L'Orient dans la littérature française au xviie au xviiie siècle.

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Title
L'Orient dans la littérature française au xviie au xviiie siècle.
Author
Martino, Pierre, 1880-1953.
Publication
Paris,: Hachette et cie,
1906.
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Subject terms
French literature -- History and criticism
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.I I I' t 1i 1, \ I L'ORIENT DANS LA LITTEIRATURE FRANCAISE AU XVIIe ET AU XVI1II SICLE

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PIERRE MARTINO PROFESSEU R AGREGE DES LETTRES AU LYCEE D'ALGER DOCTEUR ES LETTRES L'ORIENT DANS LA LITTERATURE FRANCAISE AU XVIIe ET AU XVIIIt SIECLE PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET Cle 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 1906 Droits de traduetion et de reproduction r6serves.

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L'idee premiere de ce travail m'a (tc donnee par M. EMILE BOURGEOIS, maitre de cone6rences a l'Ecole normale superieule. Je le prie d'agre er ici l'hommage de ma respectueuse reconnaissance. P. M

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'^i^" L'ORIENT DANS LA LITTERATURE FRAN(AISE AU XVII ET AU XVIIIe SIECLE INTRODUCTION I. La tradition litteraire de l'Orient. La naissance et les premieres formes de cette tradition, c'est le sujet de ce travail. II. Pourquoi on ne le fait pas commencer au moyen age. 11 y a eu un Orient du moyen age fort ditffrent du n6tre: le paradis terrestre; 16gendes extravagantes sur Mahomet et l'Islam; leur place dans la litterature. Ni le commerce avec le Levant, ni les relations de MarcoPolo n'ont pu 6veiller le goat de l'exotisme. Ill. L'incuriosite du moyen age devient plus grande encore apres les Croisades. L'Orient semble disparaitre de la litterature. Le goft pour 'Orient reapparait au xvnI siecle, c'est la que commence ce travail. 11 s'epanouit au xvin" siecle et aboutit vers 1780 a la formation de la science orientaliste, c'est la que cesse ce travail. IV. Apres la delimitation historique, la d6limitation geographique. Ce que les hommes du xvim0 siecle entendaient par le mot Orient. Le domaine de l'Orient littdraire. I Dans un de ces dessins qu'il tirait d'une tache d'encre, elargie, allongee, metamorphosee enfin par de multiples ramifications et d'etranges lavis, Victor Hugo a voulu un jour representer l'Orient': un ciel noir oui se tour 1. Dessin signe et date de 1860. Sur sa vision de l'Inde, voir par exemple Rayons et ombres, XIII, Puits de l'Inde, tombeaux....

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2 L'ORIENT DANS LA LITTERATUILE FIRANCAISE. mentent des nuages et qui se blanchit en son centre lividement; sur cette paleur se d6tache, obscure, une batisse singulierement lourde, sans lignes et presque sans contours l': il au bout d'un moment voit, ou plutot devine qu'elle est 6crasee par une monstrucuse idole, ventrue et d(ifforme; le devant du tableau s'eclaire un peu, il s'y dessine quelques arabesques ct vers une porte hlaute et grise s'achemine une caravane confuse oif il semlble bien qu'il y ait des liommes, des chevaux et ldes parasols. De soleil point. Aussi l'impression premiere n'est-elle pas sans stupeur: on (lirait la representation (d'u burg tout a fait fantastique, par une nuit noire dans une gorge oblscure; or la legen(le d(u dessin assure bien lue c'est lI un paysage oriental et que Victor Hlugo y a mis sa vision iariticuliere d'une pagode hindloue. Mais quelque dieference qu'on ait pour lauteur, quelque sympathic qu'on se soit donnee pour la peinture impressionniste, il y a lIa une etrangete qu'on aurait peine i comprendre autrement quc par de subtils detours de reflexion. Cette image nous choque 6videmment; c'cst que, au fond de l'esprit, nous en avons une autre, tout a fait differente, qui peut-etre ne s'est jamais realis6e en un (lessin ou dans quelques phrases, mais qui s'impose a nous toutes les fois que l'idee d'Orient se met en travers de nos pensees. Vaguement, si nous nous arretons a preciser cette imnage, il nous vient la sensation d'arbres a la poussee gignintesque, d'une terre aux chaudes couleurs avec des lhabitants etranges et des mcours singulieres; surtout nous croyons voir un ciel bleu a l'infini, oil brille sans relache un soleil qui, le long de maisons tres blanches, ne permet point la descente de l'ombre. Tout est obscurite dans la vision que se donne de l'Orient Victor Hugo; tout est lumiere dans celle que s'en font les autres hommes; et ils aiment avec

