Quand tous les hommes ont trouvé leur place dans la société, quand chaque poste, chaque travail a été distribué en fonction des mérites ou des capacités de chacun, que faire du monstre inutile et corrupteur? Dans un monde où le travail et la propriété prennent de plus en plus d'importance, que faire du criminel, du paresseux, du pauvre, de tous ces incurables qui peuvent détruire si l'on n'y prend garde l'ensemble de l'édifice social? Si l'Europe offre encore une réponse balbutiante à ces questions, l'utopie littéraire prend le problème du crime et de la paresse à bras le corps pour y apporter une réponse claire et définitive.

Autour de Thomas More et de Vincent de Paul, une image positive et attendrissante du pauvre et du condamné, tous les deux moins coupables que victimes d'un système injuste et arbitraire, a pu parvenir à tort ou à raison jusqu'à nous. Pourtant, une partie de la société française, en particulier citadine, subit les effets de cette pauvreté plus souvent monstrueuse que touchante. En effet, le pauvre constitue un danger constant pour la sécurité du citadin et un problème pour l'ordre établi. Progressivement, l'image du pauvre évolue, au moins en utopie, et une distinction se fait entre le vrai pauvre et le charlatan. Entre Vincent de Paul et la cour des miracles, l'utopie commence à faire le tri. Le vrai pauvre sera secouru et le paresseux, souvent criminel, sera châtié comme il se doit. Mais quelle sorte de réponses peut-on trouver à ces problèmes de pauvreté et de criminalité? Les réponses vont varier suivant les textes. L'utopie que j'ai choisie, le Royaume d'Antangil (1616), sans doute la première utopie française, offre une opinion intéressante dans le débat autour de l'exclu parce qu'elle annonce un nouvel ordre politique et moral.[1]

Le travail prend graduellement une valeur morale, s'inspirant beaucoup plus d'une tradition bourgeoise que religieuse. L'utopie du royaume d'Antangil va s'approprier cette tradition pour jeter les bases d'une société nouvelle. Sur ce système de valeurs axées sur le travail, cette utopie va chercher à atteindre un optimum social au moyen d'une structure légale permettant un équilibre politique et économique particulier. Pourtant, cet équilibre accompli par la force au nom du droit semble incompatible avec la félicité promise par l'utopie. Le Royaume d'Antangil est une oeuvre révélatrice du paradoxe utopique bloqué entre ses racines conservatrices issues du moyen âge du groupe et de la communauté mais célébrant les nouvelles valeurs bourgeoises annonçant une rupture radicale dans la structure sociale par le triomphe de l'individu et la fin d'un idéal communautaire.

Le travail et l'Etat


 
Le premier chapitre du Royaume d'Antangil retrace rapidement l'histoire du pays. La situation de conflit, décrite au chapitre un du livre second, due à l'ambition et à la jalousie donne naissance à un nouvel état, à un nouvel équilibre dans lequel chaque groupe d'individus trouve, dans une constitution, un arrangement entre les intérêts particuliers et le bien général. Un seul souverain commande vingt-six provinces, toutes soumises au pouvoir du prince et des assemblées du peuple mais chaque province ayant ses lois et ses droits propres. Cette vision ambiguë est déjà révélatrice des désirs conflictuels entre une France renouvelée par la puissance centralisatrice du souverain - mais dans le cas de cette utopie, le prince se trouve soumis au pouvoir législatif, pouvoir composé des représentants de chaque province: un noble, un citadin, un campagnard - et la volonté de laisser à chaque province ses privilèges ou libertés (mots synonymes au XVIIème siècle). Si le roi est une figure représentant une puissance centrale, le véritable pouvoir revient aux assemblées du peuple qui, comme le signale avec justesse Raymond Trousson, est l'écho de la situation de la France au moment de la régence de Marie de Médicis et en particulier, réminiscence des Etats généraux de 1614.[2]

Cette ambiguïté se retrouve dans la structure économique et judiciaire de cette société. Les premières pages du texte annoncent que la société décrite cherchera une plus grande justice sociale à travers la transformation du système de taxation. Ainsi, si nous retrouvons l'habituelle fertilité utopique, l'abondance des pierres précieuses permet au pouvoir monarchique de ne pas infliger ce qui est vécu encore au XVIIème siècle comme une injustice, l'impôt:

