Pendant le règne de Louis XIV, le genre utopique pouvait encore ignorer les bienfaits d'une économie libérale. A partir de la première moitié du XVIIIe siècle, le négoce étant perçu de plus en plus comme un facteur de civilisation, l'utopie se trouve pénétrée par cette idée nouvelle d'une union entre le commerce, le bon gouvernement et le bonheur sur la terre. En effet, toute utopie de la fin du XVIIe siècle et des premières vingt années du XVIIIe craint le commerce et les transformations qu'il apporte dans la société, en particulier dans la généralisation du luxe. A l'exemple des Aventures de Télémaque, dont la Salente glorifie le grand commerce comme capable de combler de richesses l'Etat mais qui se méfie de l'enrichissement des particuliers, l'utopie de cette période voudrait, dans la prospérité, garder les hommes et les femmes dans la simplicité d'une société agricole dominée par une aristocratie du sang ou du mérite. Pourtant, se livre aussi à cette époque une bataille, qui n'est pas nouvelle en soi mais qui bat son plein à cette époque en particulier, sur les avantages du luxe que le commerce rend de plus en plus réel en France. Au moment où paraît le roman Les Femmes militaires, Voltaire vient d'écrire Lettres philosophiques (1733), texte dans lequel il célèbre les vertus bourgeoises et la liberté du commerce. En 1736, ce sera Le Mondain qui glorifiera le luxe et la civilisation contre le pseudo âge d'or du Paradis terrestre et qui attaquera explicitement la vaine pureté du royaume de Salente. En 1735, Jean-François Melon, dans son Essai politique sur le commerce, met en avant les bienfaits profonds du luxe et du négoce pour la société française. Dans cette atmosphère optimiste commence à se poser la question de la place de la noblesse dans la société commerciale comme l'exprimera, vingt ans plus tard, Gabriel François Coyer dans sa Noblesse commerçante (1755), ouvrage réclamant pour la noblesse le droit de s'enrichir par le commerce mais fortement critiqué, en particulier par le chevalier d'Arques et sa Noblesse militaire (1756). Dans ce contexte, l'œuvre de Rustaing de Saint Jory, Les Femmes militaires remet en cause, timidement certes, la tradition utopique d'une société agricole d'ordres et révèle un nouveau paradigme des vertus commerciales et du bonheur individuel.[1]

Si l'on considère l'utopie, ainsi que Ernst Bloch, comme une démarche, un moyen de penser l'avenir, un désir d'atteindre une meilleure société, on ne peut alors dissocier ce genre littéraire d'une pensée politique et sociale sur le progrès dont l'économie est un des moteurs principaux.[2] Or, l'évolution économique rapide à partir du début du XVIIIe siècle a un profond impact sur l'idée de morale et en particulier dans le genre qui m'intéresse ici. En effet, par définition, l'utopie est un monde fermé, indépendant dont le but principal est la quête du bonheur. Dans un tel univers, comment concilier restriction autarcique garantissant les bonnes mœurs et liberté du commerce dangereuse pour l'équilibre moral? D'autre part, comment réconcilier un bonheur matériel (par opposition au monde spirituel offert par la religion auquel le négoce n'aurait idéalement pas part) avec l'absence ou au moins la minimisation du commerce? En ce sens, Les Femmes militaires, une utopie de la première moitié du XVIIIe siècle, est particulièrement révélatrice d'un mouvement conciliateur nouveau dans l'histoire du genre, mouvement qui fait place à l'argent et au commerce, tout en préservant la bonne tenue morale, garantie du bonheur. En sorte, à travers les interrogations et les contradictions que pose un nouveau paradigme social s'établit une nouvelle morale de l'argent et de la propriété. Alors, surgit au cœur de cette réflexion, un débat sur la morale: faut-il concevoir la morale comme un code extérieur à l'Homme, c'est-à-dire, immuable et donc capable d'être établie une fois pour toutes, ou au contraire suivant le modèle lockéen, comme le résultat d'une pensée raisonnable et donc susceptible de perfectionnement mais aussi soumis aux aléas des conjonctures?


