Penser le quartier de Barbès à partir de ses vécus: Positionnement d’une chercheuse et coécriture avec Lamine Tandian, habitant et ami.
Skip other details (including permanent urls, DOI, citation information)
This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License. Please contact : [email protected] to use this work in a way not covered by the license.
For more information, read Michigan Publishing's access and usage policy.
La Goutte d’Or: entrer, sortir.
Elsa. La Goutte d’Or s’étale entre la rue Myrha, la rue des Gardes, la rue de la Goutte d’Or et la rue Stephenson. C’est comme ça que je délimiterais le quartier sur Google Maps. Pour moi, rue Doudeauville c’est déjà Château Rouge, tandis qu’aux deux extrémités de la rue Stephenson, on est soit presque à la Chapelle, soit presque à Marx Dormoy. Quand Lamine me donne un rendez-vous par message, on mélange souvent les indicateurs spatiaux: "j’arrive à Barbès" ou "j’arrive au tieks" peut désigner le fait d’arriver en métro, en voiture, ou d’être à pied, tout proche, mais pas exactement là. "Je suis DLS" (devant le square) est une information qui me fait toujours hésiter entre les trois rues bordant le square Léon. Souvent, nos échanges finissent par un “descends je suis en bas,” qui n’est jamais très clair ni efficace, et que je comprends comme "dans cinq minutes on se retrouve au croisement de la rue Polonceau et de la rue des Gardes, celui avec le dos d’âne que toutes les voitures se mangent, à l’angle du square Léon, entre les portes de nos bâtiments respectifs." Alors très souvent, il faut s’appeler au téléphone: "mais tu fous quoi là? Je suis là moi, toi t’es où?" et rester en ligne jusqu’à ce que nos regards se croisent, "ah c’est bon je te vois." Lui comme moi repoussons jusqu’à la dernière seconde le moment où il faudra sortir dehors, saluer tout le monde, croiser les regards inquiets des quelques touristes perdus dans leur pèlerinage vers le Sacré-Cœur, laisser passer les voitures de police, les CRS (Compagnies Républicaines de Sécurité), la BAC (Brigade Anti-Criminalité) et parfois les Stups déboulant dans les petites rues sinueuses du quartier. C’est comme si nous n’étions jamais vraiment totalement prêts à effectuer ces gestes quotidiens, souvent identiques, mais qui, répétés chaque jour, ancrent notre présence dans l’espace et dans la micro-histoire du quartier. Lamine vit ici depuis sa naissance, près de la cité des Barges qu’Émile Zola décrivait "maison vaste comme une petite ville," moi, j’y suis depuis trois mois.[1] Ça faisait cinq ans que j’habitais à Marx Dormoy, presque dix ans que je fréquentais le quartier de La Chapelle (ma sœur et mon frère y habitaient) mais contrairement à d’autres personnes du quartier, des membres d’association surtout, lui et moi on ne s’était jamais rencontré avant. J’amorce ici, un récit intime, personnel, dans une tentative proche de celle d’Abdelhafid Khatib qui en 1958, expérimente la "psychogéographie," en partant "à la dérive" dans le quartier des Halles pour y décrire ses "ambiances," avant d’être la cible de violence policière et du couvre-feu imposés aux Algériens de France, et à ceci près que ma méthode est moins rigoureuse, plus soumise à mon rapport affectif aux individus peuplant l’espace ici étudié, et qu’elle ne vise pas à le repenser malgré le fait que certaines interventions directes ont été expérimentées en surface et de manière spontanée.[2]
Lorsqu’en août je comprends que mon retour pour le semestre d’automne à USC est compromis par la crise sanitaire aux États-Unis et que je reçois les clés d’un petit studio au 17 rue Polonceau, je suis contente de retrouver le 18ème, la Chapelle et Marx Dormoy que je connais comme ma poche. C’est ici que je suis arrivée après mon bac obtenu à l’Île de la Réunion, c’est ici que j’ai étudié, ici où j’ai joué au basket sous le métro de Stalingrad et commencé la boxe dans un dojo à Crimée, et c’est là où je me suis faite mes premier.ère.s ami.e.s de ma vie d’adulte. "Ne faites pas attention à la voisine, quand elle cuisine ça sent super fort et elle ne respecte rien," c’est ce que me dit le proprio, un jeune actif plutôt sympathique aux premiers abords. Ma voisine c’est Nedjma, elle porte le foulard, elle me demande souvent si je veux me marier, elle me regarde par sa fenêtre quand je fais du sport au square Léon et elle commente parfois le bordel dans mon studio. Moi je lui écris des attestations de sortie pendant le confinement, je l’aide comme je peux avec tout ce qui touche à internet et à l’administratif et je l’écoute en cachette quand elle fait ses gammes de chant en marocain. Depuis le départ des habitants du deuxième étage, Nedjma est la seule habitante de mon immeuble qui ne parle pas français totalement couramment, sûrement aussi la dernière à être logée au noir, sans assurance.
Lamine. J’ai rencontré Elsa un après-midi de semaine, je crois. J’étais posé avec un pote autour du square. Mon pote lui avait l’habitude d’y être H24, de jour comme de nuit, dès l’ouverture du square. C’était un "bicraveur" mais qui avait commencé à se ranger. C’est un super ami à moi, depuis le début du collège. Même si on a choisi des chemins différents. On a tous les deux étés dans le même collège de ZEP (Zone d’Éducation Prioritaire) et à la fin du collège on savait que nos chemins dans le système éducatif étaient plus ou moins déjà tracés. Il avait commencé à travailler de nuit, mais on continuait de se poser au même endroit. Le square. Un peu comme le cœur du quartier. Moi, j’y suis un peu moins souvent parce que j’ai habituellement cours (en Master Gestion des Organisations) mais durant cette période on était en pleine pandémie, et je ne faisais rien de mes journées non plus donc je les passais avec mes potes avec qui j’ai grandi.
Elle est passée sur le trottoir d’en face. Mon pote m’a dit "va la voir, elle je la sens. T’inquiète c’est du sûr." Quand je la vois, Elsa, je sais que c’est un visage atypique. Un visage qu’on a pas l’habitude de voir par ici. Je me dis qu’il faut que j’adoucisse mon visage et même un peu ma voix histoire de ne pas l’effrayer. Le genre de filles comme elle ont souvent des aprioris sur les mecs comme moi, surtout dans ce quartier. A tort ou à raison parfois. Mais bizarrement quand j’ai engagé la discussion, elle ne semblait pas effrayée. Elle avait l’air saoulée, elle m’a dit être fatiguée, avoir mal à la tête. Je l’ai accompagnée acheter des ustensiles de cuisine dans un bazar sur la rue Marcadet et on a discuté. Je lui ai rapidement dit que je faisais également des études afin d’ôter les potentiels préjugés qu’elle aurait à mon encontre. Malgré le fait qu’elle était fatiguée, la discussion s’est bien tissée et on a fait le trajet sans avoir de moment gênant. En revenant, elle a pris son chemin et je suis remonté voir mon pote. Vu le temps que j’avais passé avec elle, il avait su qu’elle avait « coopéré » comme on dit. Il m’a tcheké tout en me disant : "Alors, je t’avais dit que c’était du sûr, non?"
Elsa. Trois mois que je suis ici, rue Polonceau, et un peu moins de trois mois que je n’ai pas rechargé mon Passe Navigo à 75 euros 20 le mois. Avec les cours en ligne, les confinements successifs et le couvre-feu imposé, les longues sorties dans Paris se font rares. J’ai réalisé que je pouvais faire des économies en marchant et en prenant le métro seulement pour les grandes occasions. Mais très vite, les tickets de métro m’ont semblé être beaucoup trop chers, bien qu'achetés en carnet de dix cela revient à 1 euros 69 l’unité. Ce qui m'énerve dans cette affaire, c’est que j’ai connu l’époque où le ticket coûtait vingt centimes de moins, et que je ne comprends rien à leurs histoires de zones pour le Passe Navigo, c’est pas du tout avantageux. Alors, par protestation, ou par habitude peut-être, je saute le tourniquet en me cognant les genoux sur les épais cylindres en fer.
