Et si l'habit faisait l'utopie: Concevoir un vêtement idéal au XVIIIe siècle
Skip other details (including permanent urls, DOI, citation information)
This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 3.0 License. Please contact : [email protected] to use this work in a way not covered by the license.
For more information, read Michigan Publishing's access and usage policy.
Autour de 1720, moment où les lois somptuaires disparaissent en France, la littérature utopique rêve de rectifier les défaillances humaines dans le domaine de la morale en transformant l'environnement politique et social des Françaises et des Français.[1] Dans une communauté en pleine mutation sociale, il est attendu que les idéaux utopiques réévaluent la place de l'économie et de la croissance. Entre la félicité matérielle et la décadence morale, l'utopie cherche un nouvel équilibre révélateur de l'ambiguïté de cette période.
Le discours utopique se trouve à l'intersection de deux discours: fiction littéraire, l'utopie est aussi un projet politique. Dénoncée comme chimère, elle est profondément ancrée dans un espace culturel précis. Elle est à la fois récit et méthode, au sens que lui donne Raymond Ruyer, pour expérimenter des constructions sociales imaginaires.[2] Elle est représentative de courants et de contre-courants politiques, économiques et culturels si difficiles à saisir pour l'Ancien Régime. Si elle décrit un monde imaginaire, ses rêves appartiennent autant à la littérature qu'à l'histoire. L'utopie des XVIIe et XVIIIe siècles offre dans une modeste mesure une fenêtre sur les aspirations et les peurs des hommes de ce temps.
Au moment où le voyageur arrive en utopie, plusieurs éléments s'offrent à son regard: le paysage avec ses champs, ses routes et ses ponts; la ville avec son architecture; les hommes et les femmes avec leurs vêtements. Or, si le paysage rural est symptomatique du climat et de l'économie du lieu et le paysage urbain est un signe intelligible de la structure politique, le vêtement est caractéristique des qualités morales de la population utopique et son évolution au cours des siècles.[3] Ajoutons qu'il s'agit ici de l'étude du vêtement à travers une seule source, celle de l'utopie. Les conclusions qui seront apportées appartiennent donc en premier à ce domaine particulier.
Objet de convoitise autant que nécessité, le vêtement a plusieurs fonctions. En s'inspirant de Pierre Faucherie concernant les trois manifestations de l'habillement romanesque féminin (le vêtement associé au corps qu'il double et protège; le vêtement associé à la pudeur; le vêtement comme objet visant à séduire), on peut concevoir trois fonctions du vêtement dans l'utopie: il est avant tout une protection contre les intempéries; il masque le corps contre les regards impudiques.[4] Protection ou écran, l'utopie ne parle du vêtement que lorsqu'il offre une différence symbolique avec le vêtement européen ou bien lorsqu'il est absent (ou pratiquement absent) comme pour la Terre australe connue de Gabriel de Foigny (1676).[5] C'est lorsque le vêtement devient parure ou masque qu'il prend un rôle signifiant. Quand il est décrit, le vêtement en utopie, vêtement idéalisé, est une manifestation théâtralisée de la vie morale de l'utopie.
L'utopie du XVIIIe siècle estime de manière générale que la félicité naît des bonnes moeurs. En ce sens, le bonheur est vécu comme une expérience collective dans laquelle chacun a une place et un rôle à jouer. Si l'on considère que l'utopie peut se définir comme un système politique et social proche de la perfection, capable d'assurer le bonheur de ses citoyens, l'oeuvre Hervé Pezron de Lesconvel, Relation du Voyage du Prince de Montberaud dans l'île de Naudely, (1703) tente de résoudre le problème de la compatibilité de l'idéal utopique avec les dangers que pose le développement de la société de consommation.[6] Comment associer une économie du bien-être matériel et du luxe avec un code moral et une structure sociale garantissant les bonnes moeurs de tous?