 
Le thème des Femmes militaires n'est aucunement celui de l'égalité des sexes comme l'a souligné avec justesse Nadia Minerva,[3] mais les difficultés politiques et économiques de la régence que la petite noblesse française a traversées tant bien que mal. Le narrateur, Frédéric, fils d'un noble ruiné par la banqueroute de Law, s'impatiente de trouver un monde où il puisse faire preuve de ses talents. Afin de réussir rapidement, Frédéric se lance par la suite dans une aventure coloniale ayant pour but l'implantation d'un comptoir sur l'île imaginaire de Groenkaaf. Malheureusement, l'entreprise tourne court à cause de l'inévitable naufrage qui le précipite sur les côtes du royaume, lui aussi imaginaire, de Manghalour. Le narrateur et deux femmes, Saphire et Susanne, découvrent alors une civilisation meilleure. Après avoir décrit ce nouveau royaume, les diverses aventures du narrateur font naître une jalousie profonde entre les deux femmes, jalousie qui entraînera le départ du narrateur à la fin du texte. Cette utopie au titre révélateur se place sous le signe du conflit entre les sexes et du refus catégorique de la part des femmes de l'autorité masculine.

Si le texte apparaît comme l'histoire d'une entreprise commerciale qui tourne mal, Les Femmes militaires reste une utopie optimiste. Structurellement, il s'agit d'un voyage imaginaire dans un pays inconnu aux frontières fermées. Nous avons les éléments habituels du récit utopique, à savoir le naufrage, la rencontre avec les habitants suivie par la description du nouveau pays et enfin le départ vers l'Europe qui pourvoit le document que l'on peut lire. Fonctionnellement, il s'agit de la description d'une société perçue comme meilleure que le monde de référence, dans ce cas l'Europe, et donnée comme possible avec son histoire et ses institutions. En ce sens, cette utopie constitue un texte clé pour interpréter la représentation que cette époque se faisait du commerce parce qu'elle met en scène le monde économique de la société européenne de référence (française et anglaise) et propose une version originale de ce que pourrait être un nouveau code pour un système d'échanges commerciaux.

L'histoire s'ouvre sur un échec: "L'année 1720, si fameuse en révolutions incroyables, me fut plus fatale qu'à personne. La perte d'un procès me couta la moitié de mon bien, un remboursement me ravit tout le reste" (1). Lieu commun du genre utopique, le narrateur est un paria ou quelqu'un qui l'est devenu souvent à cause d'une aventure politique, amoureuse, ou financière. Il s'agit ici en partie de la crise engendrée par la banqueroute de John Law dans l'affaire dite des Mississippis mais encore par "la perte d'un procès." Pourtant, l'échec financier provoque chez le chevalier Frédéric un désir de revanche et non pas un anéantissement comme c'est souvent le cas dans le genre utopique qui aboutirait à un retrait du monde.[4] Pour cette raison, il part en Angleterre pour se lancer dans une entreprise commerciale et coloniale.

Dès les premières pages, la critique du monde de l'argent est exemplaire. L'attaque est dirigée contre les riches Français et leurs fausses vertus: "Tout ce que me valut mon assiduité à leur faire ma cour, fut de reconnoître la perfidie de leurs caresses, et le faux brillant de leur mérite, l'emploie ridicule de leurs profusions; de démêler enfin, dans leur âme vorace & cruelle, une monstrueuse alliance de prodigalité et d'avarice, qui leur ferme la main pour la vertueuse indigence, & la leur tient follement ouverte pour le faste et la débauche" (2-3). Mais il est à signaler qu'il ne s'agit pas là d'une attaque contre l'argent et ceux qui s'en servent à bon escient mais bien plutôt contre son inutile utilisation pour des dépenses d'apparat ou de débauche. C'est l'argent mal employé qui est mis en question, attendu que le narrateur ne cherche pas à se réfugier dans un lieu solitaire, au fond d'une retraite champêtre, mais décide de tenter sa chance dans le négoce. La critique des effets pervers de l'argent sans véritable vertu met en cause l'absence de valeurs morales dans une classe qui devrait être un exemple pour tous: l'aristocratie française. Or, Frédéric n'y trouve que des inclinations basses et des sentiments vicieux. A travers le personnage du marquis de la Guêpe sont dénoncés ceux qui professent leur religion, qui s'affirment dévots et désintéressés et qui, n'ayant ni famille ni héritiers comme excuses, se livrent à leur désir de faire le mal sous des intentions charitables. Résurrection de Tartuffe, le marquis, dont le plus clair du temps est passé dans les églises, s'entend parfaitement pour déposséder de ses biens un homme dont les besoins l'empêchent de refuser une offre pitoyable.