La première fois que j’ai fait ce geste, je m’en souviens encore, j’avais huit ans, je prenais le RER D avec mes parents et leurs amis pour me rendre à la manif contre le passage de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour des élections présidentielles en 2002. On allait rater le RER, le distributeur de titre de transport devait être en panne, on est tous passés n’importe comment à travers les tourniquets. Dans mes souvenirs, ce geste est lié à un vécu de banlieusarde, à une manière d’être reliée à la capitale, d’entrer dans un monde écrasant. Une fois le tourniquet passé, l’espace de transit du réseau RATP, sa fluidité et son rythme nous envahissent comme un courant chaud empli de néons blafards, d’échos de la mécanique, des passages du train sur les rails, de graffitis, de fresques peintes à la bombe et des dégaines des passants toutes aussi différentes les unes que les autres. Entre les piercings des fans de rock, les baggies des fans de hip-hop, je me rappelle un jour avoir vu un jeune monter avec son rat blanc lové dans le creux du coup, tout comme je me souviens de tous les objets oubliés sur les sièges recouverts d’une moquette rabougrie. Il y a aussi eu cette fois où ma mère m’a emmené au Louvre pour la première fois. J’ai beau creuser dans mes souvenirs, je crois n’avoir rien retenu de la couleur des tableaux, si ce n’est qu’il y avait des teintes très variées de verts foncés, des visages roses, jaunes, blancs et des fruits figés dans le temps. Cependant, je me rappelle nettement de ce geste, vu à la gare de RER, les deux mains bien à plat contre les bornes, les jambes projetées vers l’avant, avec le risque de se prendre les pieds dans les cylindres. J’avais déjà conscience que ce mouvement appartenait à des mecs en survêtement, qui parlaient fort, couraient vite, qui riaient souvent, car c’était bien souvent ce type de personne qui le réalisaient à la perfection et que j’essayais d’imiter. Moi j’étais fière d’être implicitement autorisée à le reproduire, lorsque j’ai eu l’âge de prendre le RER seule, et que le risque de le rater me donnait une raison légitime de me l’approprier. L’essentiel étant que je sois rentrée saine et sauve à la fin de la journée, je ne serais ni applaudie, ni punie par mes parents pour avoir grugé. De cette première manif à mes huit ans, perchée sur les épaules de mon père, entre les pancartes satiriques et antiracistes, cette manif où on avait croisé un cortège pour le vote blanc, de mon premier vrai moment de politique, c’est ce geste, le plus transgressif, le plus illégitime, dont je me souviens. De cette journée initiatique au Louvre c’est la beauté des corps en suspens au-dessus des tourniquets, la fugacité de ce mouvement et l’intensité de son élan dont je me souviens le plus.
Lamine. Déjà à Barbès la plupart du temps, la portière du métro qui est vers le Foot Locker est toujours cassée. C’est-à-dire que même lorsqu’ils la réparent, on attend trois jours et elle est cassée. Lorsqu’elle n’est pas cassée, je vais du côté de l’entrée du marché, à côté de la place des voleurs, je pose mes deux mains sur les bornes, je saute les tourniquets, ou deuxième technique, je mets ma main devant le détecteur de présence des portes de sorties pour qu’elles s’ouvrent.
Elsa. Puis la prune est tombée. Avec Lamine, on a élaboré un personnage sur mesure pour tromper les contrôleurs : je dois me la jouer Babtou fragile, essayer de pleurer, leur montrer que je n’ai pas l’habitude de gruger le métro et que l’idée de payer une amende m’inquiète. Lamine a même écrit un script : "quand tu vois qu’ils te mettent l’amende tu leur dit ‘pour de vrai, vous allez me la mettre?’ avec un air perdu et un petit sourire gêné et normalement ils vont avoir pitié de toi, ils vont te laisser partir." Tous les deux, on est d’accord pour dire que les contrôleurs ne lâchent pas un Blanc sans titre de transport car en principe, les Blancs discuteraient moins au moment de payer, ils accepteraient mieux le contrat social implicite des transports publics. Une manière d’être blanche dans les transports, qui se résumerait un peu à ce qu’a dit mon cousin Niko, un Franco-Serbe, quand je lui racontais que je m’étais prise une prune: "après, tu dois la payer aussi si tu crois au principe des transports publics. Ils bénéficient à tous, ils sont écologiques, leur donner de l’argent c’est aussi contribuer à leur maintien." Moi je pense que la stratégie de Lamine ne marcherait jamais avec moi, car je suis incapable de faire couler des larmes blanches à la demande et que j’ai toujours eu énormément de mal à gérer les interpellations sans que celles-ci ne se transforment en échange d’invectives et de menaces. Et à Niko, je lui répondrai que l’usager n’a aucune garantie que les bénéfices engendrés par la RATP soient reversés dans la création et l’amélioration de la protection des emplois, à la maintenance, au nettoyage, et à la performance énergétique et à l’amélioration de l’empreinte écologique des lignes. Dans les faits, il semblerait que les projets de la RATP soient le développement du Grand Paris, ou comment relier le plus de travailleurs possibles au centre, à la capitale et au capital, là où résideront alors les touristes et ceux encore assez riches pour s’y loger. [3]
Pénétrer l’espace public par le biais des transports dont l’enveloppe commune et la mobilité en font la caractéristique, c’est se confronter aux notions de places, de distances et de regards dans la société. Quand je sors dans les rues de Paris, j’ai tendance à mélanger la majorité d’hommes que je croise avec la minorité d’individus en uniformes exerçant leur autorité sur nous tous. Tous me regardent, tous me parlent, tous me fatiguent, je les emmerde tous. D’ailleurs, ce n’est souvent que lorsqu’un Sans-pap’, un SDF (sans domicile fixe), ou un homme non-blanc se fait violemment interpellé que je prends conscience de l’insécurité qui plane aussi sur ces hommes-là, dans les transports, dans la rue. Lors de ces moments de pure violence, je me lève, je m’approche, je m’interpose, je sors des punchlines, j’interviens comme je peux en repoussant le plus possible les limites de mon privilège de femme blanche cis et valide. En faisant corps avec ce privilège pour tenter de l’utiliser contre lui-même, contre ceux qui me ressemblent en apparence et exercent leur autorité de corps conforme à la norme contre les autres corps. Il y a quelques années, c’est une femme trans qui s’est vue être la cible d’un groupe d’hommes en costard, mallette, sur la ligne 13 en direction Gare Saint-Lazare. Les hommes l’avaient remarquée alors qu’elle discutait avec son amie qui avait fini par quitter la rame à place de Clichy. Il faut dire qu’elle était très belle. Face aux rires et aux regards insistants, ma voisine s’était protégée avec de la musique dans ses écouteurs, elle dansait de la tête face aux hommes moqueurs et au reste de la rame silencieuse. Moi qui sortais de deux heures de surveillance dans la permanence d’un collège, j’avais alors pris à partie les hommes comme s’ils avaient 11 ans, "vous là, vous voulez mes lunettes ou quoi? Vous n’avez jamais vu de femme? Oui, oui, vous là, je parle bien de vous" (eux feignant la surprise, moi les montrant du doigt). Puis on était sorties, ma voisine et moi, avec un sentiment de solidarité partagé entre nous, malgré la colère. Enfin ça c’était avant, quand j’avais le Passe Navigo. Avant la gestion de la crise sanitaire par le Gouvernement d’Emmanuel Macron, et la sinistre période de contrôles exacerbés qu’elle a engendrée.
Aujourd’hui, révoltée par le prix du ticket qui n’est même pas fixé par les usagers, soucieuse d’éviter le stress que représente un contrôle dans le métro, je ne prends plus les transports, donc je ne sors plus beaucoup du quartier de la Goutte d’Or. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Lors de ma dernière tentative – j’aillais à un rendez-vous médical – la dame du guichet insiste pour me vendre une carte à tickets électroniques rechargeable, non nominative. Je lui réponds que j’aimerais acheter le carnet de dix tickets cartonnés car – mais ça je ne lui dis pas – c’est plus facile de gruger avec ces tickets-là. [4] On peut faire croire qu’ils sont démagnétisés ou qu’on s’est perdu dans le métro quand on a dépassé l’heure de validité. On peut en donner, et on peut aussi ne pas les valider, ce qui fait tomber l’amende à 30 euros au lieu de 50 euros. C’est mieux que rien, mais elle ne semble pas m’entendre. Au bout d’un débat pénible sur quel serait le meilleur support pour les titres de transport, et avec un air pincé, l’employée finit par céder à ma demande, et lance l’impression de mon carnet de tickets en déclarant le fond de sa pensée: "de toute façon ces tickets-là sont voués à disparaître." Je repense aux tickets violets de mon enfance. Je place soigneusement le carnet chaudement sorti de l’imprimante dans ma sacoche, de façon à ce qu’ils ne se frottent ni à mon passeport, ni à ma carte bleue. J’en ai utilisé cinq depuis.
Penser et se penser dans l’espace.