Le prince de Montberaud, personnage imaginaire, visite une île qui ressemble étrangement à la France, mais une France transformée. Les raisons du voyage du prince dans cette île, dont les coordonnées ne sont pas dévoilées, sont purement éducatives. Destiné à gouverner, le prince parcourt l'Europe afin d'examiner les qualités des différents modes de gouvernement. La grande réputation de l'île de Naudely l'a décidé à venir y passer quelques jours. Le récit du secrétaire du prince, narrateur de ce voyage, permet de connaître les détails de la visite. On découvre dans cet écrit un gouvernement monarchique et une aristocratie non pas du sang mais de la valeur. Le royaume célèbre ses marchands et ses soldats, nationalisant l'agriculture qui, dans ce cas, n'est là que pour nourrir les citoyens – l'agriculture n'offre ici aucune garantie morale de bonne tenue. L'accent est mis sur les capacités individuelles de chacun à se tailler une place dans cette société.[7]
Le royaume de Naudely constitue dans ses aspirations politiques et sociales un modèle idéologique avéré de la France d'Ancien Régime. Dans ce texte, l'union de réalité historique et de rêve utopique éclaire une réflexion, déjà contenue dans le mouvement de réforme religieuse aussi bien catholique que protestante, sur la richesse et la pauvreté, sur le luxe, le nécessaire et le suffisant. Dans une monarchie tempérée par un système électif, le royaume de Naudely propose une structure économique nouvelle pour une utopie française se défiant encore de l'argent et de sa puissance. Lesconvel songe à construire, et cela sans s'inspirer exclusivement de l'Angleterre, une société monarchique dans le cadre d'une économie de marché basée sur la liberté du commerce, société qui permet les manifestations extérieures de richesses dans un cadre profondément chrétien.
Dans ce contexte réconciliant le développement économique et la vertu chrétienne, le libéralisme et le strict dirigisme, deux fonctions à l'apparence vestimentaire ressortent: une fonction hiérarchique calquée sur un modèle militaire et une fonction morale. Le vêtement sert autant à marquer le rang de chaque personne qu'à corriger les moeurs, non pas sur la scène comme au théâtre, mais dans le quotidien de la rue. La peur de se voir ridiculisé dans sa chair et non dans le rôle lointain d'un personnage de théâtre, transforme la vie des hommes et des femmes de Naudely. On rit non seulement des vices des hommes comme chez Molière, mais encore des vicieux que l'on expose aux regards de tous.
Cette utopie parvient à faire correspondre l'habit non seulement à la condition sociale de son propriétaire mais aussi à sa situation morale. Chez Lesconvel, le luxe n'est pas corrupteur quand il est réservé aux nobles, à l'exclusion de la noblesse cléricale en dehors des cérémonies religieuses. Cette société imaginaire réussit à réaliser dans sa construction morale ce que Daniel Roche appelle la transparence du paraître, garantie de la stabilité de la société d'Ancien Régime.[8] Cette petite république spartiate a transformé le bourgeois en un soldat utile, frugal et laborieux "en état de resister à toutes les incommoditez d'une longue guerre, si on étoit obligé de la soûtenir."[9]
A partir de 1715, le vêtement trouve une place plus importante dans le bonheur des hommes. Le confort et le plaisir prennent au XVIIIe siècle une connotation positive. Une culture du présent se mesure avec succès aux représentations religieuses d'un bonheur de l'autre monde. Pour cette raison, l'utilisation du vêtement comme solution pour préserver les bonnes moeurs et la bonne tenue des citoyens d'utopie tend à disparaître avec les lois somptuaires françaises. Simon Tissot de Patot, dans son utopie Voyages et avantures de Jaques Massé, publiée autour de 1715, conçoit une monarchie bienfaisante, dans laquelle joies et luxe modérés ont leur place parce qu'il ne s'agit plus de construire une société par la seule raison vertueuse mais par des plaisirs simples. Ce n'est plus l'austérité d'une vertu raisonnable qui permet de trouver le bonheur mais la simplicité des moeurs d'hommes laissés à leur nature.
Après 1730, les tentatives pour réguler dans le détail l'usage du vêtement tendent à disparaître dans les oeuvres utopiques. On observe plutôt une tendance à créer un uniforme pour tous ou bien à donner la liberté à tous de se vêtir selon les règles de l'économie ou de la raison. On commence à parler du vêtement dans l'utopie du milieu du XVIIIe siècle pour lui donner des colorations aussi bien exotiques qu'édifiantes. Dans Les Femmes Militaires, relation d'une île nouvellement découverte, ouvrage de Louis Rustaing de Saint-Jory publié en 1735, le vêtement montre la simplicité des moeurs mais aussi l'étrangeté de la nouvelle société. Ainsi, dans cette utopie, une large place est accordée au vêtement, en particulier au vêtement féminin.