Le dépérissement moral du monde de la finance est évoqué par des images de putréfaction et d'abandon, indicateur de la perversion de certains riches financiers. A son opposé, se déploie l'image du bon serviteur devenu riche non pas par de troubles manœuvres financières mais par l'épargne, le commerce, et le travail. Robert, l'ancien serviteur en question, ne vit pas dans un luxe inutile ou préjudiciable. Délaissant l'étage noble, c'est au second étage d'un immeuble que sa femme et lui partagent un appartement "meublé très proprement" (5) dans la rue neuve des Petits-Champs, ce qui avait été au dix-septième siècle, le cœur du quartier des affaires. La joie et l'abondance simple y règnent: la maîtresse du logis reçoit ses visiteurs "d'un air gai," le potage y est excellent, et l'accueil y est fait de bonne grâce. Pourtant, et la différence d'avec les utopies de la génération précédente est importante, l'argent n'y est saisi comme néfaste que lorsqu'il est le fruit d'une spéculation financière. Au contraire, la fortune de Robert ne gêne en rien la morale parce qu'elle a été acquise par l'industrie et la détermination d'un individu. Pour cette raison, il possède honorablement vingt-cinq mille écus et il est capable d'offrir au narrateur, sur le champ, deux cent cinquante louis d'or.

En effet, le texte est mis aussi sous le signe de la générosité et du don. Le don fait par Robert permet au narrateur de retrouver l'espoir et de partir en Angleterre pour sa nouvelle aventure commerciale. Par bonheur, Robert tient lui-même sa fortune des libéralités que lui faisait Frédéric lorsque, jeune encore, il laissait à celui qui était alors son valet, une partie de "ses menus plaisirs," soulignant encore une fois les bienfaits d'un argent bien employé et les dangers de la frivolité et du luxe. Le narrateur ne part pas sans payer cette dette d'honneur puisqu'il lui laisse l'héritage de sa tante, d'une valeur supérieure à celle que lui avait donnée Robert. "Cette affaire reglée, qui remettoit mon amour propre dans tous ses droits, c'est-à-dire qui me constituoit avec Robert dans mon ancienne dignité de bienfaiteur," Frédéric part (12-13). Aucun échange commercial n'a finalement lieu entre Robert et Frédéric puisque tout a été réglé par le don et le renoncement et non pas par la recherche calculée d'un profit. L'honneur prime sur le négoce.

Pourtant, si les affaires sont associées en France à un jeu "plus diabolique" que la roulette, le commerce en Angleterre "est le père commun du Noble et du Roturier, où il est permis à tous les hommes d'acquérir & de conserver par le travail" (13). Aussi, dégoûté de la France, de ses financiers indélicats et de ses dévots avaricieux, Frédéric part en Angleterre pour y travailler et y bâtir une fortune commerciale. Ce livre illustre avec clarté comment les Français sont dans l'impossibilité de faire fructifier leur argent ou, pour les nobles, de s'employer dans le commerce ou l'industrie. Prisonnier du système politique et social aussi bien que du manque de structures économiques qui pourraient favoriser l'investissement, Frédéric est finalement obligé de partir pour trouver où s'employer.[5]