Elsa. Alors comment penser à la ville de Paris et les charges historiques et politiques qui la traversent et la saturent? Comment le faire quand on n’a ni les diplômes adéquats, ni l’expérience d’une chercheuse de terrain? On commence par revoir ses outils. J’ai ma peau blanche, mon apparence parfois très féminine, parfois plus ambigüe, mon attitude vagabonde, des phrases brutes dans la bouche que j’ai du mal à lisser. J’ai ce corps qui me permet de naviguer dans l'espace en produisant des phénomènes singuliers, en découpant l’espace en fragment de "texte urbain" et ce à travers la "mouvance opaque et aveugle de la ville habitée" telle que décrite par Michel de Certeau, à ceci près que mon attention n’est pas d’anonymiser cette mouvance, mais bien d’en montrer les fractures, en singularisant au possible mon rapport à l’espace ainsi que ma relation à Lamine, avec qui je formule et partage la plupart des critiques ici énoncées. [5] Et il y a ces quelques rues de la Goutte d’Or avec tous ceux qui y passent, s’y perdent, s’y installent, s’en échappent. Je tente de regarder la vie dans ces rues comme des lignes d’orientations, des trajectoires. En guise de notes, je trace mes propres lignes d'écriture, je creuse dans mes souvenirs, dans mes pensées, pour mieux comprendre ma façon d’habiter la ville, une façon qui n’est d’ailleurs, pas nécessairement individuelle. [6]
La ville, je n’y ai pas toujours vécu. Après plus de quarante ans de vie banlieusarde, mon père fonctionnaire a bénéficié du système soutenant le post-empire colonial français. J’ai fait mon collège et mon lycée dans une petite commune de l’Île de la Réunion, dans un espace où le colorisme est on ne peut plus criant, où la négrophobie et le tabou du racisme, de l’esclavage et de la colonisation règnent. Alors, à force de naviguer dans des espaces liminaires à la France, la vraie, dans ces espaces rebus, rebords, face à l’envers du décor, et peut-être qu’en grossissant les biais qui m’enveloppent, mon vécu pourrait servir comme un point d’entrée vers le réel parmi d’autres. En utilisant l’exposition à la critique et la vulnérabilité comme un outil, je tente de défaire les biais conférés par ma blanchité, mon identification de genre, mon confort de classe moyenne et de valide, de façon à ce que les scènes dont je suis témoin et que parfois je provoque disent quelque chose qui ne parlerait pas qu’à moi. Écrire confinée à la Goutte d’Or, ancrer ma recherche dans son présent, son anatomie, son vivant, c’est un moyen de comprendre la peau de cet espace urbain, au sens de la philosophe Sara Ahmed. [7] Nous avons fait le choix d’un texte polyphonique, entre la voix d’un habitant au sens sensible du terme, celle d’une chercheuse, critique avant tout, mais aussi, entre les voix de nos proches, des passants, des policiers qui eux aussi, passent dans l’espace, et le « phrasé» de la ville elle-même, que nous tâchons de comprendre. [8] Car ces quelques rues pavées situées au cœur du futur Grand Paris constituent un espace où tous les conflits des dernières années semblent se jouer et se rejouer chaque jour.
Moi, ça ne fait que quelques mois que je suis là, je n’ai pas pu observer les changements majeurs de la rue Myrha, même si je les imagine similaires à ceux de la rue Pajol, dont l’ancienne esplanade était devenue un haut lieu du crack à Paris avant d’être aujourd’hui, un espace animé par une grande terrasse de café branché, un gymnase, une auberge de jeunesse, et une épicerie américaine. Le quartier de la Goutte d’Or, pourtant si petit, porte des cicatrices nationales. C’est une visite au quartier qui inspire à Jacques Chirac, alors président du Rassemblement pour la République, son sinistre discours du 19 juin 1991 à Orléans portant sur "le bruit et l’odeur" des familles de migrants, discours dont on oublie souvent qu’il se poursuit par une rhétorique typiquement franco-raciste, et digne de notre intérêt uniquement dans le sens où elle se réfère à une certaine façon de ressentir l’espace, d’être présent dans l’espace, une certaine approche phénoménologique et raciste de l’espace, que nous aimerions contrecarrer: "si vous y étiez, vous auriez la même réaction, et ce n’est pas être raciste que de dire cela" déclarait ensuite Jacques Chirac. [9]Le secteur Barbès Sud-Goutte d’Or – telle que le nomine la police – fait également parti depuis 2019 de la deuxième vague des Quartiers de Reconquête Républicaine, dispositif remplaçant les Zones de Sécurité Prioritaires mises en place par François Hollande, et dont le nombre devrait avoisiner les soixante à la fin du mandat d’Emmanuel Macron. [10] Décriés pour leurs inefficacités, ces dispositifs permettent une augmentation des moyens et des effectifs dans des zones ciblés, sans que les techniques d’interpellation et de contrôle ne soient repensées. [11]Ce dispositif fait en sorte que dans ma rue, je peux compter comment une voiture qui passe sur deux, si ce n’est pas parfois deux sur trois une fois la nuit tombée, est remplie de fonctionnaires de police. Et c’est aussi ce qui fait que lorsque j’entends le moteur suffoquant d’une voiture déboulant à fond sur la rue de Goutte d’Or, jusqu’au croisement avec la rue des Gardes où le panneau stop est quasiment invisible et où une petite fontaine a été repeinte en rouge, je sais déjà qu’il s’agit d’une voiture de police, car seuls ses conducteurs se permettraient de rouler ainsi dans une rue minée par des caméras de surveillance. Dans sa thèse de géographie sur sur la stigmatisation par l’espace, le chercheur Chakib Khelifi montre comment l’aménagement des quartiers prioritaires est aussi pensé comme un dispositif de contrôle : les quartiers prioritaires de la villes sont conçus non pas comme des espaces ouverts et visitables par tous (entendre ici, tous les citoyens) mais sont fait de façon à ce que les jeunes n'en sortent pas. [12]
Lamine. C’est n’est pas à l’école que j’ai entendu parler d’Émile Zola, mais c’est un mec du quartier qui m’a parlé de la place de l’Assommoir. Après, moi, j’ai fait comme si j’étais au courant quand il m’a dit qu’un grand écrivain parlait de cette place. Tout ce qui est blanchiment de l’histoire coloniale, comme par exemple, le remplacement des soldats sénégalais par des soldats français lors du débarquement, le massacre de Thiaroye, la police spéciale BNA (Brigade Nord Africaine) de la préfecture de police de Paris, le fait que Napoléon était proche de l’islam, les viols perpétrés par Christophe Colomb, je l’ai appris par moi-même, en vérifiant bien mes sources, et je fais en sorte que mes petits frères soient au courant, en remplaçant les soirées Playstation et télé par des soirées documentaires.
Elsa. À contre-courant d’un tourisme du sensationnel, ou d’un certain voyeurisme médiatique, les histoires nonconventionnelles et les formes intimes que j’expose ici tentent de raconter ce monde de post-colonisé déjà recolonisé, compressé par l’omniprésence policière. Ici, il ne sera pas question de vanter la richesse de l’impressionnante diaspora d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest du quartier de Château Rouge, ni de faire l’éloge de la musique de l’Orchestre National de Barbès. Je ne décrirais pas non plus comment des jeunes mineur.e.s isolé.e.s marocain.e.s survivent grâce au vol, à la générosité du voisinage, et à l'annihilation des stupéfiants. Moins que de localiser et identifier les points chauds, ni même les figures importantes du quartier, il s’agit de comprendre et de défaire les tensions invisibles qui le traversent, la façon dont la blanchité et la masculinité du pouvoir se prolongent ou se heurtent à l’épaisseur du lieu. Comme par exemple cette fois où, circulant à plusieurs reprises dans rue Caplat où Lamine et moi connaissons la plupart des commerçants, accompagnée d’une amie proche, kabyle et arabophone, cette dernière nous a confié comment, certains de nos voisins de quartier avaient commenté, à voix basses et en arabe, la composition du duo formé d’une femme kabyle et d’un homme noir, et l’avait regardée elle, de façon à lui transmette une forme de honte. Aussi, ce sont ces habitués qui un soir, tombent en groupe sur un homme qui m’appelait "salope" et proposait de "me baiser moi, ma mère et ma grand-mère" car j’avais refusé de lui répondre. Alors que je pressais le pas sur le boulevard pour mettre de la distance entre cet homme et moi, et que je lui faisais un doigt d’honneur en lui disant "tu vas rien faire du tout" sans trop y croire, j’avais jeté un œil en arrière, et vu Daddy, un de ces hommes que je considère malgré nos différents points de vue, comme des amis, lui asséner une grosse baffe.