Ruiné par la banqueroute de Law en 1720, le narrateur, Frédéric, se lance dans une aventure coloniale qui lui permettra de retrouver son rang. Malheureusement, l'entreprise échoue (littéralement) et Frédéric se retrouve sur les côtes du royaume de Manghalour, avec deux femmes, Saphire et Susanne. Après un épisode pré-utopique à la manière de Veiras s'inscrivant dans le cadre du partage, les femmes se révoltent à l'envie de Frédéric de se transformer en leur patriarche. L'espoir de trouver une peuplade "sauvage" dont les moeurs ne correspondraient pas à celles de l'Europe fait vivre en elles l'espoir d'une plus grande égalité entre l'homme et la femme et leur permet un répit aux avances de Frédéric. Ils partent donc à la découverte de l'île. Dès l'entrée en utopie, le narrateur, voyant un noble labourant son champ l'épée au côté, s'exclame: "Voilà, dis-je en moi-même, un Gentilhomme malaisé qui cultive son petit heritage, pour jouir, comme on fait dans nos Provinces, des tristes prérogatives de la Noblesse indigente."[10] Or, l'homme en question s'avère être un personnage respecté destiné à devenir souverain de l'île. Le texte développe alors une critique du noble paresseux et inutile puisque, dans ce nouveau pays, tous les hommes travaillent la terre, se rendant indispensables à leurs familles et à toute la société. Cette utopie émanant du naufrage en l'année 1098 d'une escadre de chevaliers, de soldats, de marins et d'un petit groupe de femmes, offre une couleur moyenâgeuse teintée d'exotisme.
Le vêtement masculin dans cette utopie crée la surprise mais ne dispose que d'une importance symbolique limitée. Au contraire, le vêtement féminin prend un sens politique et social. Si le vêtement féminin a en général une place importante dans la critique des moeurs, cette utopie constitue un exemple notoire. Alors que le vêtement masculin de Susanne et Saphire aussi bien que le vêtement masculinisé des femmes de cette utopie pourrait offrir une revendication de liberté "refusant les oppositions binaires du masculin/féminin" comme l'a montré Nicole Pellegrin pour les femmes travesties sous l'Ancien Régime, le vêtement féminin de cette utopie devient non seulement un élément exotique mais aussi un symbole de la frivolité et de la vanité des femmes.[11]
N'ayant pas eu l'occasion de se vêtir pendant le naufrage, les deux femmes ont pu trouver avec l'aide de Frédéric une caisse de vêtements masculins. C'est donc vêtues en hommes qu'elles font leur apparition dans la société utopique. Le moment venu, il leur faut prouver leur sexe: "Il fut procedé à la vérification de l'espece: deux gorges admirablement belles s'élevoient en faveur de la verité. Saphire et Susanne furent reconnue pour filles."[12] Cette scène érotique prépare celle de la description du vêtement des femmes de ce pays. Le lendemain, Susanne et Saphire apparaissent pour la première fois dans leur nouvel habit. Même si le costume féminin est simple, il n'est pas sans apprêts et celles qui le portent s'attendent à des louanges. Ainsi, quand Frédéric tarde à complimenter les deux femmes, il s'attire très vite les foudres de la gente féminine. Cet épisode révèle un conflit profond dans cette utopie entre la simplicité des moeurs, en particulier chez les hommes, et la coquetterie et la frivolité des femmes. La simplicité du vêtement masculin, son manque d'ornement contrastant avec la beauté et la complexité voilée du costume féminin met en lumière la lutte entre les sexes qui existe dès l'arrivée du narrateur sur l'île utopique et qui ne fera que s'exacerber.
Dans ce texte, la femme devient non seulement la "vitrine de l'homme" mais aussi la vitrine de la société entière. S'il y a critique du vêtement féminin européen, "parure artificielle," c'est surtout à cause de son manque d'utilité qu'il est condamné par les femmes. La simplicité du vêtement utopique reflète des qualités utilitaires, aux champs mais aussi à la guerre et à la chasse. On apprend très vite que, devant la constante menace de peuplades musulmanes, cette société utopique ne peut survivre sans l'aide des femmes pour travailler la terre et défendre le pays. Le vêtement des femmes est donc un choix politique avant d'être un choix moral. Plus tard, il est dit, toujours en réponse à la menace musulmane, comment les femmes ont réussi à transformer leur vêtement qui était aussi encombrant que celui des Européens:
Pourtant, il faut admettre que la femme, si elle est incluse dans la vie politique, ne semble pas suffisamment "mûre" pour y occuper un emploi égal à celui de l'homme.[15] Cette distinction perçue dans le vêtement entre la femme et l'homme est justifiée tout au long du texte. Les histoires insérées qui montrent avec un haut degré de certitude que Rustaing de Saint-Jory connaissait bien l'oeuvre de Veiras, expriment cette faiblesse naturelle du sexe féminin. La première souveraine gouverne "avec tout le succès qu'on peut attendre d'une très belle personne qui commande avec de l'esprit, de la douceur & du courage." Son travail est "d'assujettir son sexe par de bons Reglemens."[16] Sa beauté mentionnée en premier n'a d'égal que son succès de faire obéir les femmes à la "raison." Par la suite, si les femmes sont décrites comme savantes dans tous les exercices du corps, c'est la danse qui les intéresse, exercice frivole, inutile et même corrupteur si l'on en croit d'autres utopies. La femme brode et s'occupe du ménage ou encore garde les troupeaux et son autonomie financière dépend encore des hommes.