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INTRODUCTION. 3 un particulier empressement les ecrivains qui, comme Loti, savent, par (de luxuriantes descriptions, satisfaire ce besoin de leur imagination. A vrai dire, si par curiosite d'analyse nous poussons jussqlu' nous (demander l'oriine de cette concelption, ou nmene simllcment jusqu'ti lui trouver une exp)ressioll conpletc et convenable, il nous faut aussitot reconnaitre. (ue C'effort est tres malaise. Elle est une maniere de postulat en notre imagination, un prejuoge artistique et litteraire, une hallitude; ct, clhez la presque unanimlite du publlic qui lit ou qui ecrit, le mot Orient n'appelle rien de -v ou mIeml die vraiment r6efl(cli. Assurement cette habitule, nous ne l'avons pas creee (le notre propre travail: nous l'avons recue de nos lectures, (le nos conversations, le nos visites auix Musees, d'ailleurs: et elle s'est installee en nous par les procedes cauteleux et insinuants, chers aux sentiments qui ont le plus d(e prise: on ne discute point l'obeissance qull'o leur donne, n'ayant jamais medite sur leur existence et sur leur venue. En litteraturc, comme partout, il y a des maniercs de voir hereditaires que tous nous avons acceptees, en naissant a la vie (le Fesprit: notre image farniliere de l'Orient parait bien etre une de ces traditions, de ces conventions, si lon veut. Or on se propose precisement d'itudier en ce travail la naissance de cette tradition litteraire et les premiers aspects sous lesquels elle s'est manifestee. II semble bien (c'est ce qu'on cherchera a montrer) qu'elle est nee au cours du xviw siecle et qu'elle s'est formee pendant le xvIiC. Mais cette delimnitation du sujet, pourtant bien vague encore, peut etre accusee d'arbitraire: et, pour eviter des objections, il convient de donner des a present quelques eclaircissements.

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4 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE FRANCAISE. II Assurement l'Orient n'a pas ete decouvert par les Francais au siecle de Louis XIV; ils le connaissaient depuis longtemps et lui avaient donne place dans leur litterature, des ses origines. II pourrait done paraitre naturel qu'on fit commencer cette etude au moyen age; mais je crois qu'il est de bonnes raisons pour ne pas la reculer aussi loin dans le temps. I1 y a eu un Orient du Inoyen age, si je puis dire, fort difftrent du n6tre; h I'etudier, on decouvrirait bien quelques sources, profondement enfouies, de la tradition litteraire posterieure; mais on se persuaderait surtout du caractere tout h fait particulier de la conception medievale. Pour le dire d'une ligne, l'exotisme n'en est point du tout la partie essentielle; on pourrait meme assurer qu'il n'existe pas; or ce mot nous semble aujourd'hui presque un synonyme du mot Orient, et l'auteur qui ecrirait paysage exotique en place (le paysage oriental ne verrait la qu'une substitution permise d'expressions, oi le lecteur ne peut se tromper. Comme toutes les pensees du moyen age, la vision qu'on eut alors de l'Orient fut modelee tout entiere et deformee par l'idee religieuse. Les pays lointains d'Asie etaient ignors: seuls le Levant et la Terre Sainte apparaissaient aux imaginations, transfigures par la legende et l'6loignement; c'etait, aux veux des hommes d'Occident, la contree merveilleuse ou le Christ avait vecu, ou la religion etait nee; maintenant soumise au joug des infideles, elle etait devenue l'objet des esperances guerrieres de la chr6tiente. Ce serait done un sujet tout a part que d'etudier la conception de F'Orient dans la litterature du moyen agel; la 1. Voir Dreesbach, der Orient in der altfranzisischen Kreuzzvugslitteratur, Inaug. Diss., Breslau, 1901.

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INTRODUCTION. 5 matiere serait abondante, malaisee quelquefois a mettre en oeuvre. On n'indiquera en cette introduction que les points les plus saillants, ceux qui domineraient les principaux aspects du travail. Puisque nous voulons etablir a quel moment a commence la tradition litteraire moderne sur l'Orient, il est necessaire de dire quand la tradition ancienne a cede devant elle: et on ne le pent sans esquisser cc qu'elle etait. On n'ignorait pas tout a fait que l'Asie se parait en certaines de ses contrees d'une extraordinaire vegetation; on pouvait des lors se figurer que le travail de l'homme etait inutile en ce jardin immense, puisque les ressources de vie s'offraient spontanement; cette idee jointe a ce qu'on devinait confusement de l'origine orientale de la religion, poussait tout naturellement les hommes du moyen age a placer le paradis terrestre 1 dans quelque pays situe tres loin vers l'Est; les bords de l'Euphrate, la Perse, l'Inde, le Thibet apparaissent successivement dans les legendes comme le lieu, autrefois domaine de la primitive humanite, que garde contre l'approche des fils d'Adam l'archange a l'epee de feu: c'etait, disait-on, un jardin embaume, riche de plantes aromatiques; il enfermait des arlres aux feuilles d'or ou d'argent, des fruits aux proprietes merveilleuses, des clamps de pierres precieuses. Mais ces details par lesquels on voulait donner du paradis une image concrete, n'ont pas eu la fortune qui aurait pu leur echoir, et devant eux out passe, dominatrices, des ide1es toutes diffrentes sur l'Orient. Si ces indications avaient requ leur entier developpement, peut-etre le gout 1. Voir A. Graf, il mito del paradiso terrestre dans Miti e leqggende, Torino, 1892, t. 1. Voir aussi lluet, Traite de la situation (id paradis terrestre, Paris, 1691. II existe des representations assez nombreuses du paradis terrestre executees au moyen age soit en tableau, soit en tapisserie. Le dessin n'a jamais rien 'exsotique.