Il sont [sic] si abondans et fertiles, qu'il seroit impossible de les espuiser de bleds, vins & toutes sortes de fruicts, & qui plus est tres grande quantité de pierreries se tirent aux montagnes qui sont à l'entour de ce lac, les meilleures et plus fines que l'on puisse recouvrer en toutes les Indes, dont il se fait un grand & riche trafic, de façon que par telles richesses les affaires publiques peuvent estre soustenues sans charger le peuple (p. 10).
Si la mise en place d'un tel système peut représenter plusieurs difficultés - par exemple la reconnaissance par tous de la valeur marchande de ces pierreries ou encore la nécessité pour le pouvoir de trouver des acquéreurs pour ces pierres - cette volonté de supprimer l'impôt est révélatrice d'un désir de revenir à une monarchie capable de vivre à partir du domaine royal.[3] En effet, la levée de l'impôt dans la France d'ancien régime constitue un des grands embarras du pouvoir monarchique. René Téboul note à ce propos que: "l'administration de l'impôt par le système des offices ou de l'affermage entraîne une perte du contrôle des recettes fiscales par l'état. Ce système renforce les inégalités, en crée de nouvelles: les nobles sont exemptés, et sous l'Ancien Régime la noblesse est une classe en pleine expansion puisque beaucoup de bourgeois s'anoblissent."[4] A une époque où l'impôt en France est mal vécu par tous, le royaume d'Antangil élimine un système fiscal vécu comme la source de nombreuses inégalités. Le système de l'impôt, considéré comme la source de désordres politiques, est ici nuisible et contradictoire avec l'idéal communautaire puisqu'il individualise et empêche toute égalité.

L'inégalité de l'impôt n'est pas le seul enjeu de ce texte. Comme More un siècle plus tôt, l'auteur s'attaque au problème de la pauvreté: "Je mesmerveille grandement voiant la gueuserie & mendicité qu'on voit par toute l'Europe, & la mauvaise police qu'on observe; Une infinité d'ignorans estimans qu'il seroit impossible de faire qu'il lui eust aucun pauvre, attendu l'inegalité des biens, le mauvais mesnage de beaucoup, & l'avarice & tyrannie des grands" (p. 190). Cette opinion sur la pauvreté et ses raisons confirme une évolution du statut du pauvre, à la fois responsable et victime.

Toutefois, l'auteur qui condamnait l'impôt comme une injustice, finit par instituer, à la fin de son ouvrage, une taxe à but caritatif, institutionnalisant ainsi la charité publique et aménageant un impôt sur les grandes fortunes. La loi de l'homme se mêle à la loi de Dieu pour obliger le riche à se sentir responsable de la pauvreté et de la misère qui l'entourent. Les riches étant responsables des pauvres de leur paroisse sous peine d'être "rigoureusement chastier, comme gens impies & sans charité" (p. 191), un système aussi injuste que l'impôt est réintroduit afin de restituer une "justice sociale" et ainsi de préserver l'équilibre de la société utopique. L'auteur a le sentiment qu'il est nécessaire pour préserver la paix civile de maintenir un écart raisonnable entre les fortunes. Justice sociale et justice individuelle finissent ici par s'opposer ou, peut-être, se compléter.

Mais le pauvre a lui aussi ses responsabilités. S'il est physiquement apte, il se doit de travailler sous peine de galères ou d'être envoyé aux mines: "ausquels lieux on leur apprend à coups de fouets à faire ce que la raison & les remonstrances n'ont peu faire" (p. 192). Cette utopie base sa prospérité et sa tranquillité sur une importance donnée au travail, comme le proclame une volonté de réduire les jours chômés aux fêtes les plus importantes, non pas pour aider l'ouvrier payé à la journée mais afin de ne pas corrompre les moeurs: "l'oisiveté & paresse estans rigoureusement défendues, comme la racine de tout mal" (p. 185).