Malgré un titre prometteur, force est de constater que la femme n'échappe pas au rôle qui lui a été prescrit dans la société européenne de l'époque. Si elle parvient à changer ce statut au point de vue politique, elle reste enfermée dans un modèle de vertus et de vices accordé à son sexe par une tradition masculine. La morale de ce texte semble indiquer que si la femme peut échapper à sa condition, elle ne peut échapper à sa nature. Si elle montre du courage et de l'intelligence, elle est encore coquette, jalouse et gouvernée par ses passions. Au moment où le royaume est à nouveau menacé par les Musulmans, les femmes réclament à grands cris le droit de combattre, non pour la patrie mais au nom des privilèges acquis et du refus de "ramper devant des hommes." La guerre est pour les hommes une question de survie, pour les femmes, vaniteuses et insolentes, une question politique. De même, la lutte entre Susanne et Saphire pour le coeur du narrateur finit quand Susanne devient chef du gouvernement. Elle se montre incapable de s'élever au-dessus de la rancoeur de n'avoir pas été choisie par Frédéric pour épouse. Accédant au pouvoir suprême, elle est impuissante à résister à sa nature jalouse, à son orgueil, et condamne le narrateur (Frédéric) à l'exil.[17]
Si, à partir du début du XVIIIe siècle, deux formes de régulation utopique sur le vêtement s'établissent – une régulation sur un mode politique et une uniformisation sur un mode économique – l'emploi du vêtement dans l'utopie a tendance à évoluer du politique vers l'économique. L'économie était au point de départ un adjuvant du politique. Par la suite, le politique résiste à la puissance économique devenue incontrôlable dans sa globalité.[18] Au début du XVIIIe siècle, la société utopique se proposait de construire une structure politique et sociale du rang, avec ses droits et privilèges vestimentaires. Les femmes étaient vêtues chez Denis Veiras, L'Histoire des Sévarambes (1675), plus ou moins richement en conformité avec le rang de leur époux. Il en allait de même chez Lesconvel (1703). Dans les Femmes militaires (1735), le souverain et sa femme sont riches mais ne le montrent pas par leurs habits. Graduellement, on ressent à la lecture des utopies du XVIIIe siècle que le vêtement masculin disparaît comme marque hiérarchique. Son appauvrissement ornemental exprime de plus en plus le désir de pureté morale, comme si la richesse du vêtement était la marque de la décadence de la société. La simplicité du vêtement devient l'estampille (et non la garantie comme à la fin du XVIIe) de la supériorité morale de la société décrite. Au milieu du XVIIIe siècle, le vêtement perd de sa force performative (il ne change plus les moeurs ou il n'établit plus une hiérarchie socio-économique) mais acquiert une qualité symbolique de supériorité morale. Le modèle de cette transformation est sans doute l'utopie de Clarens dans La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau.
A la fin du Discours sur l'origine de l'inégalité, Rousseau proclame: "il est manifestement contre la Loi de Nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécille conduise un homme sage, et qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire."[19] La Nature devient un guide pour construire une société meilleure. En ce sens, Clarens, la petite société mise en place par Monsieur de Wolmar et Julie dans La Nouvelle Héloïse, constitue un modèle utopique. Ce texte complexe insère une micro-utopie que l'on peut, sans faire justice au texte, résumer ainsi: Saint Preux, (ex-?) amant de Julie, mariée à ce moment de la fiction à Monsieur de Wolmar, revient d'un long voyage avec l'amiral Anson.[20] Il découvre la petite société que le couple et ses deux enfants ont créée pour vivre dans la simplicité et la vertu. C'est à travers les lettres de Saint Preux dans la quatrième et cinquième partie du roman qu'est décrit le fonctionnement de cette société tournée sur elle-même pour le plus grand bonheur des maîtres et, peut-être, des serviteurs.