Le narrateur trouve en Angleterre une opportunité commerciale. Il s'embarque donc mais fait naufrage en compagnie de deux jeunes dames sur les côtes de Manghalour. A partir de cette entrée en utopie, le ton de l'ouvrage change. De sérieux et réfléchi, il devient léger et badin: l'amour prend le dessus. Deux intrigues se construisent alors, à la manière d'une tragi-comédie, indépendantes mais reliées à terme par le départ du narrateur. Il y a d'abord l'intrigue politique, dans laquelle le lecteur comprend les dispositions sociales et économiques particulières de cette utopie. On s'initie ainsi aux forces de ce monde nouveau mais aussi à sa faiblesse singulière, la proximité d'une puissance musulmane encline à une guerre totale contre ce royaume chrétien. L'intrigue amoureuse se développe sur un fond de jalousie féminine: les protagonistes féminins sont amoureuses toutes les deux du narrateur, Frédéric, qui se doit de n'en choisir qu'une. Inutile d'ajouter que celle qui est délaissée prépare sa vengeance, qui amènera le départ (ou plutôt l'exil) de Frédéric à la fin du texte.

Si le cadre de l'épisode utopique est foncièrement traditionnel et nobiliaire, la morale qui se dégage est essentiellement bourgeoise et moderne: il s'agit d'une morale du travail, de la générosité, et de la liberté. Le texte délibère, comme hésitent aujourd'hui les Français, entre une économie de marché libre et un capitalisme étatique.[6] Sans doute marqué par son milieu aristocratique et la peur d'une liberté populaire trop grande, l'auteur discute les avantages d'une société émancipée autant au point de vue social qu'économique. Mais la mémoire nobiliaire française constitue un poids trop lourd dans l'acceptation d'une société libre. En ce sens, les dix premières pages du récit représentent un tiraillement révélateur d'une peur authentique de la puissance du marché capable de troubler le vieil ordre social. Le texte délibère entre l'envie de voir se développer une économie de marché et l'inquiétude justifiée des démesures d'un tel système dont l'affaire des Mississippis représente l'archétype.

Alors, l'exemple proposé est celui du noble, soldat et paysan, père de famille et constructeur de nations. René Démoris voit dans l'amalgame du laboureur et du guerrier un moyen de conjurer "l'apparition de la figure maudite du négociant, origine de toute corruption."[7] En effet, il y a de la part du narrateur de ce texte une résistance à l'idée que toute relation est essentiellement de nature commerciale. Le monde de la noblesse doit échapper au monde de l'argent pour des raisons morales. Par exemple, Frédéric reçoit à son entrée dans le monde utopique une terre pour pouvoir vivre, en échange de ses services pour la couronne et pour le pays. Mais, il ne s'agit pas dans l'atmosphère médiévale de ce texte d'une transaction de type commercial mais plutôt d'un échange obligeant.[8] Cet échange non-marchand appartient au domaine du don, faveur accordée pour service rendu. Si la distinction tient de la casuistique, l'effet produit n'en est pas moins réel puisqu'il ne s'agit pas d'un salaire pour un travail—paradoxalement Frédéric n'aurait pas l'âme mercenaire—mais d'une récompense. Pour que les liens sociaux puissent avoir un sens dans ce contexte, il faut qu'il y ait au moins une tentative pour maintenir les apparences d'une société libre de l'argent même si ceci s'avère bel et bien une fiction rappelant Monsieur Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme de Molière qui, n'étant pas marchand, donnait des étoffes à ses amis, "pour de l'argent" (acte IV, sc 5).

Dans l'histoire du royaume de Manghalour, le maître-mot est celui de l'hospitalité et de la générosité. Dans le but de gagner les cœurs et les consciences, un petit groupe de croisés français décide de former une alliance avec les Ghèbres, alors opprimés par une nation musulmane voisine. De ce pacte procède une guerre de libération et une union plus forte encore puisqu'elle est scellée par des mariages. Cette alliance heureuse existe encore au moment de l'entrée du narrateur en utopie. En opposition avec cette amitié échappant aux échanges commerciaux vénaux, se construit la civilisation despotique des musulmans dont les richesses corrompent jusqu'au courage puisque, se trouvant encerclés par l'armée Franco-Ghèbres, les membres de la famille royale ainsi que la haute administration musulmane se cachent avec leurs "effets les plus précieux" (112). La rapacité des puissants à Manghalour est condamnée comme était vilipendée l'avarice des riches en France. Rien n'indique cependant que la cour de France soit l'objet ici d'une critique subtile.