L'hésitation entre morale bourgeoise et charité chrétienne, hésitation qui n'existe plus chez Campanella dans la Cité du Soleil (1623), est ici un véritable problème qui se pose graduellement, au fur et à mesure de la lecture du texte. Si au début du texte le pauvre est la victime d'un système injuste, il devient dans les pages finales, un individu responsable par sa paresse de son indigence. On se trouve ici à un moment clé de l'établissement d'un individualisme politique connecté à une sécularisation (toute relative) du pouvoir.[5] Le problème ressurgira cinquante ans plus tard avec Veiras, et au début du XVIIIème siècle avec Lesconvel, mais ce sera une vision négative de la pauvreté qui sera présentée, sans véritable hésitation entre une indigence authentique et une paresse coupable.

Le Royaume d'Antangil surmonte le paradoxe d'une morale de l'utile comme source de la vertu et du bien tout en accordant aux pauvres une place dans la société utopique. Le pauvre est une nécessité sociale dans cette utopie reposant sur une hiérarchie de l'argent parce qu'il n'est plus à la charge de la communauté entière mais du riche seul. Dans un monde profondément marqué par des valeurs chrétiennes, le pauvre n'est pas encore totalement vu comme un fainéant inutile qu'il faut mettre au travail. Sa fonction s'explique encore auprès des riches puisqu'il leur permet de faire preuve de charité chrétienne et ainsi d'assurer leur salut. Toutefois, le pauvre, s'il a encore sa place, se trouve de plus en plus marginalisé, mis au ban de la communauté utopique pour éviter qu'il ne trouve dans cette société basée sur le partage mais aussi l'utilité une place qui lui permettrait de vivre sans rien faire et finirait par corrompre ainsi les moeurs de ses concitoyens. On perçoit déjà dans la transformation de l'image du pauvre l'éclosion des valeurs bourgeoises du travail et de l'ordre remplaçant progressivement les valeurs religieuses de charité et d'amour.

Etablissement d'un équilibre social: l'état de justice


 
Le pauvre constitue un problème aussi bien humain que social. Afin de distinguer le vrai pauvre du fainéant, il est nécessaire d'établir une structure de surveillance parce que, fondamentalement, l'équilibre dominant-dominé est précaire. Il devient donc nécessaire d'établir des institutions judiciaires capables de construire un équilibre social cohérant et de prendre en compte le personnage du criminel, personnage inquiétant et dangereux dans une société utopique. En effet, vivant dans un monde qui tend à la perfection, il est difficile de comprendre cet individu profondément corrompu au point d'être incapable d'apprécier une société modèle.

La première remarque que l'on peut faire est que, dans cette utopie, la justice est assurée non pas par un système de lois parfaitement défini qu'un juge n'aurait finalement qu'à faire appliquer mais repose bien plutôt sur la personnalité du magistrat: "La chose à quoi on eut plus d'esgard apres la creation du Roy & des grands Magistrats, fust de faire choix de tous les plus sçavans personnages, tant en Philosophies qu'en jurisprudence, remarquables pour leur sincérité, pieté & intégrité de vie, esloignez d'avarice & amateurs du bien public" (p. 44). Cette conception du droit correspond à l'idée que l'on se fait d'une justice bien rendue: chaque cas est unique et doit donc être considéré dans sa typicité. Nous sommes encore au début du XVIIème siècle et la justice est encore vécue comme personnelle sinon "humaine" et cela même dans son inhumanité. Notons que l'utopie prendra un chemin tout opposé par la suite en cherchant à se dégager de cette idée d'une justice personnelle pour faire reposer son système judiciaire, non pas sur l'arbitraire (au sens positif) d'un homme, mais sur l'invariabilité de textes de lois.

Parlant du risque de corruption des magistrats, le texte émet une échelle des peines qui permet de reconstituer la structure judiciaire de cette utopie:

