu'il considère l'état social comme inachevé. Force est de constater que le système libéral utopique a le mérite d'être incontestablement le système le plus dynamique et le plus centré sur le bonheur de chaque individu. Toutes les utopies réclament le droit au bonheur, mais l'utopie libérale est sans doute la seule qui prenne en compte le bonheur de l'individu avant celui de la communauté. L'intérêt individuel, allié au désir d'être utile, devient le moteur de l'économie et du bonheur de tous. Quand l'utopie communautaire envisage la propriété privée comme un vol, la capacité de travail étant le seul bien que possède un homme (et cet homme se doit de la donner à la communauté), l'utopie libérale envisage que la propriété privée est légitime dans la mesure où elle est la conséquence du travail.

Dans les utopies communautaires, le travail permet d'assurer la bonne conduite morale des citoyens. Le bonheur collectif allié à la passion de l'égalité sera assuré par l'idée d'une "nation travaillante" selon l'expression de Henri Desroche.[10] Dans l'utopie de Grivel comme dans d'autres utopies libérales, le travail transforme les hommes en des agents économiques. La division sociale, minimale dans les utopies communautaires, devient dans ce cas de plus en plus importante, au fur et à mesure des progrès techniques permettant la division des tâches. Ce qui est en cause dans l'utopie libérale n'est pas la propriété mais le travail. En ce sens, l'individu qui fait travailler les autres par son industrie (à condition que le contrat entre l'employeur et l'employé soit une exploitation bénéficiaire pour les deux partis) est aussi respectable que celui qui travaille seul.[11]

Malgré son état constant d'imperfection, l'utopie libérale est aussi supérieure à l'utopie communautaire dans le sens où elle est la seule à penser l'homme dans sa complexité. L'homme ne peut se résumer à une simple créature de raison. Il est tiraillé par ses passions et s'il n'est ni bon ni mauvais, il peut devenir meilleur. Il ne s'agit donc pas dans ces utopies de reconstruire un homme nouveau emprisonné dans un système précis de lois comme dans l'utopie communautaire, mais de faire confiance au génie humain enfin libéré. Progressivement, ce n'est plus le législateur mais l'entrepreneur qui transforme l'utopie. Grâce à la raison, à la science, au progrès, l'homme libre peut créer une société basée sur le bien-être et la prospérité.

Dans le rapport avec la terre, cette utopie libérale laisse aussi une place plus importante au bonheur de l'homme. Si l'agriculture reste pour l'utopie communautaire un secteur clé de l'économie utopique, l'utopie libérale l'estime de manière différente. L'utopie communautaire envisageait la solution du communisme agraire devant l'impossibilité de survie pour la trop petite exploitation agricole. L'utopie libérale considère que la petite ferme peut vivre, si on lui en donne les moyens: espace suffisamment large pour produire un surplus, amélioration des techniques de production, préséance de l'agriculture intensive plutôt qu'extensive.

Si deux accumulations de capital ont lieu au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles – l'une par l'Etat, l'autre par la bourgeoisie – c'est l'accumulation du capital par le bourgeois que condamne l'utopie communautaire. L'utopie individualiste/libérale, au contraire, voit dans l'accumulation de l'argent par le bourgeois sans intervention de l'Etat la source de la richesse de la nation, richesse par laquelle le bonheur est possible. L'activité économique de quelques-uns génère des profits développant l'industrie du luxe. Or, dans ce texte, un luxe bien compris est source de bien-être. Grivel a pressenti que le bonheur pouvait se trouver dans le plaisir. La société qu'il décrit est une société de consommation en devenir où le bonheur n'est pas dans la limitation des besoins mais dans leur assouvissement. On comprend alors que sa société cadre mal avec le bonheur vertu du XVIIIe siècle, autre raison pour laquelle l'utopie libérale n'a pas de grande popularité.

Dans le contexte de l'oeuvre de Grivel, la société utopique se trouve dans une situation de rareté. Ceci va avoir une incidence sur l'histoire de la société décrite (aspect littéraire) et aussi sur le modèle mis en place (politique). Quand l'utopie communautaire considérait le travail soit comme un divertissement nécessaire à la bonne tenue morale soit comme une funeste nécessité, il constitue dans les utopies libérales la part la plus importante de la liberté humaine parce que celles-ci considèrent que tout ce qui est produit par l'individu est un espace inviolable: être libre, c'est être capable de travailler librement. Cette nouvelle théorie sociale sape les fondements de l'esclavage et introduit une notion du droit du travail indifférenciée de celle des droits de la personne humaine. Elle sape aussi les fondements de l'utopie communautaire (et aussi la possibilité du bonheur dans un état socialiste), dans laquelle le travail, aussi bon et doux soit-il, est imposé par l'Etat ou le groupe.[12] C'est le message qu'adresse cette utopie, reconnaissant le droit de chaque individu à choisir son travail. Dans une utopie qui admet l'argent et dans laquelle chaque individu a la possibilité de prouver aux autres ses capacités par son industrie, l'esclave devient une bizarrerie. Le travail forcé est laissé aux seuls criminels. Ce travail s'inscrit alors dans une logique économique et une nécessité sociale. Mais le condamné ne peut se plaindre de son état puisqu'il a commis une faute envers la société. Les travaux les plus pénibles sont acceptés par ceux qui sont incapables de faire autre chose ou sont récompensés selon les lois du marché.[13]