Pour Fanon, "le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police."[13] À la Goutte d’Or, les frontières sont mobiles et se déplacent en même temps que les rangées de véhicules des CRS, de la BAC, de la police et de la mairie de Paris patrouillant chaque matin, chaque soir, chaque nuit. Le commissariat, situé au 34 rue de la Goutte d’Or, trône au beau milieu des différents terrains de vente. Il se fond dans le décor même si les policiers n’en sortent jamais seuls. Une fois où je me faisais contrôler pour outrage à l’agent (j’avais tutoyé des flics en civil avant de comprendre qu’ils étaient flics), l’un d’eux me menace "on va t’emmener au poste et tu resteras quatre heures en cellule à la Goutte d’Or. Tu connais la Goutte d’Or ? Les cellules sont dégueulasses, tu ne pourras même pas t'asseoir." Si le commissariat fonctionne plus comme un trou, une cave dans laquelle ceux qui y pénètrent y trouve la violence, la saleté, l’humiliation, et parfois, la mort, d’autres frontières, raciales, sociales, et genrées se forment et se déforment au gré des commerces anciens et nouveaux: librairie à la vitrine engagée, librairie musulmane, coffee shop libanais, supermarché spécialisé dans l’import de produits dits exotiques, restaurants africains, grecs, pizzerias proposant des plats à 5 euros – un repas express vraiment pas cher pour Paris – boulangerie, instituts culturels, friperies, bazars, tailleurs, salles de concerts, salle de stand up, salle de prière, salle de fête, gymnase. Et il y a le square Léon, petit poumon vert et animé au centre du quartier, connu par les consommateurs de stupéfiants, les amateurs de foot, de basket et de sieste. En photographiant les vitrines du quartier en cette année 2020, on se rend compte que des commerces utilitaires et liés aux besoins divers de la diaspora africaine en France, mais aussi, à ceux des personnes à faibles revenus, laissent petit-à-petit la place à des commerces moins utilitaires, liés à la consommation culturelle d’une classe aisée. L’Afro-historien, guide et fondateur du Paris Noir, Kévi Donat, explique lors de ses visites du quartier que la construction d’une nouvelle sortie de métro à Château-Rouge, destinée à mieux diriger les touristes vers le Sacré-Cœur allaient favoriser l’implantation de commerces adaptés à une clientèle aisée, façon aussi de rendre l’espace a priori plus accueillant. [14] Moi ce que je constate, c’est que la seule supérette de Barbès, un Leader Price situé rue de la Goutte d’Or, a été incendié et condamné. On doit aller au G20 de rue Myrha, où alors, jusqu’à Marcadet-Poissonnier pour faire de vraies courses. Comme c’est le confinement, il n’y pas vraiment d’autre chose à faire que les courses, j’y vais toujours avec Lamine, histoire de prendre l’air.
Si chaque commerce génère une clientèle particulière, c’est sur les trottoirs que celles-ci se croisent, s'identifient, que celles-ci font la connaissance timide de l’existence de l’une et de l’autre, et se confrontent parfois à leurs manières différentes d’occuper l’espace. J’ai le souvenir du passage d’un homme très élégant aux abords du square. Il était vêtu d’un long manteau d’un bleu profond qui, sur lui, prenait la forme d’une cape et lui donnait une allure de gentilhomme parisien du 19ème siècle. Ses cheveux étaient fins, soyeux, ses chaussures pointues et vernies, sa peau blanche. Moi j’étais plongée dans une conversation avec Gary, Chapo et Shanks, je leur montrais des vidéos de boxe, il faisait très beau ce jour-là, on était au début du mois d’octobre, un dimanche. Les rues étaient pleines de familles blanches, d’enfants blancs et de poussettes. A l’approche de l’homme élégant, Gary qui est grand, fin, noir et qui pourrait être mannequin, lui a dit de l’attendre en bas, pas trop loin de là. Il a fini le visionnage de ma vidéo puis s’est éclipsé. Pour une raison que j’aurais du mal à expliquer, l’échange entre l’homme et Gary m’a piqué au cœur, car c’est comme si, prise entre deux lignes de couleurs, les élégances respectives des deux hommes s’étaient mêlées sur le trottoir, juste sous mes yeux, et que j’avais été la seule à en être témoin. Pour les familles blanches et les poussettes, le corps de Gary qui se détachait du groupe de jeunes traînant devant le square ne semblait acquérir aucun éclat. Pour ses camarades, les gestes de Gary n’étaient que des gestes routiniers, ceux d’un dealer au travail. Tandis que pour moi, la douceur et la maîtrise avec laquelle Gary avait accueilli son client répondait avec éclat au sublime et à un certain dédain que j’avais pu lire dans le regard de l’homme en manteau et chaussures vernies. Il semblait détester le fait d’avoir à dépendre de Gary et de sa capacité à satisfaire ses besoins. À mes yeux, l’indifférence des Blancs vis-à-vis de l’attitude, la douceur de voix, le choix soigné de la couleur et de la matière de ses vêtements, l’ensemble des détails faisant le charisme de Gary semble être le positionnement le plus violent, le plus courant, le plus caractéristique de la présence blanche dans un espace formé et habité par des corps non-blancs. Ce n’est pas tant le discours blanc que son silence, son indifférence, qui pose pour moi problème. Aux yeux des Blancs, Gary fait partie d’une masse impersonnelle et opaque dites "des jeunes du square," il n’apparaît qu’en surface, devient visible et existant qu’aux travers des yeux de son client, et à travers le prisme étroit d’une satisfaction de besoins, d’une transaction matérielle. Il n’est, pour les Blancs et le sous-groupe de clients qui le composent, qu’un intermédiaire, un numéro de téléphone, un distributeur.
Une autre fois encore, c’était la nuit, un samedi soir, j’attendais Lamine "DLS." Il devait y avoir une vingtaine de personnes agglutinées sur le trottoir baigné de sonorités rap. Pendant ces quelques minutes, je suis la seule fille et la seule blanche, je me tiens en retrait, proche de Gogos et Gary qui se concentrent sur la conversation pour me mettre à l’aise. Deux jeunes filles avec un look d’étudiante et une attitude joviale remontent la rue des Gardes en longeant le square. Se frayant un passage parmi les hommes rassemblés là, elles avancent vers nous et s’adressent directement à moi pour acheter une conso de shit à 20 euros. Un silence s’installe sur le trottoir car tout le monde est surpris de voir que j'ai pu être considérée comme une intermédiaire par ces filles à qui je lâche un grand sourire amical. Alors qu’elles sont redirigées vers la bonne personne, Lamine arrive et nous terminons la conversation avec Gogos et Gary. Je comprends, moi qui ne consomme pas et qui n’ai jamais acheté de drogue, que l’accès au shit et à la weed est plus compliqué pour les femmes. De fait, les clientes étaient venues à deux et ne se lâchaient pas d’une semelle.
Lamine. Il y a une distinction entre une femme connue du quartier et la femme au sens plus générique. Si une femme est liée à une personne qu’on connait où qu’elle est liée au quartier en tant qu’amie, travailleuse, un jeu de relation se met en place, elle est un peu plus protégée: la majorité du temps, personne ne va l’embêter. Une fois, une amie à moi a pleuré parce qu’elle s’était faite trop abordé en une journée, mais ce n’était pas seulement dans le quartier, c’était une accumulation à plusieurs endroits de Paris. Certains mecs ont le seum quand une fille refuse des avances, ils l’insultent, ils ont du mal à se mettre à la place des filles. Moi ça m’est déjà arrivé de voir un pote le faire, je lui ai dit "t’es con où quoi?" il m’a dit, "c’est elle qui fait trop la meuf, de toute façon elle est moche," ce à quoi j’ai répondu "si tu lui as demandé son num, c’est que tu étais intéressé."
La ville et la lumière.
Elsa. Pour Fanon "la ville du colonisé est une ville affamée de pain, de viande, de chaussure, de charbon, de lumière."[15] A la Goutte d’Or, il est vrai, l’ambiance est plutôt tamisée, car c’est à la lumière des lampadaires, dans les parkings en hiver et sous le soleil ou la lune du square Léon, lui-même entouré de bâtiments, que se joue la plupart des parties de foot, la plupart des fous rires, la plupart des cris, la plupart du trafic ainsi que la plupart des arrestations policières. Ici les immeubles sont hauts et s’enchevêtrent, il faut alors monter au Sacré-Coeur pour espérer voir un bout du coucher de soleil. La série d’images que je choisis de montrer est aussi, malgré elle, une mise en lumière de ce morceau de ville que j’habite. Elle interpelle par la violence qui a conduit à leur production, par la violence de leur objet et par la violence de leur lecture. Elle me procure un certain inconfort, généré d’abord par la qualité des prises, mais aussi, par leur irruption à l’intérieur d’une pensée théorique et académique sur la ville, la ligne de couleur, la gentrification. Comme si l’un des deux cadres ne convenait pas à l’autre. Ces vidéos ont été réalisées de manière spontanée, parfois sous le coup de la colère, parfois sous le coup de la joie. Elles ne sont pas cadrées, proposent des images volées, des images qui n’ont de sens que si l’on comprend la violence qui les sous-tend. De par la surexposition et le débordement d’émotions qu’elles représentent, ces vidéos engagent ma pensée, mon corps, ma réputation, mon intimité. Si j’éprouve le besoin de les montrer, c’est moins pour en faire la matière d’une analyse que pour témoigner et rendre visible les vides et les silences qui selon moi dévoilent la violence de l’aménagement urbain et le paradoxe de voir se développer de multiples façons de socialiser à l’intérieur d’un quartier connu et reconnu pour sa culture populaire. Des manières d’habiter la ville qui ne vont pas ensemble.