Outre ces gages ne leur est permis prendre aucun présent, à peine d'estre bannis pour jamais hors du royaume: ou si le mal est grand, aux galeres ou à la potence sans remission, car là il ne se donne aucune grace, ni mesme n'est licite à aucun interceder pour les criminels, de peur que l'iniquité tolérée ne rẽde le meschant plus inveteré en sa malice, le peuple vicieux, & le Prince & la Republique coulpable devãt Dieu, de l'impunité de tels crimes (pp. 48-49).
Une cinquantaine d'années plus tard, l'ordonnance de 1670 prévoira une hiérarchie des châtiments qui ressemble étrangement à ce que l'on vient de lire: la mort, la question avec réserve de preuves, les galères à temps, le fouet, l'amende honorable, le bannissement. Notons pourtant que cette justice est encore hésitante dans les buts qu'elle propose. S'il s'agit de faire régner l'ordre dans la société afin de ne pas rendre "le peuple vicieux," le texte relie justice et pouvoir divin. Le roi et l'Etat sont responsables - socialement et personnellement - devant Dieu de l'ordre public et du châtiment du coupable, responsabilité annonciatrice de la monarchie de droit divin.

Le Royaume d'Antangil n'exclut pas les châtiments corporels. Le fouet et la peine de mort constituent des moyens non pas tant pour transformer l'homme dans son intérieur mais plutôt pour faire réfléchir les autres hommes. Si un individu est condamné à mort, il est "renvoié sur le lieu du délict passant par le milieu de la ville, la corde au col & les fers aux pieds, afin de donner plus de crainte & terreur aux meschans" (p. 53). Cette utopie du XVIIIème siècle envisage le crime comme une faute commise envers l'ensemble de la communauté. Comme le crime en utopie est d'autant plus méprisable qu'il introduit dans la société le désordre, il faut donc que le supplice soit éclatant, que le crime soit exorcisé, que la personne du condamné devienne un exemple en expiant sa faute dans son corps devant tous. En cela, l'ensemble de la communauté participe, ou semble participer, à la justice. L'utopie du XVIIIème siècle, au contraire, va retirer au peuple cette participation pour la conférer uniquement à un système judiciaire.[6]

Pourtant, l'utopie ne châtie pas le corps comme on le faisait au XVIIème siècle mais bien plutôt recherche à corriger la main. Foucault signale que cette transformation aurait lieu au XVIIIème siècle: "à l'expiation qui fait rage sur le corps doit succéder un châtiment qui agisse en profondeur sur le coeur, la pensée, la volonté, les dispositions."[7] Or, cette transformation de la punition à valeur exemplaire existe déjà dans ce texte grâce à relation entre l'éducation et la nature. "Nature quand elle nous forme, ne met pas au commencement les plus vives couleurs, il faut que la nourriture & les preceptes les y appliquent, voir quand ce seroit les esprits les mieux nez, & plus disciplinable" (p. 114). L'éducation par l'exemple d'un corps souffrant devient alors un moyen de former les hommes selon l'esprit de la société. Ce texte participe encore à l'optimisme éducatif de la renaissance tout en se défiant de la nature de l'homme dont l'image négative est sans doute héritée de la tradition judéo-chrétienne. L'homme est corrompu et c'est à la société de le rendre meilleur.

On s'aperçoit aussi que la valeur de la vie humaine est en train d'évoluer. Dans le Royaume d'Antangil, la peine de mort reste possible mais de façon exceptionnelle et "réservée aux seuls juges souverains" (p. 21). En ce sens, l'abolition de la peine de mort et le développement du travail pénal correspondent étrangement avec le développement de l'économie marchande. Comme pour Thomas More, la peine de mort, en dehors de tout argument moral ou humain, devient inutile et même nuisible parce que tuer un homme c'est finalement se priver d'une source importante de travail. Le travail de la mine et de la galère permet de se passer de la peine de mort pour plusieurs raisons.

D'abord, ces deux punitions possèdent un caractère symbolique antinaturel adapté au crime contre la société. Le travail de la mine a pour but d'extraire des entrailles de la terre un produit nécessaire certes mais s'opposant au travail de l'agriculture. En effet, tout produit agricole est vécu, au moins en utopie, comme le résultat d'un travail en harmonie avec la nature et donc réservé à l'élite, au citoyen vertueux. L'agriculture est un travail naturel qui s'oppose directement au travail de la mine, travail qu'il est normal alors de réserver à des hommes qui se sont attaqués à la nature.[8] Le travail de la galère est lui aussi antinaturel dans la mesure où on se méfie de la mer et de ses dangers.