Pourtant, l'utopie libérale de Grivel a ses limites. Après avoir condamné l'esclavage, elle ne voit, par exemple, aucune opposition entre un travail forcé et la liberté comme droit essentiel de chaque individu. Les deux Noirs capturés pendant une guerre avec les tribus voisines deviennent les esclaves du Chevalier de Gastine parce qu'ils ne peuvent être libérés sans mettre en danger sa petite société. Comme Locke qui ne conçoit aucune contradiction entre un libéralisme économique dont le principe est la liberté et la mise dans les fers de tous les vagabonds et mendiants, l'utopie libérale établit une classe d'hommes libres, c'est à dire entrant dans le cadre d'un contrat social, comme les membres d'une aristocratie nobiliaire, bourgeoise ou cléricale, à laquelle doit se soumettre les membres les moins productifs de cette société. Si l'utopie libérale offre la liberté, celle-ci est réservée uniquement aux producteurs, c'est à dire ceux qui sont capables d'engendrer des biens ou des services indépendamment d'un employeur ou d'un maître.[14]

Ajoutons que la structure romanesque de cette utopie indique clairement un désir de réflexion sur la condition humaine. L'utopie étant une forme particulière de recherche du bonheur, la liberté en est une composante essentielle. L'utopie va donc rejeter le hasard et le déterminisme. En effet, si la "fortune" (le bonheur serait le produit du hasard) ou la "nature" (le bonheur serait le produit d'un déterminisme) sont les seules composantes dans la destinée humaine, alors quelle place est laissée à la liberté humaine? Si on considère avec les philosophes matérialistes que l'homme est le résultat d'un strict déterminisme, comment l'homme peut-il trouver le bonheur par ses propres moyens?[15] Si, au contraire, on considère que le bonheur est le résultat d'un hasard, aucune méthode ne peut permettre de le trouver. Cela ne veut pourtant pas dire que hasard et déterminisme ne trouvent pas leur place dans cette utopie littéraire. Le hasard fait que les deux naufragés dans l'utopie de Grivel soient un homme et une femme et que l'île déserte sur laquelle ils se retrouvent soit habitable. Le déterminisme fait que leur nature humaine les conduise à vouloir survivre et donc à créer une société. A partir de là commence une recherche du bonheur qui n'est pas sans lien avec la condition humaine telle qu'on se la représente au XVIIIe siècle. Mais la réflexion sur la condition humaine ne se double pas d'un désir comme dans l'utopie communautaire de constituer un système politique et social garantissant le bonheur de l'homme.[16] En ce sens, la structure libérale de cette utopie est essentielle pour comprendre le lien entre le bonheur et la condition humaine telle qu'elle se trouve présentée dans ce texte.

Dans les utopies communautaires, le bonheur est le résultat d'une pensée politique en action. Le bonheur est possible à condition de mettre en pratique des règles de vie sociale au niveau de la société: le bonheur n'est pas un état d'esprit mais le résultat d'une pratique politique. Dans une société ayant atteint ce degré de bonheur, l'histoire disparaît. Grivel prend une position opposée à cette méthode eudémoniste. Dans L'Isle inconnue, ce n'est pas le système politique qui garantit le bonheur de l'homme mais la recherche du bonheur qui produira le meilleur système politique possible dans des conditions données. Au lieu de partir d'une vision unitaire du monde, il part d'une humanité motivée par une même volonté (la recherche du bonheur) mais une humanité plurielle dans l'accomplissement de cette volonté. Si l'on trouve encore les lieux communs du siècle – sur la vertu, la nature, la place de la femme, l'esclavage – le raisonnement qui permet d'atteindre le bonheur est nouveau. Le hasard et le déterminisme sont réconciliés par une économie libérale. Il ne s'agit plus de forcer l'homme au bonheur mais de donner à chaque individu le plus grand nombre de moyens pour obtenir le bonheur. L'utopie libérale considère que le bonheur peut être provoqué ou encouragé par une structure politique ou sociale mais en aucun cas garanti par cette structure. C'est à chaque individu de trouver son bonheur. En ce sens, Grivel a pressenti l'idée de Rawls qu'il existe des conditions institutionnelles (la liberté, l'égalité, l'autonomie) et des conditions psychologiques (la conscience, le projet rationnel, le respect d'autrui et l'intersubjectivité en général) de la vie heureuse. Mais en aucun cas ces conditions rationnelles ou psychologiques ne sont des garanties de bonheur.[17]