A Clarens, Rousseau se penche en détail sur la vie quotidienne des habitants de cette campagne, leur nourriture, leurs travaux, leurs loisirs. . . . L'utopie ne peut exister chez Rousseau, comme le montre Peter Stillman, que par une vie simple, plongée dans une communauté mais une communauté appartenant au monde de la campagne.[21] Les vendanges de la septième lettre de la cinquième partie sont décrites dans une atmosphère de bonheur et de plaisirs simples dans un cadre assurément rural. Rousseau fait ici référence, comme le souligne Guillaume Ansart, aux "charmes de l'âge d'or" et "aux temps des patriarches."[22] Cette utopie encore marquée de mercantilisme, sera sans cesse opposée à la ville où les individus poursuivent leurs buts égoïstes sans s'occuper des impacts négatifs qu'ils peuvent avoir sur la vie des autres.
Le génie de Rousseau, dans l'épisode de Clarens, est d'avoir pu intégrer dans son roman un récit utopique qui n'a plus rien de traditionnel. En particularisant les moeurs des habitants de Clarens, Rousseau a rendu la vie aux longues descriptions utopiques.[23] Si le vêtement n'est guère décrit dans La Nouvelle Héloïse, une gravure nous renseigne sur sa forme et le texte nous permet d'inférer sa fonction. Tout comme le Salon d'Apollon, salle à manger d'apparat à Clarens, ou l'Elisée, jardin privé de Julie, permettent d'isoler les maîtres des serviteurs, le vêtement est une marque séparatrice des différences hiérarchiques qui existent dans cette société idéalisée par les maîtres. On comprend que dans cette société paternaliste l'ouvrier ait une place précise qu'il lui faut respecter: "On leur apprend à honorer leur condition naturelle en l'honorant soi-même; on n'a point avec les paysans les façons des villes; mais on use avec eux d'une honnête et grave familiarité, qui maintenant chacun dans son état, leur apprend pourtant à faire cas du leur."[24] Pour Rousseau, une hiérarchie d'ordre politique devrait être respectée pour que le bonheur soit possible. En effet, la protection de Julie "n'est jamais refusée à quiconque en a un véritable besoin et mérite de l'obtenir; mais pour ceux que l'inquiétude ou l'ambition porte à vouloir s'élever et quitter un état où ils sont bien, rarement peuvent-ils l'engager à se mêler de leurs affaires."[25] Vouloir s'élever dans le monde par ses capacités seules ne semble pas faire partie du bonheur de Clarens et c'est finalement le nouvel ordre économique qui est, sinon condamné, au moins jugé comme néfaste à la félicité de tous.
C'est par le travail, une vie sobre, des plaisirs simples que les hommes et les femmes peuvent prétendre au bonheur. En fait, l'ouvrier de la société wolmarienne est bien traité. Il mange à sa faim et son vêtement est simple mais propre et approprié au travail qu'il doit faire. Il faut pourtant se demander avec Jean-Michel Racault ce que sont les limites humanitaires de l'utopie de Clarens. En effet, l'ouvrier de cette petite société toute centrée sur l'utilité ne finit-il pas par être un instrument "qu'il est de l'intérêt du maître de bien traiter pour en obtenir le meilleur rendement?"[26]
Dans ce cadre particulier d'un bonheur médiocre, le vêtement doit marquer avant tout la simplicité. Il est à la fois le symbole des bonnes moeurs et l'outil privilégié du maintien de la vertu. Le vêtement devient un agent de transformation morale et politique dans le cadre d'une économie rurale. Le commerce des matériaux destiné à la fabrication des habits est limité:
Pourtant, Rousseau ne s'oppose pas à la richesse si celle-ci est utile et profitable à tous. En effet, Julie utilise les éléments qu'elle a autour d'elle pour briller dans sa petite société:
La gravure montre aussi à quel point la différence entre les maîtres et les serviteurs est visible sans être odieuse. En ce sens, le vêtement conserve encore une valeur hiérarchique mais dans un ordre politique plutôt qu'économique. Le vêtement résiste à l'ordre économique par le politique. Un apparat modéré est acceptable parce qu'il a une utilité sociale et parce qu'il se situe dans un cadre rural. Au contraire, le luxe est condamné parce qu'il rend esclave aussi bien celui qui travaille pour le luxe que celui qui le consomme. Comme l'a montré Jean-Louis Dumas, pour Rousseau, dépendre du luxe, c'est dépendre du superflu.[33] Rousseau préfère situer son idylle à la campagne, endroit privilégié où le paraître correspond beaucoup mieux à l'être. En effet, si l'habillement fonctionne comme langage universel aussi bien pour les pauvres que pour les riches, la communauté rurale semble plus propice à une adéquation de l'être avec le paraître. Dans le petit monde du village de Clarens, où tous se connaissent, l'apparence trompeuse est presque impossible. La campagne appartient au monde rassurant de l'innocence de la nature. Au contraire, la ville, tentatrice et corruptrice, est le lieu par excellence de l'artificiel et du paraître. Elle est le lieu du luxe, de la volupté et donc de la corruption et du vice. Le Tableau de Paris, de Louis-Sébastien Mercier (1782) le montre clairement: la ville est dangereuse pour l'innocence même si son utopie l'An 2440, Rêve s'il en fut jamais (1771) est une utopie de la ville.