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6 L'ORIENT I)ANS LA LITTERATUIE FRANC(AISE. pour les choses exotiques eut-il ete avance de plusicurs siecles. Ce qui a donne a l'Orient nmdieval sa forme et sa couleur, c'est la llaine du musulman, c'est la lutte sans cesse poursuivie contre lui, seculaire exasperation d'ou est sorti le mouvement des croisades. Chaque jour, par les pre(lications, par les recits des pLlerins, l'attention des fidhles etait tiree vers les lieux saints et vers leurs possesseurs impies; ce triomphc insolent, l'fme pieuse d'alors ne le pouvait expliquer qu'en attribuant aux Mahometans le role d'un tliau (le Dieu; s'ils possedaicnt le corps dlu Christ, c'6tait afin que les cihrtiens fussent punis dans lours dlfaillances. Des lors on ne pouvait s'enquerir, avec grande sylIatlhie, de leur vrai caractere et de leurs mours: et les rares renseignements qu'on recevait sur eux, on les estimait abominalles avant meme de les avoir bien entendus. Mahomet paraissait une maniere de brigand, un possede6 du diable, cornmettant toute sorte de vilenies et d'iinpostures L; et o la Loi au Sarrasin ) 6etait jugee un recueil de honteuses superstitions, dont on tie voulait ecouter Ic recit que pour se f6liciter l'etre chr6tien et rencherir sa haine contre les In-fidlles 2. De vrrai, on savait peu de chose sur eux 3: la mode des ablutions, quelques details suir les prieres, la polygamie; on y ajoutait la communaute dles femmes, et c'etait a peu pres tout; encore entourait-on ces pratiques d'un veritable effroi et l'on n'osait guere les tourner a plaisanterie. II y avait pourtant la un riclhe tbeme de gauloiseries, de quoi multiplier les sujets de fableaux; le roman du xviii siecle n'y Inanquera pas, mais au xIIl c'etait sans sourire et presque avec horreur qu'on lisait: 1. Roman de Mahomet par Alex. du Pont, en vers du xii" siecle. 2. Le livre (le la loi an Sarrasin, prose (cl xIve siecle. 3. Le livre (le la loi au Sarasin cst assez renseigne, mais cela parait tout a fait une exception.

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INTRODI)UCTIO'rN. 7 Nostrc sires velt entresait Que uns seus hlom. X femmes ait, Et X maris ait une femme 1. Aussi sc r6jouissait-on d'apprendre que Malomet avait et6 d6vore par des pourceaux, un jour qu'il etait tombe ivre mort; quoi d'etonnant apre;s cela si les Mahom6tans marq(uaient cquelque repugnanlce a user du vin! Et pour rendre le faux prolllete tout h fait odieux, on en faisait naivement un mauvais chretien, un lere6tique, un cardinal qui se serait donn6 at dliable par desespoir de devenir jalnais l)ape 2! Avec (le pareilles legendles, on devine aisement l'6trange asp)ect sous lequel l'Orient se presentait aux imaginations indignees. C'est pourtant avec ce dleTguisement carnavalesque qu'il a pris llace (lans la litterature medievale; il y figure en de multiples endroits. On ne s'en 6tonnera pas: il est naturel qu'une des grandes pens6es de l'6poque, la lutte contre l'Infidele, ait eu son expression sans cesse renouvelee dans les ouvrages du telnp)s. Mais l'inage etait bien singuliere; ii s'est form6 alors, jusque dans les plus petits details, a cote de la tradition historique et du monde reel, un monde fantastilue et une histoire legendaire qui avait sa liaison, sa chronologie, sa ressenmblance et qui finit par etre seule connue et seule accepte6e de la societe laique au nmoyen age 3 ). Quelques theologiens ou bien des voyageurs auraient peut-etre pu detruire par le menu cet ensemble de fictions; mais comnlien peu les auraient 6coutes, et se 1. Rom,(l de Mahomet, edition Reinaudl-Michel, Paris, 1831, vcrs 1812. 2. G. Paris, Litterature fmanaise tan mnoyene dqe, Paris, 1890, p. 220. - I)'Ancona, la legftenda li Maometlo in Occidente (Giorn. slor. della lett. ital., 1889, XIII, 199). - Doutte, Mahomet cardinal, Chalons, 1889. - Voir aussi le compte rendu de l'article d'Ancona, par Renan: Journal des Savants, juillet 1889. 3. 11. Pigeonneau, le cycle de la croisade, Paris, 1877, p. 48.