Vidéo 1 : Lamine au square. https://www.youtube.com/watch?v=mouL9_un6RU
On est ici au square. Lamine parle avec un ami à lui, je filme la discussion avec en tête l’idée que c’est agréable de se retrouver en sortant de chez soi, dans le cadre du square, de prendre des nouvelles, de savoir si l’autre va bien. De partager un petit bout de sa journée ensemble.[16]
Lamine. Maintenant que le square est fermé temporairement, à part le fait qu’on ne joue plus au foot, ça ne change pas grand-chose, parce que les gens du quartier sont toujours autour du square. S’ils ferment le square définitivement, déjà faudra gérer cette annonce, il y aura sûrement une manif. Le square c’est plus qu’un symbole, depuis l’époque des grands-frères de nos grands-frères, c’est intergénérationnel, y’a même des darons qui jouent aux dames et des daronnes qui vendent des jus. Ça va tuer quelque chose.
Vidéo 2 : Lamine à la Librairie. https://www.youtube.com/watch?v=mouL9_un6RU
Dans l’élaboration de ma réflexion sur la ligne de couleur à la Goutte d’Or, j’avais d’abord pensé à interroger des personnes non-Blanches, et des Blanc.he.s présent.e.s à la Goutte d’Or. La librairie qui fait l’angle du square propose une vitrine particulièrement antiraciste et engagée. Constatant que l’écrasante majorité de ses habitué.e.s de la librairie étaient blanc.he.s, j’avais alors eu l’idée de faire de petits entretiens avec ces client.e.s érudit.e.s. Après avoir essuyé un refus, on a décidé, avec Lamine, d’insister, car on s’était dit que la réponse serait peut-être différente si le projet était porté par lui.[17]
Lamine. Je trouve que la bibliothèque de Barbès est accueillante, quand j’étais petit je la squattais en bombe, parce qu’il y avait des ordinateurs, et moi je n’avais aucun jeu, rien. Je n’avais pas accès à la Play par exemple, je devais aller chez Chafaï et Nassim, en plus il y avait le goûter. En plus, mon père était sévère, il m’allumait si je lui disais que j’allais traîner dehors, mais il était d’accord si je lui disais que j’allais à la bibliothèque. Quand les ordinateurs étaient pris, je m’intéressais aux mangas tels que Naruto, Dragon Ball, Détective Conan où j’ai appris des choses comme le cyanure, la rigidité cadavérique, des bédés comme Tintin, ce qui m’a permis d’améliorer ma culture et mon vocabulaire. J’ai squatté le Virgin Mégastore sur le boulevard Barbès, pour lire et écouter les nouvelles musiques. Si t’augmentes le nombre de lieux de lecture, forcément plus de gens vont s’y intéresser, mais quand je vois les milieux des Babtous, c’est les darons et daronnes qui apprennent aux plus petits à lire, puis les jeunes vont à la bibliothèque par eux-même. Nous nos darons ne lisent pas forcément de livre, donc ceux qu’on voit à la bibliothèque sont ceux qui s’y sont intéressés eux-mêmes.
Elsa. Comme le dit si bien Henri Lefebvre, j’aimerais lire la violence déployée dans le quartier comme un phénomène créant certains alignements, certains vides, certaines ruptures et certaines zones où se concentrent une forte intensité: “les vides ont un sens: ils disent haut et fort la gloire et la puissance d’un Etat qui les aménage, la violence qui peut s’y déployer."[18] Lorsque chaque jour je marche dans les rues, socialisant avec les uns et les autres, étant perçue de par mes vêtements ou la couleur de ma peau par celleux qui me regardent comme une sportive, une bobo, une cliente, une salope, j’ai le sentiment que quelque chose de part et d’autre des lignes de couleur noir/blanc, dealer/bobo, homme/femme, femme propre/femme sale n’est pas viable.[19] D’une part, les bobos ne peuvent continuer à coloniser la rue Myrha en déversant leurs flots de racisme ordinaire, de négrophilie, d’appropriation culturelle. D'autres, les dealers ne peuvent continuer à risquer leur vie, leur santé et leurs projets futurs pour des revenus dérisoires.[20] Enfin, Lamine ainsi que d’autres voisins du quartier, ne devraient pas me faire le reproche d’être trop dehors et de parler "à tout le monde" car pour une femme "ça ne se fait pas." Selon ces hommes que j’apprécie par-dessus tout, je risquerais de tomber sur des méchants, d’être au mauvais endroit au mauvais moment, où d’être associée à des activités qui n’ont rien à voir avec moi et de ne pas en assumer les conséquences. J’écoute leurs conseils pour les rassurer, mais dans mon silence il y a mon vécu de femme qui gronde. Comme si je n’avais pas assez vécu d’expériences malheureuses pour repérer le danger, où qu’il soit. Comme si je ne connaissais pas déjà les coups bas d’un violeur, l’attitude d’une personne instable, la violence qui se dégage parfois d’un groupe. Une tension invisible, explosive me traverse lorsque je sors dehors à tout endroit, à toute heure, et je doute que mes images puissent rendre compte de la façon dont ces tensions nous travaillent tous en silence. Dans l’ombre.
Dans son texte “L’émeutier et la sorcière," Olivier Marboeuf décide de lire la banlieue – voulait-il dire le tieks ou les quartiers populaires? – comme un lieu qui échappe au statut de ville, un lieu sans qualité, un espace qui se rapproche de l’espace du colonisé où "la disparition des territoires, des rues, comme des personnes composent en soi un mode de domination, et la renomination, un principe de saisie (...) où il convient d’apercevoir une entreprise complémentaire de celle du projet moderne du colonialisme qui repousse par ailleurs les savoirs, les pratiques et les formes de vie du colonisé dans l’obscurité du primitif."[21] Lorsque je rencontre pour la première fois ce petit texte en 2016 via un collectif d’écriture et de critique, je suis à la fois surprise de voir les figures de l’émeutier et de la sorcière mobilisées ensembles. En tant que queer féministe, j’ai l’impression qu’on me dérobe un certain potentiel révolutionnaire, et en tant que banlieusarde, j’ai l’impression de lire la métaphorisation d’un certain vécu, d’une certaine violence que j’ai du mal à appréhender comme telle. Je n’ai pas les outils intellectuels pour comprendre que la parole d’Olivier Marboeuf nous invite à embrasser la spécificité de l’émeute, et annonce en quelque sorte l’une des multiples trajectoires que prendra la lutte des quartiers populaires, le combat de cette "communauté de destin tragiques"[22] qui, sous l’aura de la sœur[23] d’Adama Traoré, décidera de proprement nommer "ce peuple sans nom" composé de "corps fantomatiques, de jeunes encapuchonnés et de corps anormaux."[24] En manif, de nouveaux slogans font irruption et orientent notre mémoire collective vers non plus l’histoire de l'innommable que Marboeuf appelait de ses vœux, mais vers une histoire concrète et traçable de la mutilation, de la mise à mort, du racisme et de la nomination propre : "Zyed, Bouna, Théo et Adama, on oublie pas, on pardonne pas." Durant ces manifestations légitimes, la chaîne de noms des victimes de violence policière devient un point de ralliement, un chapelet mémoriel visant à faire entrer ces noms dans l’histoire et le futur de la justice française. Si l’émeute fait encore irruption, elle ne semble plus s’étendre de la même façon qu’en 2005, comme lorsque, sur le parking du Lidl de ma ville de banlieue, j’avais vu avec ma mère un groupe d’hommes torse nu, avec des barres de fer, poursuivit par des policiers en civil, armes à feu en main.
Le 11 octobre 2020, je trouve paradoxalement sublime l’explosion de feux d’artifice dirigée vers le commissariat de Champigny sur Marne. Je me demande si cette beauté, beaucoup plus intense que celle des feux du 14 juillet, ne réside pas dans le fait que ces explosions sont chargées d’un sens caché, profondément transgressif, et politique: l’artifice et son esthétique deviennent armes, et ces armes à leurs tours, deviennent artistiques, dans ce qu’elles disent de l’émeute, de la révolution. La qualité du feu et des détonations crevant la nuit, éclairant furtivement les bâtiments autour du commissariat donne à cette révolte une dimension déchirante et fuyante: avant même d’être retombés au sol, les débris des feux s’éteignent dans le silence.