L'An 2440 raconte l'histoire d'un homme qui s'endort et qui rêve qu'il se réveille un peu plus de six siècles plus tard, dans un Paris aux "carrefours spacieux où régn[e] un si bon ordre," qu'il n'y voit "aucun embarras." "La ville avait un air animé mais sans trouble et sans confusion."[34] Dans cette utopie programme, Mercier propose de transformer la société française. Refusant un état de finance, il préfère voir dans le Paris de 2440 un monde où la richesse est modérée et partagée. En effet, Mercier ne dénonce pas les richesses mais l'opulence odieuse de certains riches. Il faut protéger les pauvres grâce à une nouvelle forme d'impôt, diminuer l'écart entre les fortunes, contrôler le capital de chacun afin que personne ne dilapide son bien pour laisser une postérité misérable.
Arrivé dans le Paris de l'an 2440, le narrateur est d'abord conduit chez un fripier. On le débarrasse de son épée, jugée dangereuse, inutile et même ridicule comme le remarque l'un des Parisiens: "gothique chevalerie."[35] Le vêtement masculin brille ici par sa simplicité et son utilité: Le "chapeau n'avait plus cette couleur triste et lugubre, ni ces cornes embarrassantes: il n'en restait que la calotte . . . entourée d'un bourrelet. Ce bourrelet roulé avec grâce demeurait plié sur lui-même lorsqu'il était inutile, et pouvait se rabattre et s'avancer au gré de celui qui le portait, pour garantir du soleil et du mauvais temps."[36] Plus de cols qui étranglent, plus de jarretière, les chaussures sont devenues confortables. Le vêtement féminin s'est lui aussi simplifié et le maquillage a disparu. Par exemple, les femmes ne portent plus de rouge parce que pour séduire, "elles ont des armes plus sûres: la douceur, la modestie, les grâces simples et cette décence noble qui est leur partage et leur véritable gloire."[37] Quand le narrateur demande à son guide pourquoi il ne voit "ni galons, ni manchettes à dentelle," ce dernier lui répond que:
La richesse doit venir pour Mercier du travail de chacun avec une prédilection pour le travail de la terre. Il faut encourager les bourgeois à acheter des terres et à les cultiver. En ce sens, il arrive à associer le capitalisme agricole des physiocrates et l'idéal de Rousseau dans La Nouvelle Héloïse, celui de l'inégalité des fortunes modérée par le travail de tous et par l'amour fraternel qui doit unir tous les hommes. Là encore, la solution est politique et non pas économique. C'est à l'homme d'Etat de veiller alors au bon ordre social et de faire que la vertu et non pas l'argent soit le seul moyen de se distinguer en public. Il s'agit bien de soumettre l'ordre économique à l'ordre politique.
A la fin du XVIIIe siècle, une minorité d'utopistes rejette cette représentation relativement simpliste de cet aspect néfaste du commerce en général et du luxe en particulier pour offrir une vision positive de l'économie. Chez Guillaume Grivel, L'Isle inconnue ou Mémoires du chevalier Des Gastines (1783-1787) le commerce est bon parce qu'il permet aux hommes de dépendre les uns des autres et ainsi de former une société.[40] Diderot et Voltaire justifient le luxe mais c'est à condition qu'il apporte la jouissance. C'est la possession des biens pour eux-mêmes qui est condamnée et non pas la possession de l'argent pour acquérir une certaine volupté. Dépenser est bon; capitaliser est moralement mauvais. Dans ce cadre, l'épargne est condamnable parce qu'elle est improductive. On pourrait même l'assimiler, en quelque sorte, à de l'inactivité.
Dans la première partie du XVIIIe siècle, les textes utopiques penchent plutôt vers le contrôle des produits de luxe. Le vêtement est alors sévèrement contrôlé mais utilisé au niveau politique. Le luxe est accepté parce qu'il a une incidence politique et morale. Il semble que le désir de trouver une société véritablement transparente fait que la théâtralité du vêtement est une illusion utile à la société. Ce n'est que par la suite, au milieu du XVIIIe siècle que le vêtement et sa théâtralité sera jugée comme factice, contraire à la vérité et donc comme opposée au bonheur.[41] Le vêtement se trouve simplifié, les masques sanctionnés par les institutions disparaissent au profit de signes distinctifs simplifiés, les cérémonies officielles perdent de leur faste. L'homme est de plus en plus un agent d'une civilisation de productions, d'échanges et de consommation.