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8 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE FRANCAISE. souciaient-ils eux-memes des ecarts de l'imagination populaire? Comme il est juste, c'est dans l'epopee qu'on a surtout represente l'Orient: elle est la forme de litterature la plus familiere au moyen age, celle ou sa pensee s'est exprimee le plus naivement rudimentaire. On se souvient des musulmans de la Chanson de Roland: le public des jongleurs les vovait comme (de vrais paiens qui unissaient dans un cocasse Pantheon: Mahomet, Apollon, Jupin et Tervagant. Cetle confusion premiere de l'image n'a pas permis que les Sarrasins de l'epopee eussent aucune nuance propre; on les a figures sur le modele des Chevaliers francais, soumis aux lois d'une meme feodalite, et fort semblables a eux dans leurs gestes et propos. Ii traine bien dans le poeme quelques vestiges de mots arabes deformes; mais c'est la tout en fait de couleur locale: les Arabes ont si peu de caractere qu'aussitot vaincus ct pris, ils ne font pas de difficultes a devenir ( vrais Crestiens,! Ce type, consacre d( bonne heure, on le retrouverait dans toutes les epopees de ce qu'on a pu appeler a le cycle de la croisade ', et dont la moins inconnue est encore le Pelerinage de Charlemagne a Jerusalem: on sait combien 1'Asie s'y fail imaginaire et fantastique, et il en est ainsi dans toutes les autres oeuvres; on est rneme surpris a rencontrer parfois, comme par inadvertance, des details vrais en ces descriptions inventees: de riches broderies orientales ou d'interminables d efil6s de chameaux. Cree par l'epopee, ce type a trouve place, sans modification, dans toute la litterature, et nous pouvons contempler par exemple avec un indicible amusement les musulmans du Jeu de saint Nicolas, qui, apres avoir livre de grandes 1. H. Pigeonneau, ouvrage cite.

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INTRODUCTION. 9 batailles, se convertissent tous a la fin par l'entremise (de saint Nicolas. Leur idole, Tervagans, en est bien quelque peu fachee et son mecontentement jaillit en un jargon qui peut-etre a la pretention de pasticher l'arabe: TERVAGANS. Palas aron ozinomas Baske bano tudan donas Gehe amel cia orlay BIreCc ih6 pantaras tay. LI 1I1EUDOM. lois que voloit il ore dire? LI R)01S. Preudom, il muert de duel et d'ire D)e che c'a Dieu me suis turki6s. Ce serait le cas d'assurer, contrairement a Moliere, que Ic langage turc dit peu de choses en beaucoup de mots! mais on n'aurait guere compris alors que ce roi sarrasin, ancotre du truchement Covielle, voullt amuser son public par l'6trangete des sons qu'il faisait entendre. Sans doute I'auteur put penser qu'il avait fait la de la vraie couleur locale. Nombreux aussi sont les tromans dont l'action se passe a Constantinople, ou qui se sont enrichis d'elements orientaux, ou meme qui sont tout entiers tires de quelque fiction arabe'. II semble que l'imagination des conteurs eit pu se faire une richesse litteraire facile avec l'exotisme de la donnee. Je ne parle point ici des fables, nees des recits orientaux2, si abondamment repandues au moyen Age: leur matiere avait ete trop modifiee, on les avait trop accommodees aux moeurs europeennes, et d'ailleurs les 1. Par exemple, le dlit de l'empereur Constant. -- Parlenopeus de Blois; Cligq)s de Chretien de Troyes; Cleomadcs; 1Berinus; Clarus; 'Escoufle Eracle par Gautier d'Arras. - Le roman des sept sages. 2. J. Bedier, Les Fabliaux, Paris, 1893. -- G. Paris, les Contes orientaux dans la litte'ature francaise du mo0yn dge (Ioesie franpaise au moyen dge, II, 7:;).