Déchirements.
Elsa. C’est Lamine, un soir, qui a commencé à arracher la première affiche. Nous marchons tous les deux quand je pointe du doigt le rectangle jaune en lui disant que j’ai rencontré, la veille au soir, le groupe d’artistes qui l’avait collée: deux femmes et un homme blanc.he.s, la cinquantaine, dont les sourires insistants cachaient selon moi le désir d’imposer leur propre manière d’être comblés, heureux, beaux et bons. L’une des personnes du groupe, la femme aux cheveux frisés habillée en doré, expliquait que de par son look, elle personnifiait à elle seule la Goutte d’Or. Cette femme était la créatrice de petits cerfs-volants brillants qu’elle avait accrochés partout dans le square et que mon amie Audrey, amatrice d’art et de hip-hop, avait repéré lorsque je lui faisais découvrir le quartier: "tiens c’est quoi ça? On dirait des patates dessinées sur un cerf-volant! C’est pas ouf. " La femme qui s’adressait à mon voisin Nono avait alors expliqué qu’elle dessinait des gouttes – ce qu’Audrey avait pris pour des patates – sur des banderoles dorées afin de représenter des gouttes d’or. Moi je me trouvais là car je vidais ma poubelle pleine d’un liquide dans le caniveau et Nono était venu me saluer. Le groupe d’artistes nous avait interrompu et ça me gênait vraiment d’écouter la conversation avec la poubelle dans la main. Au fil de la discussion, les artistes avaient compris que Nono tenait la devanture d’un studio de création d’images et avaient insisté – comme ils l’avaient fait avec tous les entrepreneurs du quartier – pour qu’il colle leur affiche sur sa vitrine. Très conciliant, Nono avait pris l’affiche dans ses mains, et je me souviens avoir écarquillé les yeux et m’être mordue la lèvre pour ne pas dire une phrase qui aurait mis tout le monde mal à l’aise en découvrant le dessin. Grossièrement réalisée, une femme noire avec de grosses lèvres et un gros postérieur porte des sacs de courses au centre de l’affiche. En haut à droite, une femme blanche joue de la contrebasse sous le lustre de son appartement confortable. Effroyable, le dessin m’a mise en colère. Je n’ai plus rien dit au groupe d'artistes. A la deuxième femme qui me demandait ce que je faisais ici en me donnant la sensation étrange d’avoir à me justifier, j’avais répondu de manière évasive jusqu’à ce que j’aperçoive Isika "DLS" et que je cours à sa rencontre. A mon retour près de Nono à qui j’avais laissé ma poubelle, le regard des artistes avait changé: pour eux, je n’étais qu’une pauvre fille que l’art et la culture intéressaient beaucoup moins que les garçons de la rue. Je souhaitais une bonne soirée à Nono et rentrais pour mon cours de philosophie sur Zoom, dont le thème ce soir-là était la notion d’incommensurabilité dans la pensée décoloniale.
Les jours suivants, les affiches tapissent chaque devanture, chaque poteau, chaque mètre carré du quartier, du pont de la rue Doudeauville jusqu’au métro Barbès, en passant par Château Rouge. Leur jaune emplit chaque vide laissé par la ville. C’est leur nombre et leur visibilité envahissante qui m’ont d’abord donné le venin. Quand j’avais expliqué à Lamine pourquoi le dessin de la femme noire faisant du shopping me dérangeait, il avait mis fin à mon malaise en arrachant l’affiche. Ma parole s’était alors perdue dans le bruit du papier déchiré. Un autre matin, c’est un dimanche, j’avais raté mon entraînement de boxe. Les affiches me heurtent sans que je ne puisse mettre des mots sur mon dégoût palpable. Alors, en répétant d’abord le geste de Lamine, puis en me l’appropriant, j’arrache une affiche, puis deux, puis trois. J’ai les bras chargés de morceaux de papier déchiré, on me regarde. Un homme blanc me fait remarquer que c’est du gâchis de papier, comme si c’était moi qui avais décidé d’imprimer un si grand nombre d’affiches. Je m’engouffre un peu plus dans la brèche ouverte par Lamine, je marmonne des insultes, je m’offusque, je ne vois plus que des affiches partout, j’ai l’impression qu’on passe derrière moi pour les recoller. Je tremble de rage et m’acharne sur le scotch solide, la violence du dessin me donne un coup de poing dans le ventre à chaque fois que je le repère. Je ne comprends pas pourquoi les passants ne sont pas choqués, eux aussi, par les grosses lèvres, les grosses fesses, le sourire en tranche, le style Banania. Alors je doute, je dégaine mon portable j'envoie un message vidéo à Djigui Diarra, réalisateur et militant: "je suis quand même pas folle, c’est ultra raciste et sexiste ce truc!" Le cinéaste m’appelle immédiatement pour me soutenir et proposer son aide. Je refuse car Djigui habite à Grigny et parce que je pense ne rencontrer aucune résistance.
Vidéo 3 : Message privé à Djigui Diarra.
Vidéo 4 : Elsa à un bar du quartier. https://www.youtube.com/watch?v=mouL9_un6RU
Je marche du côté plus gentrifié du quartier, je tremble de rage et je me sens ridicule avec mon short de boxe. Les passants me regardent, ils ne comprennent pas tous pourquoi je déchire les affiches jaunes. Puis, je tombe sur les usagers d’un café qui eux ont décidé d’en parler.
Vidéo 5 : Lamine et les dessinateurs. https://www.youtube.com/watch?v=mouL9_un6RU
Ici, on se baladait avec Lamine et un ami après avoir mangé, lorsqu’on tombe sur le vernissage qui été annoncé sur la fameuse affiche. Nous en retrouvons donc les auteurs. Allant à leur rencontre pour les confronter aux faits, (en l’occurrence ici, le dessin), les auteurs ne semblent pas ouverts à la discussion, refusent la critique qui me semble être légitime. Ils disent que ce n’est pas le moment (mais ne nous proposent pas de les rencontrer ultérieurement), et fuient le problème. Tandis que Lamine s’exprime avec calme, l’homme qui se trouve en face de nous lui répond avec un accent caricatural et le qualifie de “wesh-wesh,” et me demande pourquoi, en tant que blanche, le dessin me dérange aussi. Nous perdons, Lamine et moi notre calme.[25]
Lamine. Eux ne se rendent pas compte qu’ils font des trucs de cis-ra. Dès que je voyais ces affiches, même dans mon bâtiment, je les enlevais. Là on était avec un pote de Strasbourg, même lui trouvait ça ouf, cette caricature d’une femme noire avec un gros cavu invitant les gens à se déplacer à la Goutte d’Or. Un soir, on à rencontré les auteurs à leur local, j’ai demandé d’où venait l’affiche, ils ont cru qu’on était intéressé, mais dès qu’ils ont vu que j’étais énervé, l’homme à commencé à faire des grimaces et des gestes comme si j’étais un singe. J’ai regardé mon ami et Elsa, qui m’ont confirmé du regard qu’il abusait. Puis il a dit "moi ça fait longtemps que j’habite ici, je connais bien les wesh-wesh." Ça c’est des gens, ils restent entre eux, dans leurs milieux, ils habitent là depuis dix ans mais on ne les a jamais vu, et ensuite ils vont faire comme s’ils étaient légitimes de dire qu’ils connaissent les quartiers sensibles. Ensuite, un ami de l’homme est venu, énervé, m’a demandé si j’avais un problème et si j’agressais son ami. Je lui ai répondu "mais pourquoi t’es agressif, tu comptes faire quoi? Casse-toi," il dit "c’est toi qu’est-ce que tu vas faire, casse-toi," m’a poussé, je l’ai repoussé, et il est tombé par terre. Moi ça me fait pas plaisir de "waloung" des gens, mais il m’a poussé à bout. [26]
Feux.