L'idée de bonheur sur laquelle est basée l'utopie de Grivel s'oppose au courant général de l'utopie classique dans le sens où il ne s'agit plus pour la société de prendre en compte les besoins des plus démunis au détriment des plus riches. L'Isle Inconnue considère que le bonheur n'est pas de pourvoir à tous au nom du principe d'une humanité unique mais de considérer la pluralité humaine et de concevoir que le bonheur n'est possible que grâce à deux principes divergents: le principe de solidarité et le principe de liberté.

Le principe de solidarité dans l'utopie communautaire conçoit une allocation universelle à l'échelle nationale identique pour tous capable de garantir, par une fraternité globale, égalité et bonheur. Dans ce contexte, l'homme n'est libre que s'il a les moyens d'être heureux. Or, l'inégalité économique jugée responsable de la pauvreté fait obstacle à la liberté et donc au bonheur de l'individu. L'utopie communautaire va donc sacrifier la liberté économique au profit du bonheur de la multitude ou de la majorité, le système de la démocratie permettant de redonner à chacun une liberté politique. Grivel s'oppose d'emblé à cette chimère de l'égalité pour proposer une solidarité acceptant l'inégalité économique. Le texte de L'Isle inconnue utilise une doctrine ancienne dans l'histoire des idées mais nouvelle pour l'utopie, celle d'une inégalité génératrice d'un commerce qui réunit les hommes dans une société heureuse, les fait coopérer librement et les fait vivre en paix. Si pour les utopistes communautaires, le bonheur du plus grand nombre justifie une limitation de la liberté de l'individu, pour Grivel, la liberté de chaque individu permet le bonheur de tous.

Pourtant, l'oeuvre de Grivel n'est pas l'apologie d'une société ultra-individualiste. La société qu'il décrit est proche d'une doctrine sociale préférée par l'Eglise catholique, celle d'une solidarité de proximité: la famille, les amis, le voisinage, la corporation . . . . S'il exclut un système de transferts sociaux nationalisé, rejetant l'idée de l'Etat pourvoyeur, il combine habilement efficacité économique et "justice sociale." La charité devient une vertu grâce à laquelle la société permet de réconcilier le droit inaliénable de propriété et l'idéal de fraternité. L'absence de toute intervention de l'Etat permet aussi de respecter la liberté de chaque individu. Les utopistes libéraux sont très modernes dans le sens où ils ont compris très vite les limitations de l'Etat pour le bonheur de l'homme.

Alors que les utopistes communautaires considèrent encore que les structures sociales ou politiques peuvent garantir le bonheur, des auteurs comme Grivel, Casanova, mais aussi Bernardin de Saint-Pierre, comprennent que c'est à chacun de trouver son utopie dans une structure familiale comme dans Paul et Virginie ou dans le succès d'une entreprise coloniale chez les Mégamicres de l'Icosaméron.[18] La tâche de l'utopie classique a été pendant toute la fin du XVIIe siècle jusqu'à la Révolution de fixer dans le moment, dans le présent, un bonheur simple accessible à tous. L'histoire était une ennemie du bonheur. A partir du milieu du XVIIIe siècle, un nouveau moyen d'appréhender la société apparaît dans le genre utopique. A la question de savoir dans quelle direction le mouvement général de l'histoire conduit l'humanité, Grivel répond, à la différence de Rousseau et de beaucoup d'autres utopistes de son siècle, que le progrès est gage de bonheur à condition de respecter certaines règles de vie en société, règles qui dépendent des circonstances. En ce sens, l'utopie libérale est possible à condition de rester volontaire, incomplète et éphémère: "l'utopie sera constituée d'utopies."[19]


    1. J'utilise ici la définition donnée par Lyman Tower Sargent dans Utopia, The Search for the Ideal Society in the Western World (New York: Oxford University Press, 2000).return to text

    2. Guillaume Grivel, L'Isle inconnue, ou Mémoires du chevalier de Gastines, 6 vol. (Paris: Garnier, 1783-87).return to text