A partir de 1760 et jusqu'à la Révolution, le vêtement perd de son importance comme objet de reconnaissance hiérarchique dans les utopies littéraires. Le luxe vestimentaire, s'il est encore condamné, ne semble plus un danger pour l'utopie parce que celle-ci a trouvé un moyen d'enrayer les effets pervers du paraître en faisant périr l'ornementation vestimentaire. L'abandon de la législation sur le vêtement utopique peut être attribué à plusieurs facteurs: 1) d'abord une vision nouvelle sur le luxe (la bataille du luxe finit en 1730); 2) le développement des moyens de production et un enrichissement des Français qui offrent une plus grande disponibilité de produits à un public plus large (Le vêtement se trouve privé de fonction politique. Il se simplifie et s'uniformise. Il devient la marque d'une supériorité morale et la marque d'une appartenance à une nation ou à un peuple. Il devient aussi plus transparent en se simplifiant. C'est ce qui se passe avec le costume masculin); 3) le ridicule du vêtement de cour (un luxe décadent n'irrite plus les écrivains d'utopie). En fait, le vêtement d'un luxe exagéré tend à sombrer dans le grotesque plutôt que dans l'immoral. Le roman de Rousseau, La Nouvelle Héloïse, est à ce sujet révélateur: "Ce que le bon goût approuve une fois est toujours bien; s'il est rarement à la mode, en revanche il n'est jamais ridicule, et dans sa modeste simplicité il tire de la convenance des choses des règles inaltérables et sûres, qui restent quand les modes ne sont plus."[42]
Il semble que l'une des dernières lois somptuaires ait paru autour de 1720 pour effacer la dissolution due au système de Law. Voir Étienne Giraudias, Études historiques sur les lois somptuaires (Poitiers: Société française d'imprimerie et de librairie, 1910); et Daniel Roche, La Culture des apparences. Essai sur l'histoire du vêtement aux XVIIe et XVIIIe siècles, (Paris: Fayard, 1989).
Raymond Ruyer, L'Utopie et les utopies (Paris: Presses universitaires de France, 1950).
Dès l'utopie de More, pour qui le vêtement avait "la même forme pour tous les habitants de l'île" jusqu'aux expériences utopiques du XIXe siècle (on pense en particulier à Cabet) le vêtement et l'utopie semblent inconditionnellement liés. Jean Servier considère même que le thème vestimentaire est un des éléments pour délimiter le genre utopique : Jean Servier, Histoire de l'utopie (Paris: Gallimard, 1967).
Pierre Faucherie, La Destinée de la femme dans le roman européen du XVIIIe siècle (Lille: Presses universitaires de Lille, 1972).
Le fait que l'auteur prenne le temps de décrire le vêtement permet de donner une valeur symbolique à cette description. Dans cette oevre, la quasi-absence de vêtements est la marque d'une supériorité morale et le signe que cette race d'Androgynes n'a pas connu la chute et le péché originel.
Hervé Pezron de Lesconvel, Relation du voyage du prince de Montbéraud dans l'isle de Naudely (Première Partie à Cazéres [Paris], Capitale de l'Isle de Naudély: chez P. Fortané, 1703).
A la fin du XVIIe siècle, la ville est considérée comme le lieu privilégié de la bonne société. Denis Veiras (L'Histoire des Sévarambes, 1676), Gabriel de Foigny (La Terre australe connue, 1677), Claude Gilbert (Histoire de Caléjava, 1700), et même Simon Tissot de Patot (Voyages et avantures de Jaques Massé, 1714), placent leurs utopies à la ville. Ce n'est plus le cas au milieu du XVIIIe siècle et c'est la campagne qui est considérée comme le lieu de la vertu et des bonnes moeurs.
Louis Rustaing de Saint-Jory, Les Femmes Militaires, relation d'une île nouvellement découverte par le C. D*** (Paris: C. Simon, 1735), 70.
Nicole Pellegrin, "Le Genre et l'habit. Figures du transvestisme féminin sous l'Ancien Régime," Clio 10 (1999), http://clio.revues.org/document252.html
Si la femme occupe la même position hiérarchique, le texte laisse entendre qu'elle n'a pas les mêmes aptitudes à la remplir.
Le narrateur prononce ce mot révélateur pour décrire Susanne: "Son orgueil, je veux dire, la noble fierté de se voir associée au genéralat avec le Souverain, lui donna une activité merveilleuse." Ibid.,190.