Elsa. Lundi 16 novembre, l’odeur et le craquement d’un feu géant me réveillent. Sous ma fenêtre, dans la cour, la grande verrière fond sous les flammes. Mon premier réflexe, instinctif, c’est d’appeler Lamine. Je raccroche puis compose le 17 en pensant que c’est le numéro des pompiers. A la standardiste, je dis qu’il y a le feu au 17 rue Polonceau, puis je raccroche, sans attendre sa réponse. J’appelle Nedjma à plusieurs reprises, je ne comprends pas pourquoi personne ne me répond, j’ouvre la porte, une fumée à l’odeur sinistre a envahi la cage d’escalier. Tous les autres sont partis. Pourtant, je sais que Nedjma aurait au moins toqué à ma porte pour vérifier que je suis chez moi. On se croirait dans un mauvais film dans lequel le décor en carton-pâte ne parvient pas à créer l’illusion d’un univers de fiction. Je me parle à moi-même: "c’est pas possible, c’est pas vrai, c’est pas possible, Nedjma tu m’entends?" J’enfile un t-shirt, des claquettes sans chaussettes, j’attrape un masque et je cavale dehors. Tous mes voisins sont sur le trottoir exceptée Nedjma. Je croise le regard inquiet et vide de la femme aux vêtements dorés, celle qui se prend pour une goutte d’or, je savais même pas qu’on était voisine. J’apprendrais plus tard que c’est le hangar d’un des artistes de son collectif qui brûle. Tout le monde donc, en chaussures, vêtements de marque, écharpes chaudes, sacs à main. Sauf Nedjma. Je remonte immédiatement, accompagnée d’un voisin à la voix apaisante: "on va la chercher." Il monte les étages avec moi, s’assure de frapper à toutes les portes encore une fois. Je le devance, j’appelle Nedjma. La voilà enfin qui sort de notre petit vestibule commun, un sac en plastique à la main: "j’ai peur pour mes papiers, j’ai peur des policiers." C’est la seule chose qu’elle me dit. Nous redescendons tous les trois tandis que les policiers d’abord, puis les pompiers, arrivent enfin. Sur le trottoir, un jeune homme hurle, il a de la sueur sur le front. Il crie sur les policiers, dont le commissariat se trouve à moins d’une centaine de mètres, et qui selon lui, n’ont jamais pris le feu au sérieux. Cinq ans auparavant, un incendie criminel à la rue Myrha, a causé la mort d’un couple, des parents d’une famille franco-sénégalaise, le père, la belle-mère, le petit-frère et la petite-sœur de Lamine. Le président de la République de l’époque François Hollande et son premier ministre Emmanuel Valls, avaient exprimé "compassion" et "solidarité avec les familles des victimes" et fait leurs hommages sur Tweeter. [27] Aujourd’hui, je crois qu’aucun d’entre eux n’est encore solidaire de Lamine, parti faire ses études au Canada à ses propres frais, ni même de Mourad Sadi, un habitant du quartier qui vivait dehors, un Algérien emprisonné à tort pendant un an et à qui on avait reproché les faits. L’homme qui hurle près de moi ce matin-là s’en souvient encore, je le vois dans ses yeux, je l’entends dans sa voix. C’est lui ce matin qui a repéré la fumée et évacué les habitants du 15 rue Polonceau. Je tente de l’emmener loin des policiers qui nous somment de circuler plus vite que ça, sans compassion aucune. Ces derniers n’arrivent même pas à faire semblant d’être aimables. L’un deux a un accent du sud prononcé, un comme on en entend très rarement à Paris. Il nous parle par automatisme, sans nous voir, sans nous écouter. Lui comme moi savons qu’il n’a pas envie d’être là, que sa présence ici n’est qu’une étape dans sa carrière. Lui semble dégouté de voir qu’une membre de sa communauté, une Blanche, puisse décider consciemment de vivre ici.
Le feu a sa politique, son historicité. Lorsque je suis étudiante à l’Université de Columbia à l’automne 2017, un feu énorme embrase le bâtiment à l’angle de ma rue, 145th and Broadway. Le deli qui s’y trouve, auquel j’allais de temps en temps me prendre un muffin au chocolat, celui qui occupait le rez-de-chaussée du bâtiment, est la cible d’un feu criminel. Selon la rumeur du voisinage, le commerce aurait été la façade d’une plaque tournante de drogue et de blanchiment d’argent. Ce feu répond à ceux du Bronx, à ces flammes misent au service de la gentrification, visant les plus pauvres, les plus démuni.e.s, les moins blanc.he.s, les moins branché.e.s, les moins assuré.e.s, les plus sorcières. Mon feu à moi, celui de lundi, répond lui aussi à des flammes voisines. Le même jour, le préfet de police de Paris, Didier Lallemand, ordonne le démantèlement du camp de migrants situé sous la sortie des quatre voies devant le Stade de France à Saint-Denis. Comme il est d’usage dans la gestion de la crise migratoire par l’État français, le feu est mis aux tentes. [28] Selon les journalistes, environ trois milles personnes se retrouvent alors sans aucun abri ni repère.[29] Dans ma cour, c’est un espace de cent mètres carrés, rempli de babioles – Nono me parle de motos de collections, mon proprio, d’un fatras d’objets d’usines– qui est parti en fumée. L’espace étant inhabité, aucune victime n’est à déplorer. Je ne peux m’empêcher de penser à ce groupe de quinze migrants qu’une association essaye de reloger en lançant des appels sur Facebook au lendemain de l’évacuation de Saint-Denis, ainsi qu’à ces trente mineurs isolés qui vivent dans un gymnase.
Mon feu à moi, celui qui m’a terrorisé ce matin de novembre, n’avait rien d’un feu joyeux. Les flammes qui léchaient le soleil m’ont crevé les yeux. L’odeur du verre fondu m’a brûlé le ventre. J’ai dormi le soir même dans mon petit studio dont la porte a été enfoncée par les pompiers. Nedjma m’a donné un bout de toile cirée à carreaux bleus et blancs que Lamine a accroché avec du scotch pour combler le trou. Comme la peinture de ma porte est bleue, on dirait un gros pansement. Il m’a aussi engueulé, en disant que c’était les fumées qui avaient tué son petit frère et sa petite sœur, et que ce n’était pas intelligent de dormir dedans, je me suis sentie bête. Le lendemain, impossible de rester confinée. Je prends l’air en descendant le boulevard Barbès à pied. Vers 18 heures, les reflets oranges et violacés du coucher de soleil sur les hautes fenêtres d’un immeuble, pourtant orientées vers l’est, attirent mon regard. Je sursaute car je crois voir un appartement en proie aux flammes.
J’ai hâte que le soleil se couche, j’ai hâte que la nuit vienne pour retrouver Lamine sous un lampadaire. On a prévu d’aller manger des mochis glacés au Franprix de la rue des Poissoniers.
Vidéo 6 : Nedjma et la scène de cinéma.
Vidéo 7 : Lamine qui chante K.Point feat Dosseh. https://www.youtube.com/watch?v=mouL9_un6RU
Dans “Essai de description psychogéographique des Halles” publié dans l’Internationale Situationniste, Khatib définit la psychogéographie comme tel: "la psychogéographie, étude des lois et des effets précis d’un milieu géographique consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif, se présente, selon la définition d’Asger Jorn, comme la science-fiction de l’urbanisme." Abdelhafid Khatibi, “Essai de description psychogéographique des Halles," Internationale Situationniste N°2, (Decembre 1958): 4.
Le statut d’entreprise public de la RATP est assez complexe et propre au droit administratif français : bien que l’entreprise touche des subventions publiques via le STIF (Syndicat des Transports d’Île-de-France) elle génère bien du bénéfice. Elle est gérée par un PDG et développe même ses activités à l’étranger avec sa filiale RATP Dev. Voir https://www.ratpdev.com/.
J’ose imaginer qu’il y aurait un droit à gruger, droit implicite, droit de l’ombre, qui reste fondamental. Prenant le risque de payer l’amende, il reviendrait à l’usager de choisir de respecter le contrat des transports, en fonction de son capital, ou de sa volonté politique. A BFMTV (Pierre Mongin, le PDG (Président-directeur général) de la RATP (Régie Autonome des Transports Parisiens) déclare “qu’il n’y a pas de justification économique à la fraude." Le ticket coûte le prix de deux baguettes. Ce prix ne prend absolument pas en compte les milliers de travailleurs non déclarés, qui ne peuvent justifier leur revenu modeste et bénéficier d’une exonération. Julien Marion, "Pierre Mongrin (RATP): Tous nos bénéfices sont réinvestis," BFM Business 2 Septembre 2013, consulté le 24 novembre 2020, https://www.bfmtv.com/economie/entreprises/transports/pierre-mongin-ratp-tous-nos-benefices-sont-reinvestis_AN-201309020239.html.
Michel de Certeau, "Marches dans la ville" dans L’invention du Quotidien (Paris: Gallimard, 1990), 142.
Elle ne l’est d’autant moins maintenant qu’en révisant ces lignes en septembre 2021, je suis en collocation dans un autre logement de la rue Polonceau, et dans une situation un peu plus précaire qu’auparavant.