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10 L'ORIENT DANS LA LITTEllATUIIE FRANCAISE. intermediaires par lesquels elles passerent.avaient ete si nombreux qu'il ne pouvait rien leur rester du caract;re originel. Mais les romans d'aventure eussent singuli(rcment p)rofite a imiter, nrnme de loin, l'exuberante invention des auteurs arabes, dont se divertirent avcc joie, plusieurs siecles apres, les lecteurs des Mille el une Nulls. Il n'en est rien, et les princesses lointaines qui y paraissent ne sent jetees que dans les aventures banales familiercs aux Alnadis; on s'empressait d'ailleurs de les l)aptiser, d'abord par l'amour (liii les poussait vers un cllretien, ensuite par un vrai baptleme. C'etait la revanche lilteraire de la Clhrtiente; ne pouvant chasser les Turcs des Lieux Saints, on faisait d'imaginaires diversions sur leurs harems, clos par une barriere fabuleuse de draperies d'or. Mais de tcls cnl6vecments n'etaient que fictions d'un moment et l'inagination ne s'en trouvait pas beaucoup excitee; du moins elle elt pu l'etre la vue des richesses que les commerqants, par de multiples ct coiteux intermediaires, faisaient venir de l'Asic jusqu'i la France. Tapis de Turquie, soie et satin de Chine, pierres precieuscs de Perse, 6pices indiennes, les trouveres avaient pu voir tout cela de leurs yeux; mais, sans songer en tirer parti pout entourer d'un cadre l6ger leurs contes orientaux, ils se contentaient d'admirer toutes ces belles choses ( ouvr6es dc la mnain des Sarrasins 2 ) et d'y soupgonner quelquc puissance malefique. Le commerce avec le Levant cit pu cepen(lant ouvrir les yeux et i)ousser a une conception moins fausse des chloses et des gens d'Asie. Les eclianges diRs le (lebut du moyen age sent nombreux et frequents3; par l'Italie et 1. Voir, par cxemple, D'un ecolier amnoureux le la fille du souda)n de Babylone, recueilli clans la Nouvelle Flabrique des e.rcellents trailes de verile, 1579. 2. Voir les exemples dans Fr. Michel, Recherches sur le commerce... des eto/fes de soie, Paris, 1852, II, 6i. 3. Depping, lisloire dn commerce entre le Levant et l'Europe, Paris, 1830.

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INTROD)UCTION. 11 Venise, par Marseille et Bordeaux sc repandaient en toute la France les ballots qui, venus de l'Inde et de la Chine, avaicnt passe aux mains des caravaniers de la Mecque. Au temps des M6rovingiens on connaissait deja les epices; les cadeaux retentissants dl'Haroun-al-Raschid h Charlemagne symnlolisent un commerce dcl.j (leveloppe; plus tard, au temnls des croisades, l'extension fut considlrable, et elle sut grandir encore jusqu'au xiv" siecle. Mais la curiosite des aclheleurs semble n'avoir pas ete enue; au xlx siecle seulcmenet, on sera assez nerveux et impressionnable pour rever d'un voyage au Jal)on parce que i'on,loit du the dans une tasse ai la lporcelaine historiee! ( L'Europe resta longtemps plongee dans une ignorance presque complete sur l'origine e tant de productions precieuscs qui se repandaient clez elle. II se passa des siecles avant que cette espetce de Instere ftlt i6voile. > Bien mieux, pendant des centaines d'annees, les artisans du rnoyen age reproduisirent, dans l'ornementation des 6toffes (Il'ils composaient a l'imitation des tissus d'Orient, des caractbres arabes qu'ils ne comprenaient point. Cette incuriosite, dont rougirait aujourd'liui le plus ordinaire touriste, acheteur de cuivresalgeriens, est bien l'attitude imagee du moven age. ( Les caravanes de Florence, de Venise, de Bruges, assure M. Gebliart, rapportaient de Perse, de l'Inde et de la Chine, dans leurs ballots avec l'ivoire, la poudre d'or et la soie, la vision de civilisations eblouissantes et de religions plus 6tranges encore pour la chrdtiente que l'islamisme u. D Cette vision, que jamais les hlommes d'autrefois ne trou- Il(yd, Ilistoire (It commlerce du Levant anu moyen dge, trad. fr., Leipzig, 1885. - Pigeonncau, Histoire du commerce de la France, Paris, }SS8. - Fr. Michel, ouivrage cie'. 1. H. Pigeonneau, ouvraqe cite, 1, 217. 2. Fr. Michel, ouvrage cite, II, 131. 3. Gebhart, Conteuos floentlins, p. 3.