Ensuite, le travail de la mine permet de châtier le coupable de manière beaucoup plus cruelle. Comme le souligne Michel Foucault "la douleur de l'esclavage est pour le condamné divisée en autant de parcelles qui lui restent d'instants à vivre."[9] Alors, le supplice du travail est beaucoup plus effrayant que la simple peine de mort puisque constamment renouvelé. De plus, le supplice devient une peine économiquement idéale, permettant au condamné de racheter sa faute et à la société de bénéficier du travail supposé réparer le mal commis. Aussi voit-on une importance de plus en plus grande donnée à cette forme d'"esclavage", institutionnalisé et légitimé, que constituent les travaux forcés.[10]

Enfin, le travail de la mine et de la galère représente une forme de mort sociale comme le peut être l'esclavage.[11] L'individu se trouvant isolé du reste de l'humanité, son existence est alors limitée à un monde sous contrôle, l'Etat à travers ses tortionnaires se chargeant de raisonner pour le condamné. Notons aussi que le monde de la galère ou de la mine se trouve relégué aux marges du territoire,[12] dans cet univers qui, s'il appartient encore géographiquement à l'utopie, se trouve extérieur à la société utopique.

L'incompatibilité de la justice et du bonheur


 
Alors, peut-on vivre libre et vivre heureux? Quand More se plaçait dans une morale utilitariste qui prenait en compte le bien être de toute une population plutôt que le droit à la liberté ou quand Campanella refusera toute forme de servitude, préférant voir tous les hommes vivre libre - sous l'empire absolu des lois! - ou mourir, le Royaume d'Antangil adopte une position intermédiaire. Tous les hommes sont libres par nature mais certains refusent cette liberté en commettant des crimes contre les lois de la société utopique. Donc ces hommes se rendent "esclaves" des autres selon leur bon vouloir: ils sont malheureux parce qu'ils ont choisi de l'être. En cela, ce texte résout le problème des passions, moteur des actions humaines, en établissant un système éducatif et répressif en harmonie avec les buts sociopolitiques de la société utopique.

Pourtant, si l'on considère les travaux forcés comme une forme d'esclavage, l'utopie d'Antangil fonctionne sur une aporie. En effet, s'il y a une volonté de rendre le monde meilleur, il existe aussi une nécessité d'avoir des êtres mauvais afin de fournir une force de travail nécessaire à la bonne marche de la société utopique. En fait, la société d'Antangil se nourrit d'un certain fatalisme humain. Tous les hommes ne naissent pas bons. Il existe certains hommes dangereux, vicieux, paresseux. Il est donc nécessaire d'avoir un système esclavagiste, dans ce cas pénitentiaire. Il faut trouver une place pour ces hommes, place qui puisse préserver la société de leur influence néfaste et, concurremment, puisse faire bénéficier l'ensemble de la communauté de leur condamnation. En cela, cette utopie établit un nouveau modèle. Au paradigme de la destruction du corps du condamné, exemple vivant du crime, se substitue un nouveau paradigme: séparation du condamné de l'espace social utopique proprement dit, réparation des dommages causés par le travail, réhabilitation par la souffrance et, si possible, réinsertion de l'individu soulagé de son crime dans la société utopique.

Ce royaume de justice est en situation de déséquilibre social. En effet, le texte n'est pas aussi clair qu'il veut bien le dire. On découvre très rapidement que cette classe de citoyens moralement ineptes à la vie en utopie constitue un réservoir humain nécessaire à la bonne marche de la société utopique. Parallèlement aux deux extrêmes que constituent dans la hiérarchie des châtiments le fouet et la peine de mort, il existe aussi une hiérarchie des peines qui permet de construire une nouvelle classe d'hommes et de femmes. En effet, certains peuvent être envoyés aux galères ou aux mines, deux lieux de souffrances et de peines mais aussi deux lieux nécessaires à la structure militaire (les galères pour la garde du golfe) et économique (les mines) de l'utopie. Donc, le contrat qui existe (si on peut parler ici de contrat) est basé sur une notion d'utilité qui finalement remet en cause le bien-fondé du système juridique. On rejoint ici le problème signalé par André Zysberg concernant le système des galères sous Louis XIV où l'individu subit une peine par rapport à sa capacité de travail plutôt que par rapport à son crime, et cela contre toute décision de justice.[13]