L'acte véritablement fondateur de cette utopie est triple: religieux, politique, et économique. C'est d'abord la liberté de conscience qui est permise. Si l'on considère l'intolérance des musulmans dans ce texte, il est difficile de ne pas y voir une critique de la persécution des jansénistes dont l'actualité ne fait pas de doute en 1735, moment où ce livre est publié. Ajoutons que la liberté religieuse est doublée d'une plus grande latitude accordée aux femmes. C'est ensuite un nouveau système politique qui est mis en place avec une monarchie élective, paternaliste, et débonnaire. Le rôle du pouvoir politique consiste à protéger le nouvel état du danger musulman. C'est enfin une redistribution des richesses de la nation, en particulier de la terre, qui permet d'apporter à toutes les familles "l'abondance et la paix" (119). Le but ultime est de construire non pas un monde heureux mais un état où tous seront libres de trouver le bonheur sous une loi humaine.

Il faut cependant s'interroger sur les valeurs que ce texte propose parce que celles-ci ne sont pas directement accessibles. L'épisode pré-utopique pose clairement les infortunes auxquelles est soumise une société moderne. Habituellement, dans les utopies de la fin du règne de Louis XIV, le narrateur principal arrive en utopie et rencontre là un habitant qui prend alors la parole pour décrire cette nouvelle société, laissant le premier narrateur silencieux. Mais dans ce cas, la voix du narrateur principal ne parvient pas à disparaître pour laisser place à la voix du narrateur-guide de l'utopie. Cette absence de changement de voix oblige à une interprétation des valeurs proposées puisqu'il s'agit d'un signe d'inadaptation du narrateur à la nouvelle société. 

On peut en effet douter de la tangibilité d'une tentative de renoncement à la société commerciale puisque toute la société utopique repose sur l'argent et le désir d'en acquérir. Deux épisodes en convainquent: le premier quand Frédéric reçoit pour mission d'arpenter le royaume pour "examiner les moyens d'augmenter l'industrie et le commerce" (198), signe que le royaume de Manghalour déploie une volonté d'essor économique; le second, quand Frédéric raconte comment sa femme Saphire résout les problèmes financiers d'un jeune marchand Ghèbre. Celui-ci ayant accepté de faire à une jeune femme un prêt garanti par un dépôt, il se voit volé quand ce même dépôt s'avère être sans valeur. Grâce à l'artifice de Saphire, il retrouve son bien et la dame indélicate se trouve châtiée.

Les valeurs morales de cette utopie se manifestent diversement. Ainsi, si l'argent a sa place dans une société heureuse, cet argent doit être soumis à un code moral dont les nobles seront les gardiens. Ensuite, le travail devient la valeur par excellence, en particulier le travail de la terre et le travail pour l'Etat. Enfin, une société guerrière n'est pas incompatible avec une économie performante et la guerre se trouve même être un moyen efficace pour l'ordre social et politique puisque les sacrifices exigés pour la défense de la nation construisent une société endurante à bien des maux. L'exemple sous-jacent est la société spartiate qui deviendra si chère à Rousseau. A l'opposé de Sparte, ce royaume étant décrit comme une société d'abondance, le péril musulman permet à cette utopie de ne sombrer ni dans l'ennui, ni dans la corruption.  L'état de guerre perpétuel permet alors de maintenir les bonnes mœurs et de justifier les privilèges d'une noblesse militaire. En ce sens, le noble conserve sa valeur de protecteur du royaume dont l'économie représente un aspect important.