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12 L'ORIENT DANS LA LITTERATULE FRANCAISE. verent vraiment dans les foires oh se vendaient les produits exotiques, ils faillirent bien la recevoir de Marco-Polo et de ses recits merveilleux. Apres avoir passe vingt ans en pleine Mongolie, ayant traverse la Perse, I'Inde et la Chine, touche peut-etre au Japon, apres avoir vu des spectacles et des mceurs qu'il comprit rarement et qu'il interpreta toujours l'une mani; re etrange, le voyageur venitien fit rediger en francais, tout a fait a la fin du xile siecle, le detail de ses voyages; cela s'intitula Le livre de Marco Polo, citoyen de Venise l; les savants qui le lisaient pouvaient connaitre les <( chemins menant aux 6pices precieuses, a la poudre d'or, a l'encens, a l'ivoire, aux betes rares, aux ruines colossales, aux rites etranges, aux voluptes mortelles. Le soudan de Bal)ylone, le pretre Jean, le grand Khan des hommes a la face jaune, le vieux de la Montagne, les emirs et les khalifes, Mahomet, les peres de la Thehaide, ]es ermites du Gange, formaient la-las colmrne une humanite extraordinaire 2. I1 y avait tout cela dans ce livre des merveilles et Lien d'autres choses. qui aujourd'liui deconcertent parfois meme un lecteur averti. Mais l'ouvrage resta fort longtemps peu connu, et c'est a la fin du xve siecle seulement que limprimerie naissante en r'epandit dans 1'Europe etonnee les editions et les traductions 3; jusque-la ces extraordiinaires recits n'avaient etc lus que par un petit nombre (le lettres; d'ailleurs ils ne voulaient point se laisser convaincre, et personne ne crut a la verite de la relation. Des lors, il etait impossible (que le ouit de 1'exotisme naquit a la lecture de ce manuscrit, dont on jugeait les fictions si invraisemblablement iomanesques. 1. Edition Pauthier, 2 vol., Paris, 18l5. 2. Conteurs florentins, p. 217.:3. La premiere edition latine parut a Anvers vers 18:;, et la premniere edition italienne en 14961.

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INTRODUCTION. 13 Cela amusait l'imagination ou la terrifiait, sans lui donner l'enthousiasme que produit la vision de spectacles 6tranges mais crus reels. Au reste, si l'exotisme avait dul naitre au moyen Age, les lettres n'auraient pas attendu Marco Polo pour en parer leurs ewuvres 1; d6ejt chez les anciens et dalls les Thesaurus ou les Sommes de I'epoque, ils pouvaient lire d'incroyables assertions. Brunetto Latini, dans ( li Livres dou Tresor" 2, pr6tendait leur donner une vision de 1'Inde et des Inliens: Ticx i a qui ocient lor peres avant que ils dechieent par viellesce ou par maladie; et si les mangent et ce est entre euls une chose (le grant pilie. Cil qui habitent au mont Niles ont les piez retors, et est la p)lante desus et ont en clhascun pie? huit doiz. Autres i a qui out tesle de cliion; el plusor nont cliief; mais lor oilz sont en lor espaules. l nes autres gens i a qui maintenant qu'ils naissent, lor chevol deviennent chenu et blanc, et en la viellesce nercissent. Li autre n'ont que un oil et une jambe et corrent trop durement. Et si a femes qui portent enfanz t cinq ans, mais ne vivent outre l'aage de huit anz. Tos les arbres qui naissent en Inde ne sont onques sans fuelles. Cette image extravagante ( de la partie d'Orient qui est appelee Aisie, semble creee a plaisir pour heurter le sentiment de la vraisemblance 3; et meme si on l'avait prise au s6rieux, elle ne pouvait donner que l'image horrifique d'un pays de monstres, propres a epouvanter la poesie et a arreter comme devant un rempart infranchissable les heros de roman. De fait, il semble que la grande muraille de Chine se soit etendue au moyen age le long de l'Asie tout entiere et qu'elle l'ait assidumnent protegee contre les curiosites de la litterature. 1. Voir les neuf chapitres du Sonfe dul vieil Pelerin de Ph. de MWziires, relatifs a l'Orient, composition allegorique du xive siecle (Revue de l'Orient Chfr/elien, t. IV et V). 2. Puhlie par P. Chabaille, Paris, 1863, p. 151. 3. Errera, dans son Epoca delle grandi scoperte yeographiche, constate la disparition au nioyen age des connaissances de l'antiquite sur l'Asie; du moins il n'tait reste que les plus fantaisistes et les plus erronees.