Dans son essai "A Phenomenology of Whiteness," Sara Ahmed évoque les effets de "an effect of the proximity of shared residence" (la proximité qui découle d’une résidence partagée) et de "the intimacy of the dwelling, which surrounds them like a skin, shapes the very form of the peas" (l’intimité de liée au fait de demeurer ou habiter un espace, qui entoure alors les individus comme une peau), pour comprendre comment des espaces produisent une familiarité avec certains corps et pas d’autres, selon une même ligne de ressemblance. Sara Ahmed, “A Phenomenology of Whiteness,” Feminist Theory 8:2 (August 2007): 155. https://doi.org/10.1177/1464700107078139.
Jean-Christophe Bailly parle du "phrasé de la ville, [qui] serait cette phrase infinie que chaque passant à la fois rencontre et récite, ce serait l’ensemble désaccordé de tous ces fragments de ville et/ou de phrase, et l’accord de tous ces écarts, le mystère d’une tonalité, malgré tout, d’une tonalité locale, précise comme la somme d’inflexions qui forme les accents," et de " la fragilité de ces masses de signes par lesquelles la ville déploie son phrasé." Jean-Christophe Bailly, La Phrase Urbaine (Paris: Seuil, 2013) 111, 113.
L’INA éclaire l’actu, Chirac et l’immigration 'le bruit et l’odeur,' “ 20 juin 1991, archive, 1:45. https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cab91027484/chirac-et-l-immigration-le-bruit-et-l-odeur
L’étude éthnologique de Virginie Milliot, décrit bien comment le quartier de la Goutte d’Or devient une ZSP, en raison des troubles au principe de salubrité publique. Nous regrettons cependant que l’étude n’aille pas creuser du côté des « jeunes » habitants et « enfants du quartier » parfois cités, pour mieux comprendre certaines pratiques répressives de la police et certaines stratégies de résistances mises en place par les habitants du quartier qui ne relèvent pas seulement d’ « idéologies de la tolérance et des savoir-faires de négociation » concurrentiels, mais plutôt d’une véritable lutte contre la racialisation et l’altérisation performées dans l’espace public. Virginie Milliot, "Remettre de l’ordre dans la rue. Politiques de l’espace public à la Goutte-d’Or (Paris)," Ethnologie française 45:3 (2015): 431-443.
Le terme "reconquête" du dispositif des QRR suit le champ lexical de l’occupation militaire déjà présent dans les discours de mise en place des ZSP, véritables organismes policiers visant à « produire de la sécurité » (Virginie Milliot, 2015). Les QRR correspondent à une création de nouvelles zones de sécurité prioritaire (devenant alors des QRR) sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, à partir de 2017. Le ministre de l’intérieur de l’époque, Gérard Colomb explique les nouvelles logiques mises en place dans ces quartiers en ces mots : "Et donc nous voulons, sur les quartiers de reconquête républicaine, faire en sorte que le droit soit à nouveau respecté. Nous aurons un couple police-justice qui sera assez proche, de manière à ce que les sanctions deviennent effective." Voir " Interview de M. Gérard Collomb, ministre de l'intérieur, avec BFMTV le 9 février 2018, sur la limitation de vitesse à 80km/h, la police de sécurité au quotidien, la politique d'immigration, l'enseignement du fait religieux à l'école et sur la réforme constitutionnelle," Vie Publique, consulté le 25 janvier 2022, https://www.vie-publique.fr/discours/204935-interview-de-m-gerard-collomb-ministre-de-linterieur-avec-bfmtv-le-9
Voir l’article sur Montréal-Nord co-écrit par Chakib Khelifi et sa thèse en court de rédaction : "L’ancrage local des 'jeunes de banlieues' : un rapport au territoire (dé)politisé ? Comparaison d’un cas français et québécois," thèse de doctorat en géographie, sous la direction de Claire Hancock et Violaine Jolivet, Paris Est dans le cadre de École doctorale Ville, Tranasport et Territoires, en partenariat avec LAB’URBA (laboratoire). Voir : Jolivet Violaine, Khelifi Chakib, Vogler Antoine, "Stigmatisation par l’espace à Montréal-Nord : revitalisation urbaine et invisibilisation de la race," Justice spatiale |Spatial Justice, no 16, 2021 (http://www.jssj.org/article/stigmatisation-par-lespace-a-montreal-nord-revitalisation-urbaine-et-invisibilisation-de-la-race/).
Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre (Paris: La Découverte, 2001): 41.
Ce commentaire a été entendu lors d’une visite guidée proposée Kévi Donat via son association le Paris Noir : https://www.leparisnoir.com/. Il peut être mis en parallèle et nuancé avec les travaux de Bacqué et Fijalkow, qui s’appuient sur les discours des "arènes publiques" du quartier : conseils municipaux, de quartier, réunion d’habitants et affichages publics, et reconnaissent l’absence de discours d’habitants exclus de ces lieux. Voir Bacqué, Marie-Hélène, et Yankel Fijalkow. "En attendant la gentrification : discours et politiques a la Goutte d'Or (1982-2000)," Sociétés contemporaines 63:3 (2006), 63-83.
Elsic974, "Lemzo x Elzou, Barbès," YouTube Video, 5:57, February 10, 2022, https://www.youtube.com/watch?v=mouL9_un6RU
Henri Lefevbre, Le droit à la ville (Paris:Economica, [1969], 2009), 13
Le géographe Fabrice Ripoll parle d’une ambiguïté de la catégorisation au sein du discours dénonçant l’idéologie décoloniale dans son article, quand bien même je (Elsa) ne suis pas convaincue de la nécessité de passer de la pensée décoloniale à celle du fait post-colonial. Pourquoi, en effet, mettre ces deux pensées en concurrence dans un monde formé par une continuité coloniale et produisant de part et d’autre des situations postcoloniales ? Voir Fabrice Ripoll, "Peut-on ne pas être postcolonial...? surtout quand on est géographe," Labyrinthe. Atelier interdiciplinaire, Dossier: "Faut-il être postcolonial?", 2006, consulté 15 October 2021, https://www.espacestemps.net/en/articles/peut-on-ne-pas-etre-postcolonial-surtout-quand-on-est-geographe-en/
Avec ma bourse de USC, je gagne le double de ce que gagne un dealer qui doit faire face à tous les risques du terrain: vol de la marchandise par les concurrents, impossibilité de rentrer chez soi le soir, gardes à vues, violences policières. Aujourd’hui, je touche le RSA, une somme correspondant à la moitié de ce que fait un dealer, et qu’on ne peut toucher qu’à partir de 25 ans en France.
Olivier Marboeuf, “L’émeutier et la Sorcière”, paru dans le catalogue “Sorcières, pourchassées, assumées, puissantes, queer” édité par Anna Colin, éd. B42 et Maison Populaire, 2016, et disponible ne ligne sur le site du magazine Khiasma de l’auteur : http://www.khiasma.net/magazine/lemeutier-et-la-sorciere/
Le 2 septembre 2015, François Hollande tweetait : "Toute ma solidarité aux victimes de l’incendie de la rue Myrha et à leurs proches. Tout est mis en œuvre pour faire la lumière sur ce drame," et Manuel Valls : "[R]ue Myrha, je veux exprimer ma compassion aux familles et aux proches des victimes de ce terrible incendie." Voir : ET, "L'émotion, après l'incendie dans le 18ème arrondissement," France-Info 2 Septembre 2015, consulté le https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/paris/l-emotion-apres-l-incendie-dans-le-18eme-arrondissement-797799.html
Cet usage du feu m’a été décrit par des migrants anciens habitants de la jungle de Calais, et par ceux du camp du Stade de France. Tandis que les médias informent qu’aucunes victimes n’est à déplorer, les migrants racontent que certaines personnes ont été piégées dans leurs tentes, et que les incendies sont lancés intentionnellement par les policiers.
Bien que les versions officielles assurent que les migrants sont envoyés dans des centres d’accueil, la réalité est parfois tout autre, que ce soit le manque de capacité d’accueil des migrants dans des centres, ou le refus des migrants eux-mêmes de quitter les lieux qu’ils occupaient, de s’éloigner de la capitale et de leur communauté faite de solidarités temporaires. Voir : "Evacuation d’un campement de plus de 2 800 migrants au pied du Stade de France," Le Monde 17 novembre 2020, consulté le https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/11/17/evacuation-d-un-important-campement-de-migrants-au-pied-du-stade-de-france-a-saint-denis_6060013_3224.html mais surtout : Iris Peron avec Gwenaël Bourdon, "Camp de migrants à République : cinq questions sur une évacuation controversée" Le Parisien 24 novembre 2020, consulté le 25 janvier 2022, https://www.leparisien.fr/faits-divers/camp-de-migrants-a-republique-cinq-questions-sur-une-evacuation-controversee-24-11-2020-8410136.php