La perfectibilité de l'utopie est possible dans ce cas à cause d'une nouvelle représentation de l'histoire. L'activité commerciale dont la France commence à ressentir les effets positifs introduit une vision optimiste de la vie humaine. L'épisode révélateur de l'aspect progressiste est sans conteste la demande faite par le duc, souverain de cette utopie, au narrateur de visiter le duché pour trouver de nouvelles sources de richesses potentielles. Ces circonstances permettant au narrateur et à son lecteur une visite en utopie manifestent un désir de construire une société orientée vers le progrès. Si l'événement de la chasse au cours duquel le narrateur brise son fusil après avoir subi le regard désapprobateur de son hôte indiquerait, comme l'explique René Démoris, un refus de la modernité, le reste du texte est en contradiction avec l'interprétation de cet événement. Démoris voit l'acceptation par la suite des armes à feu pendant la guerre, comme une preuve des manœuvres d'une morale douteuse et purement pragmatique de ce monde. Il semble que l'on puisse y donner une interprétation autre: ce qui peut ne pas être acceptable pendant la chasse (utilisation d'une arme à feu) comme destructeur du sport, peut l'être à la guerre. Si l'on considère que le refus de l'arme à feu pour la chasse mais son utilisation dans la guerre n'est pas une contradiction mais une spécification dans son usage, on peut admettre qu'il s'agit là de l'acceptation que l'utopie est perfectible. Le seigneur Umbert, souverain protecteur, marque bien que son opposition repose sur une peur politique de voir "de pareilles armes dépeupler l'Isle de ses plus braves habitans; & y établir la tyrannie" (100). La liberté est plus chère à ses yeux que les avantages que l'on pourrait en tirer. En revanche, quand l'indépendance de l'île est menacée par les musulmans, l'arme à feu trouve une utilisation respectable et moralement justifiable. Tout semble d'ailleurs indiquer que cette société tend vers un progrès certain: utilisation de l'argent, mise à l'honneur du travail comme le montre le découragement de la vie contemplative, acceptation des désaccords politiques comme l'exemplifie l'égalité des sexes gagnée dans la lutte ou l'acceptation de la différence religieuse.

En effet, la perfectibilité est à relier à l'acceptation dans cette utopie du système capitaliste libéral, véritable moteur du progrès humain. Dans un livre récent qui rappelle les concepts de la gauche marxiste, Richard Seaford avance que le développement de l'usage de l'argent a pu provoquer l'émergence de la philosophie.[9] Son idée principale est que la monétarisation de la société grecque a créé l'idée d'un univers impersonnel, soumis au calcul et à la raison. L'argent aurait transformé les liens personnels, qu'ils soient d'entraide, d'allégeance, ou même d'hostilité, en des relations impersonnelles dans un réseau ayant pour centre la monnaie. La transformation du personnel à l'impersonnel aurait alors ouvert l'univers de la philosophie. Dans l'utopie, la liberté du commerce constitue une affirmation sans conteste de l'individu comme le fondement de la société alors que le rejet du commerce oblige à un rejet de l'individualité et à l'affirmation de la primauté de la communauté sur l'individu. De l'acceptation de la liberté des échanges, de la propriété privée et de l'argent découlent la démocratie, base de cette société utopique. Dans cette utopie, la teinture médiévale reste superficielle en ce que l'ordre de la société décrite appartient beaucoup plus à la modernité qu'à la tradition. Au lieu de concevoir le monde à la manière du naturalisme aristotélicien, c'est-à-dire un ensemble de mécanismes naturels sur lequel l'homme n'a finalement aucune prise, Les Femmes militaires considère l'être humain dans son existence: il est "sujet" pensant, raisonnable (et ce texte y inclut les femmes), et libre. Cette liberté est ici d'abord dans le domaine de la foi puisque cette utopie est fondée à partir de peuples de religions différentes: les Guèbres et les Chrétiens. L'opposé de cet ordre, c'est le monde musulman qui cherche à imposer sa foi par la force. L'ironie de cette utopie est qu'elle semble remettre en valeur un édifice moral et intellectuel traditionnellement attaché à la société chrétienne féodale pour finalement le dévaluer: l'arbitraire est condamné; la différence religieuse est tolérée; la liberté individuelle est reconnue. En ce sens, les pratiques religieuses libres ne sont en aucune sorte une absurdité dans cette utopie ouverte à la raison. Le christianisme dont il est question ici entretient une conception très forte de l'individualisme en parfait accord avec les doctrines jansénistes et protestantes du libre arbitre et du salut. L'opposé est sans question le monde musulman qui ne cesse d'agresser ces anciens croisés et leurs amis Guèbres. Envisagés comme une multitude, ils appartiennent au monde de la communauté, de l'obscurantisme et, de la barbarie.