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14 L'ORIENT DANS LA LITTEIIIATUR11E FRANCAISE. III L examen a etC superficiel et rapide; leut-etre, en remuant les vieux textes, y (lecouvrirait-on (uelqtlues aspects (le veritable exotisme. Mais on ne (lemontrerait pas ainsi (cue le moyen aige a donne son attention aux choses d'Orient l'une mnanicre vive, ni surtout qu'il y a rechlerl'h les impressions particulieres et fortes qui nous plaisent aujourd'hui. Faut-il tAcher d'en produire une explication? cela lie sera pas tout t fait inutile a notre sujet; une fois disparues les causes qui faisaient olstacle au d(eveloppem elrlt de l'exotisme, d'autres causes out pu a'ir, lrompltes a diriger vers l'Asie la curiosit6 f6colde des e(crivains frallcais. Si la litterature m(dievale se mont s nt si ildliffreelte i l'(rient, c'est qu'elle etait de sa nature peu curieuse; m'Ine ses pane-gyistes en convieinent. L'liorizon de vie qui s'etendait devallt la plelsee des hommes d'alors leur paraissait suffisamment large; leur reflexion, acharnee a r6soudre des problernes etroits et quelquefois mesquinis, jn'6prouvait pas le besoin qu'on etendit sa matiere. ( Le mondle materiel apparait a l'imaginationl comme aussi stable que limite, avec la vouite tournaite et constellee de son ciel, sa terre immobile et son enfer; il en est de mmee du monde moral.... Personne ne songe a protester contre la societe oi il est ou n'en reve une mieux construite.... Le monde d'alors est etroit, factice, conventionnel '. ) Un sentiment manquait tout a fait, celui de la diversite des choses et des gens, a travers l'espace comme dans le temps; et il n'y a pas beaucoup d'exageration a dire avec M. Brunetiere: ~ II semble qu'au moyen age une facon de penser et de sentir com 1. G. Paris, Litterature franacise au moyen age, p. 31.

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INTIRO)UCTION. 15 n tune... ait opprime ]iendant plus de quatre ou cinq cents ans, et comnme an6anti toutes les distinctions d'origine de race ct (le personne 1. Or, l'exotisme est surtout fait de cc sentiment de la (iv-crsite; il ne pent paraitre que lorsque la ipensee, enfin elargie, (leviiet capable dl'imaginer d'autres aspects lue les paysages familiers, et de se fiigurer des sensations on des raisonnemcnts faits sur un autre modele que les sicns. Les enfants et les hommn s sans culture ne songent pas ai concevoir ce qui est trop diff6rent d'cux; I'image di'un (Clinois ou I'un ngre s'offre a leurs yeux sotus forlne d'une caricature; c'est pour eux un etre b(iti a letur ressemblance, mais afflig6 ('un invraisemblable dleIi iseement; suivant l'age ct le caractere, ils ont pteur on se molutent, mais ils nc pensent plas quc cet. tre puisse avoir a lui un eiisemble d'idees et d'habitudcs aussi rcslpectables quc les leurs. L'exotisme semlle dorc n'avoir pas pu vivre au moyen age; et minie, s'il y avait paru, son existence n'aurait pas ete longue. Les croisades avaient eveille ct entretenu un vif Inouvement d'attention vers l'Orielt; mais c'est, si je puis dire, a la venue (le l'Occident en Orient, au role qu'il etait al)lele a y jouer, et non a l'Orient lui-meme qu'on s'interessait. Aussi lorsque l'elan des croisades s'epuisa lans l'insucces et l'indiff6rence, la pensee de l'Europe s'en alla vite loin de l'Asie; d'autrcs soins s'imposaient a elle: c'est le moment oui, par des luttes interieures et de grandes guerres au delhors, se forment les principales nationalites et se constituent les Etats modernes. Cette grande oeuvre consomme toutes les energies, et bien que son dessein ne soit point visible alors a ses artisans, elle detourne les Fran(;ais du xisv et du xve siecle vers la contemplation uni 1. Manuel de l'llistoire de la litterature franfaise, p. 3.

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16 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE FRANCAISE. quement de la France. On sait avec quelle indifftrence veritable la chretient6 apprit que l'Infidele tait entre dans Constantinople; le Turc devint l'allie du Roi Tres Chr6tien, ce qui acheva de lui enlever tout caractere exotique; et, comme pour precipiter ce detachement, les causes economiques y melerent leur jeu; le commerce avec le Levant, si developpe au XIle siecle, et qui avait requ des croisades un tel regain, s'alanguit a partir du xivl siecle, et le moyen age finissant le laisse Lien faible '. Si les commerqants abandonnaient la partie, source autrefois de riches profits, c'etait decidement que la France ne voulait plus de l'Orient, tel qu'elle l'avait vu au moyen age. Aussi disparait-il tout a fait de la litterature et jc ne sache point qu'il fasse vraiment figure dans aucune wuvre importante du xve ou du xvi\ siecle: les poetes de la Renaissance s'enferment en des salles (de college et lprolongent devant les livres anciens leurs apres-midi studieuses; insoucieux des voyages qu'accomplissaient alors les navigateurs de tout pays, ils ne paraissent pas se douter qu'on puisse aller plus loin que Rome ou qu'Athenes. Les coiteurs empruntent a des sujets orientaux, dont apparemment ils ignoraient l'origine, la matiere de quelques rares et incolores nouvelles; parmi les ( belles et honnestes dames ) de Brantome, il se trouve bien une ou deux Turques, mais sans cachet exotique. Rabelais, quoiqu'il ait parle de tout et qu'il ait promene ses heros gigantesques dans maint domaine, reel ou imaginaire, n'a point l'idde de leur reserver des aventures turques ou indiennes: assurement Pantagruel a bien a un moment dessein d'aller au royaume de Catay, mais c'est pour y clercher l'oracle de 1. IIeyd, ouvrage cite. - P. Masson, Histoire du commerce fran'ais dans le Levant an XVII' sidcle, Paris, 1896. Pen apres, I'ouverture (le la route nouvelle des Indes hAtera la d6cadence de ce commerce.