Les hommes mauvais envoyés aux mines ou aux galères semblent une fatalité sociale. Cependant, l'auteur du Royaume d'Antangil voit une conséquence morale avant une nécessité économique, oubliant ici le besoin d'une classe d'esclaves. Ce discours vicieux rappelle étrangement le discours esclavagiste du XVIIIème et du XIXème siècles. En effet, dans tous systèmes qui "privilégie" l'esclavage, il existe une argumentation fallacieuse pour prouver l'inévitabilité de la chose. Ayant besoin d'esclaves, l'auteur de cette utopie préfère montrer la nécessité de priver certains hommes de leurs droits et donc l'obligation de les envoyer aux mines ou galères plutôt que l'inverse, c'est-à-dire la nécessité des esclaves pour les mines ou pour les galères (la nécessité des mines pour les condamnés et non pas la nécessité des condamnés pour les mines). En bref, il n'y a pas d'autre solution que de rendre ces hommes esclaves.

Conclusion


 
Progressivement, devant la montée du paupérisme et du vagabondage provoquée par les crises économiques et sociales du XVIème et du XVIIème siècles, l'autorité centrale va criminaliser de plus en plus certaines déviations qui étaient tolérables jusque-là. La politique judiciaire de la France va accentuer la répression sur le vol en "sacralis[a]nt, dans l'ordre, la propriété, le sens du travail, la bonne réputation."[14] Ce même courant se retrouve en utopie, à l'exception de la propriété, pendant tout le XVIIème et le XVIIIème siècles: ordre, propreté, travail, bonne réputation, tous ces éléments se retrouvent comme le sommet de la beauté et de la bonté d'une société. Une société heureuse est une société dans laquelle l'ordre et la vertu, les bonnes moeurs et le travail quotidien sont honorés au même titre que Dieu lui-même.

Quand la vague de la contre-réforme témoigne du souci de soulager les pauvres gens, de les humaniser, de les moraliser, de leur donner les bonnes habitudes de la religion et du travail, c'est dans cette optique que se place le système des galères ou des travaux forcés et le nouvel ordre social mis en place par la monarchie. Influencée par la pensée bourgeoise, l'image du pauvre n'est plus celle du Christ et le criminel est de moins en moins l'image du diable. Le criminel est un être qui a quitté le monde de la morale et qui doit être rééduqué afin de réintégrer la société.

Il faut penser que ce qui importe dans certaines utopies n'est pas la notion de droit mais celle de bonheur. Il faut considérer en utopie que le condamné ou l'esclave est finalement heureux dans sa condition servile. Il participe au bonheur général et l'utilité de son travail doit suffire à lui assurer la félicité suprême. Alors, l'esclavage devient une structure acceptable dans un monde où il n'existe un droit que pour le maître. Le condamné est un homme qui perd, pour un moment ou pour sa vie, son statut de citoyen pour servir contre son gré une société qui le force à remplir des tâches au nom d'une morale qui peut toujours être remise en question. Comme l'esclave, le condamné perd ses droits tout en appartenant au domaine du droit. Pourtant la question de la légitimité de l'esclavage n'est pas au coeur du débat utopique au début du XVIIème siècle. Ce qui importe plutôt à l'utopie, est de résoudre un problème d'équilibre politique afin de trouver un bonheur simple et la paix intérieure.

Comme le signale Michel Faucheux, "Le bonheur va apparaître de plus en plus lié à un nouveau projet: il ne s'agit pas, pour faire descendre le ciel sur la terre, de changer le monde, il s'agit aussi de changer l'homme, de forger, à l'instar de Dieu ou des dieux, un homme nouveau."[15] Grâce à la raison, à la science, au progrès, l'homme nouveau crée une société basée sur le bien-être et la prospérité. Mais ce bonheur a un prix et il faut affirmer que toute société utopique repose sur un équilibre qui n'est pas forcément un optimum de justice et que l'équité sociale se fait souvent au détriment des droits de l'individu.