Les Femmes militaires, sans être une utopie du libéralisme triomphant, ni comme plus tard dans le siècle, une forme de plaidoyer contre le monde de l'argent en général, réagit aux excès de systèmes financiers jugés absurdes et dangereux pour l'ordre social. Cette utopie est gouvernée par un désir de progrès en dépit de consonances passéistes. En effet, le ton général reflète une vue positive du commerce mais à condition que celui-ci soit soumis à une morale dont l'aristocratie semble pouvoir être la gardienne. Le luxe n'y est pas rejeté. L'argent y a sa place parce que la puissance de l'Etat est associée à la force de son économie. Il n'existe pas dans ce texte de lois somptuaires à proprement parlé mais un code moral qui interdit certains choix en matière de vêtement ou de cuisine. A la différence du début du texte où le narrateur est contraint de quitter sa patrie pour trouver les moyens de vivre, l'utopie de Manghalour lui offre une place honorable. Ce n'est plus l'argent qui constitue le moyen d'obtenir les dignités mais la bonne tenue morale et l'utilité à l'Etat. Le marchand est remis à "sa place," soumis et solidaire du noble.


 
Si l'on revient à la problématique de départ, à savoir la réconciliation du bonheur avec la liberté économique, on constate que cette utopie est moderne dans sa construction parce qu'elle présuppose la liberté dans l'accession au bonheur. En soi, cette idée peut paraître banale si ce n'est qu'elle est nouvelle pour le genre utopique. Avant 1720, le bonheur résidait dans le conformisme contraint ou volontaire de l'individu à la communauté. A partir de cette utopie, le bonheur n'est plus une illusion collective mais une possibilité individuelle. En effet, un nouvel universalisme utopique centré sur l'individu tend à remplacer l'universalisme chrétien professant l'unité de la création encore présent dans l'utopie française du XVIIe siècle. La représentation de l'homme comme sujet, l'acceptation de la conscience humaine comme raison, et la naissance de l'idée de liberté pour l'individu forment les bases d'une pensée utopique et économique moderne dont ce texte est un exemple concluant. La transformation de l'utopie à travers la narration historique et la possibilité de son perfectionnement conduisent à une transformation progressive des valeurs morales. Dans ce cadre, une représentation nouvelle de l'individu mais aussi de la propriété privée s'établit comme la base d'une morale originale, et la notion de progrès prend alors tout son sens. Cette utopie fait alors voler en éclats la notion d'une morale intérieure, immuable et spontanée. La religion n'est plus un guide pour le bonheur et la nature ne constitue pas encore un exemple à suivre. Œuvre profondément optimiste, la société rêvée laisse aux hommes et aux femmes le soin de trouver, par leur raison, le bonheur sur la terre, faisant de ce texte un modèle de réforme pour la société française dans le genre utopique.

Dans les premiers moments de sa naissance en France (1675–1720), le genre utopique français rejette le monde de la finance soit au nom d'un pouvoir autocratique bienfaisant, soit au nom de l'égalité absolue entre les hommes. Dans le premier cas, si l'argent est accepté, celui-ci est soumis au pouvoir des lois somptuaires (Vairas, Fénelon, Lesconvel, Tissot de Patot); dans le second cas, l'argent est expulsé comme contraire à l'égalité raisonnable entre les hommes (Foigny, Fontenelle, Gilbert).[10] Au contraire, dans Les Femmes militaires, les deux éléments, argent et liberté politique, se trouvent réunis pour apporter le bonheur. Bien évidemment, cette union ne va pas sans lutte. Ainsi, la vision traditionnelle de la propriété en tant que fief entretient un rapport tendu avec la vision moderne du capital. Par exemple, le narrateur n'achète pas une terre attendu qu'elle lui est donnée en échange de services pour la communauté. A la possession de cette terre sont associés un titre et des privilèges qui se veulent indépendant du domaine marchand. L'arme à feu au point de départ inconcevable dans un monde de l'honneur devient moralement acceptable dans la guerre contre un ennemi trop puissant. En ce sens, Les Femmes militaires est une utopie déterminante non pas tant pour le genre littéraire mais plutôt pour l'histoire des idées utopiques. Elle est révélatrice d'un moment particulier où l'on conçoit une réconciliation entre le pouvoir politique, la morale et l'argent.