L'image positive de l'économie se détériore pour être jugée comme néfaste au bonheur.
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondemens de l'inégalité parmi les hommes, Oeuvres Complètes, vol. 3 (Paris: La Pléiade, Gallimard, 1990), 194.
Il y a en ce sens un naufrage dans ce texte mais celui-ci est de nature morale.
Peter G. Stillman, "Utopia and Anti-Utopia in Rousseau's Thought," Studies in Early Modern France 5 (1999): 60-77.
Guillaume Ansart, Réflexion utopique et pratique romanesque: Prévost, Rousseau, Sade. (Paris: Lettres Modernes Minard, 1999), 23.
Dans son ouvrage sur les illusions dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau, Paola Sosso montre merveilleusement le rôle de la fantaisie et du rêve dans un siècle dominé par la raison. Ce travail pourrait aussi être fait pour beaucoup de nos utopistes, en particulier Morelly, mais ce serait l'objet d'une toute autre étude. Paola Sosso, Jean-Jacques Rousseau: Imagination, illusions, chimères (Paris: Champion, 1999).
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse, Oeuvres Complètes, vol. 2. (Paris: Gallimard, La Pléiade, 1990), 535. C'est moi qui souligne.
Ibid. Plus loin, on peut lire: "on s'attache ici, et plus encore à Etange, à contribuer autant qu'on peut à rendre aux paysans leur condition douce, sans jamais leur aider à en sortir" (535). On retrouve le même discours dans l'Emile (1762). C'est une constante chez les physiocrates et en particulier Mirabeau dans l'Ami des Hommes (1756) de vouloir garder les hommes sur les terres où ils sont jugés plus utiles et mieux employés que dans les villes. Rappelons que les physiocrates essayaient aussi de justifier leur position de propriétaires terriens comme véritables producteurs de richesses pour la nation. Ce discours du "chacun sa place" entre donc bien dans le cadre d'une lutte idéologique qui se veut morale.
Jean-Michel Racault, L'Utopie narrative en France et en Angleterre, 1675-1761 (Oxford: Voltaire Fondation, 1991), 717. On pense à Bentham mais aussi à Dickens, un siècle plus tard, en particulier Hard Times.
Ibid. Notons qu'il s'agit là d'un des rares moments où Julie et Monsieur de Wolmar avouent entrer dans une relation commerciale avec le monde extérieur et en particulier celui de la manufacture.
Rousseau condamne le luxe inutile et corrupteur en ces mots: "[U]n vain appareil qui ne se rapporte ni à l'ordre ni au bonheur, et n'a pour objet que de frapper les yeux, quelle idée favorable à celui qui l'étale peut-il exciter dans l'esprit du spectateur? L'idée du goût? Le goût ne paraît-il pas cent fois mieux dans les choses simples que dans celles qui sont offusquées de richesse? L'idée de la commodité? Y a-t-il rien de plus incommode que le faste? L'idée de la grandeur? C'est précisément le contraire. Quand je vois qu'on a voulu faire un grand palais, je me demande aussitôt pourquoi ce palais n'est pas plus grand. Pourquoi celui qui a cinquante domestiques n'en a-t-il pas cent? Cette belle vaisselle d'argent, pourquoi n'est-elle pas d'or? Cet homme qui dore son carrosse, pourquoi ne dore-t-il pas ses lambris? Si ses lambris sont dorés, pourquoi son toit ne l'est-il pas? Celui qui voulut bâtir une haute tour faisait bien de la vouloir porter jusqu'au ciel; autrement il eût eu beau l'élever, le point où il se fût arrêté n'eût servi qu'à donner de plus loin la preuve de son impuissance. O homme petit et vain! montre-moi ton pouvoir, je te montrerai ta misère." Ibid., 546-7.
Jean Louis Dumas, Histoire de la pensée (Paris: Livre de Poche, 1993), 2:271.
Louis-Sébastien Mercier, L'An 2440, Rêve s'il en fut jamais (Paris: La Découverte, 1999), 36.
Ibid., 246. La note à la fin du paragraphe accuse les femmes de corrompre les hommes: "Tant que les femmes domineront en France . . . les Français n'auront ni cette fermeté d'âme, ni cette sage économie, ni cette gravité, ni ce mâle caractère qui doivent convenir à des hommes libres."
Denis D. Grélé, "Utopie et libéralisme à la fin du XVIIIe siècle: le cas Grivel," Proceedings of the Western Society for French History 34, (2006): 133-48.
Curieusement, c'était un des arguments de l'Eglise catholique contre le théâtre. C'est aussi le sujet de la Lettre à d'Alembert de Rousseau (1758).