    3. Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part (Bruxelles: Edition de l'Université de Bruxelles, 1979). D'autres, comme Maurice Lever, Le roman français au XVIIème siècle (Paris: Presses universitaires de France, 1981) ou encore Jean-Michel Racault, "Topique des séquence d'entrée et de sortie dans l'utopie narrative classique," Parabasis 7 (1995): 11-28, définissent l'utopie par ses caractéristiques fonctionnelles: l'utopie est reconnaissable par un scénario type décrivant l'entrée d'un voyageur dans un espace utopique et sa sortie. Pour Alain Niderst, "L'arrivée en Utopie," Parabasis 7 (1995): 69-75, en revanche, l'arrivée en utopie n'a pas de valeur pour définir ce genre: "on n'arrive pas toujours en utopie." Notons que Jean-Michel Racault s'est à nouveau penché sur le problème de la définition de l'utopie dans un ouvrage sur l'utopie d'Ancien Régime. Il montre succinctement mais précisément les limites d'une définition historico-sociologique de l'utopie-mode. Racault propose de séparer l'utopie littéraire de l'utopie mode de pensée en réservant le terme d'"Utopie" au genre littéraire et le terme "Utopisme" au mode de pensée.return to text

    4. Kirshan Kumar, "Social Order," in Dictionary of Literary Utopias, eds. Vita Fortunati and Raymond Trousson (Paris: Champion, 2000), 566-70.return to text

    5. On peut consulter à ce sujet R. Tatarin, "Gratuité, fin du salariat et calcul économique dans le communisme," in Travail et monnaie en système socialiste, ed. M. Lavigne (Paris: Economica, 1981), 233-55.return to text

    6. Toutefois, les femmes sont encore une fois exclues de ce droit de propriété: "Les filles ne succéderont pas non plus aux biens-fonds de la famille: elles n'y auront point de part." (2:303) Notons que cette absence d'hérédité foncière pour les filles est aussi vraie pour les cadets de famille.return to text

    7. En ce sens, l'utopie de Grivel, fortement marquée par la doctrine physiocratique (propriété privée, liberté du travail, liberté du commerce, "désir de jouir"), a tendance à se rapprocher du libéralisme (en particulier Turgot) en considérant que l'agriculture n'est pas la seule "classe" créatrice de richesses et que l'industrie n'est pas une "classe stérile." Notons cependant que l'agriculture, pour des raisons de survie est, au début du texte, l'économie principale de cette société mais sans en constituer un gage de bonheur. return to text

    8. Grivel s'oppose ici à Rousseau en particulier au Discours sur l'origine de l'inégalité. return to text

    9. Cette position est très proche de la position que mettra plus tard en relief John Rawls, "Social Liberty and Primary Goods," in Utilitarianism and Beyond, eds. A. Sen et B. Williams (New York: Cambridge University Press, 1982), 159-86. return to text

    10. Henri Desroche, Les Dieux rêvés, Théisme et Athéisme en Utopie (Paris: Desclée et Cie., 1972), 48.return to text

    11. L'utopie libérale ne repose pas sur l'abondance de l'argent en soi comme avait pu le faire le mercantilisme de Colbert mais bien plutôt sur l'abondance des produits d'où découle un commerce producteur de richesses monétaires. Mais, répétons-le, l'argent reste secondaire aux produits fabriqués, anticipant par là la vision d'Adam Smith et la valeur du travail. return to text

    12. Jean-Louis Dumas, Histoire de la pensée: Philosophies et philosophes, tome 2, Renaissance et siècle des Lumières (Paris: Tallandier/Livre de Poche, 1990), 211.return to text

    13. Notons qu'Adam Smith aura lui aussi sa petite utopie en ne prenant pas en considération la loi de l'offre et de la demande et en considérant qu'un travail difficile et sale devrait être mieux rémunéré qu'un autre.return to text

    14. Cette pensée reste dans une tradition bien établie: l'homme libre de l'utopie libérale n'appartient à personne, rejoignant l'idée d'Aristote de la supériorité d'un travail indépendant. return to text

    15. On pense en particulier à La Mettrie et son Homme-machine (1747). return to text

    16. Dans ce siècle qui cherche comme l'a montré Robert Mauzi à tout comprendre, à tout connaître et à tout rationaliser dans un système unitaire, l'utopie de Grivel offre une vision nouvelle de la société, du déterminisme et du travail des hommes mais aussi produit du hasard. Robert Mauzi, L'Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle (Paris: A. Colin, 1960).return to text

    17. Il "n'existe aucun algorithme pour choisir notre bien": John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard (Paris: Seuil, 1987), 605.return to text

    18. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1788; Paris: Guitton, 1984); et Giovani Giacomo Casanova, Icosameron, 5 vol. (Prague: Imprimerie de l'Ecole normale, 1788).return to text

    19. Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia (New York: Basic Books, 1974), 312. return to text