    1. Rustaing de Saint-Jory, Les Femmes militaires (Paris: Claude Simon, 1735); Deirdre McCloskey, Bourgeois Dignity: Why Economics Can't Explain the Modern World (Chicago: University of Chicago Press, 2010). Les tentatives de transformation de la noblesse, en particulier concernant sa relation avec le monde du commerce, sont à ce sujet révélatrice comme a pu le montrer Jay Smith dans Nobility Reimagined (Ithaca, NY: Cornell University Press, 2005), en particulier le chapitre 3.return to text

    2. Ernst Bloch, Le principe espérance (Paris: Gallimard, 1991). Pour Bloch, l'histoire est un dépôt de possibilités qui sont des options viables pour une action future. Alors, ce qui a été possible peut l'être encore. return to text

    3. Nadia Minerva, "Les Femmes militaires," dans Vita Fortunati et Raymond Trousson, eds., Dictionary of Literary Utopias (Paris: Champion, 2000), 230-31. return to text

    4. A la même époque, le héros du Philosophe anglais ou Histoire de monsieur Cleveland (1731) de Prévost se retire du monde pour se réfugier dans une utopie. return to text

    5. C'est ainsi que Bagehot explique la différence de développement économique entre la France et l'Angleterre. Walter Bagehot, Lombard Street: A Description of the Money Market (1873; repr. London: Adamant Media Corporation, 2001), 79.return to text

    6. Dans un sondage de la BBC/Globescan de juillet à septembre 2009, plus de 40% des Français acceptent l'idée que le capitalisme est un système incontestablement défaillant et qu'un autre système est nécessaire. Plus de 50%, selon ce même sondage, considèrent que le gouvernement devrait jouer un rôle plus actif dans les grandes industries soit en les dirigeant, soit en les possédant. Pour les Etats-Unis, l'Australie ou la Grande Bretagne, les chiffres se situent en dessous, voire nettement en dessous des 25% dans ces deux catégories. return to text

    7. René Démoris, "Vers 1730: L'utopie dépolitisée," dans Modèles et moyens de la réflexion politique au XVIIIe siècle (Lille: Publications de l'Universitéì de Lille III, 1977), 2:154.return to text

    8. Rosenvallon note à ce sujet que "le corps social du moyen-âge est maintenu par un système d'obligations mutuelles et d'échanges de services qui découlent de la division fonctionnelle de la société." Pierre Rosenvallon, Le capitalisme utopique (Paris: Seuil, 1999), 74.return to text

    9. Richard Seaford, Money and the Early Greek Mind (New York: Cambridge University Press, 2004), en particulier le chapitre 8, "The Features of Money."return to text

    10. Denis Veiras, Histoire des Sévarambes (1675; repr. Amiens: Ancrage, 1994); Gabriel de Foigny, La terre australe connue, ed. Pierre Ronzeau (1676; repr. Paris: S.T.F.M, 1990); Bernard le Bouvier de Fontenelle, La République des philosophes ou l'histoire des Ajaoiens (1683; repr., Amsterdam, 1768); Claude Gilbert, Histoire de Caléjava ou de l'isle des hommes raisonnables, avec le parallèle de leur morale et du christianisme (1700; repr. Exeter: University of Exeter, 1990); Hervé Pezron de Lesconvel, Relation du voyage du prince de Montbéraud dans l'isle de Naudely ([Paris], 1703); Simon Tyssot de Patot, Voyages et avantures de Jaques Massé (1714; repr. Paris et Oxford: A. Rosenberg, 1993). return to text