    1. Nous nous servirons ici de l'édition appartenant à la Bibliothèque Nationale de France, Histoire du grand et admirable royaume d'Antangil, Incogneu jusques à present à tous les Historiens & Cosmographes: composé de six vingts Provinces tres-belles & tres-fertiles. Avec la description d'icelui, & de sa police nom-pareille, tant civile que militaire. De l'instruction de la jeunesse. Et de la religion. Par I. D. M. G. T. à Saumen par Thomas P. Maire, 1616. L'auteur de cette utopie nous est encore inconnu. Nicholaas Van Wijngaarden attribue cet ouvrage à un ministre protestant à Saumur, Joachim du Moulin  (N. Van Wijngaarden, Les Odyssées philosophiques en France entre 1616 et 1789(Harlem: Vijlbrief, 1932)); Alexandre Cioranescu pense que l'auteur serait plutôt Jean de Moncy, maître d'école à Tiel: A. Cioranescu, "Le Royaume d'Antangil et son auteur, " Studi francesi 28 (1963): 17-25.return to text

    2. Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, 2nd ed. (Bruxelles: Edition de l'université de Bruxelles, 1979), 90-91. return to text

    3. Pourtant, le roi de cette utopie se trouve au centre d'une propagande qui annonce déjà le règne de Louis XIV. Entouré de luxe et d'honneurs, le prince de cette utopie, symbole de l'unité politique, a les avantages du pouvoir sans en avoir les privilèges, indiquant l'ambiguïté de la situation politique décrite ici. return to text

    4. René Téboul, Histoire de la pensée économique (Aix-en-Provence: Librairie de l'Université, 1993), 1:66.return to text

    5. B.Consarelli, "Histoire du grand et admirable royaume d'Antangil, " in Dictionary of Literary Utopias, eds. Vita Fortunati et Raymond Trousson (Paris: Champion, 2000).return to text

    6. Cette professionnalisation de la justice voit disparaître le peuple comme acteur ou spectateur du système pénal. La valeur d'exemple n'existe plus. L'horreur du supplice qui rendait sensible à tous "sur le corps du criminel, la présence déchaînée du souverain" (Michel Foucault, Surveiller et punir (Paris: Gallimard, 1975), 53), perd sa valeur théâtrale. Le supplice "dans l'intimité" réduit le cérémonial pénal à sa simple fonction punitive. return to text

    7. Foucault, 22.return to text

    8. Il est intéressant de constater que l'auteur du Royaume d'Antangil considère déjà le travail de la mine et de la galère comme un travail dans une perspective de production de masse: un travail déjà prolétarisé que vient confirmer toute la structure éducative de la société. return to text

    9. Foucault, 97.return to text

    10. Alain Testart définit l'esclave selon deux critères: "l'esclave est un dépendant: 1) dont le statut (juridique) est marqué par l'exclusion d'une dimension considérée comme fondamentale par la société. 2) et dont on peut, d'une façon ou d'une autre, tirer profit." On peut donc considérer dans ce cas, le condamné de cette utopie comme un esclave. Alain Testard, L'esclave: La dette et le pouvoir (Paris: Errance, 2001), 25.return to text

    11. Voir à ce sujet, Orlando Patterson, Slavery and Social Death (Cambridge, MA: Harvard University Press, 1982).return to text

    12. Comme pour le galérien dont le travail se trouve à l'extérieur de l'utopie, au large ou dans les ports, confins de l'utopie, le forçat de la mine est lui aussi à l'extérieur et cela doublement. Installé dans les profondeurs de la terre et placé dans les montagnes qui se trouvent toujours aux frontières de l'utopie, le forçat est doublement isolé, dépend de l'utopie sans y appartenir. return to text

    13. André Zysberg, Les Galériens (Paris: Seuil, 1987) note que certains galériens se trouvaient libérés au bout de deux ou trois années alors que leur peine devait s'étendre à plus dix ans parce que ces hommes étaient inutiles sinon nuisible au bon fonctionnement de la galère. Par contre, d'autres hommes, condamnés à des peines de courte durée mais de bonne constitution physique, voyaient leur peine s'allonger au mépris de toute justice.return to text

    14. Benoît Garnot, Crime et justice aux XVIIe et XVIIIe siècles (Paris: Imago, 2000), 61.return to text

    15. Michel Faucheux, Histoire du bonheur (Paris: Philippe Lebaud, 2001), 112.return to text