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INTROI)UCTION. 17 la dive Bachuc! encore son intention tourne-t-elle court: lui et son ami Panurge se contentent de refaire, apres Jacques Cartier, quelques 6tapes su'r une route de mer qui n'alboutit point aux Inles '. Panurge, lorsqu'il offre a Pantagruel ses salutations en quatorze langues, balbutie bien (lqelques sonorites etranges, oil l'on peut, parait-il, retrouver les vestiges de vrais mots arabes; nais ses connaissances sur l'Asie ne vont pas plus loin. Enfin l'homme, (qui a tout lu et qui sait tout, Montaigne, ne seml)le jamais avoir eu, dans sa ( lil)rairie ), la moindre hantise de l'Orient. S'il parle des veuves indiennes et de leur suicide sur le tombeau du nmri, c'est qu'il a lu cette coutume dans Properce 2; il ne s'en etonne pas beaucoulp et passe sans insister; au xviIC sicle, on s'en indignern. Meme reserve et emOme brievete, qu'il s'agisse du paradis de Mahomet ou du fatalisme des Turcs 3. Voilh un silence bien significatif tout ce qui a occupe la pensee des hommes du xvic siecle parait, sous une forme ou sous une autre, dans les Essais. 11 n'y est rien dit (le 1'Orient, il ne lui y est temoigne que de l'indifftrcnce. L'attitudle de Montaigne (tait celle de son 6poqlue, et nous pourrons constater abondamment combien enfantine et ridicule etait la conception de l'Orient chez les premieres generations du xviir siecle. Le goit pour l'Orient etait mort *. Or il a eu sa renaissance au milieu du xvie siecle, et voila justifiee la late (lont nous avons fait un point de depart. Con me de la Renaissance proprement dite, on peut assurer de cette reapparition (le l'Orient dans la litteI. Abel Lefranc, P'antaf/,lel explorateur (Revue de Paris, 1"' fevrier 190-). Les navigations de Pantagrulel, Paris, 1905. 2. Essais, liv. II, chap. xxix. 3. Es.ais, 6d. V. Leclerc, 11, 181; III,,163. 4. En l1:71 les Indes orientales sont consid6eres comme, les pais du monde les plus harbares presque,,. (Recueildes plus fraiches nouvelles ecrites (les hlldes orienlales 1pa ceux de la Comrpagnie de.lsus, Paris, 1571, p. 5.) 2

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18 L'OR[ENT DANS LA LITTERATURE FRANCAISE. rature qu'elle fut veritablement une naissance; du moins se presenta-t-il alors sous une forme nouvelle, et le mot exotisme 1 pourra, avec des reserves convenables, definir certains aspects de cette tradition litteraire en mal de formation. On cherchera, au debut de cette etude, a rendre raison de l'evenement; et l'on constatera ensuite l'6panouissement, en de multiples et vigoureuses pousses, d'une mode jusque-la inconnue; on montrera que la croissance, d'abord lente, s'est tout d'un coup brusquement precipitee, ainsi qu'il arrive souvent aux arbres d'Orient; le XVIlI siecle, quelquefois avec beaucoup d'irrespect, exploite cette riche v6getation. Comme le goot pour l'Orient n'a cesse ensuite de grandir, il semblerait que cette etude ne puisse avoir de fin, ou du moins qu'il faille la prolonger jusqu'a nos jours. On croit devoir pourtant l'arreter a la fin du xvIle si6cle, a la veille de la Revolution, non point par une vieille superstition qui suspendait en l'annee 1789 la vie normale des gens et des institutions, pour la diriger ensuite sur de nouveaux chemins; mais parce que la conception de l'Orient a 6et modifiee alors par un grand fait historique, et tout a fait renouvelee. D'une mode, jusque-la presque uniquement litteraire et artistique, il est ne une science, l'orientalisme. On etablira, a la fin du livre, que c'est vers 1780-1790 que s'est reellement constituee cette science nouvelle, dont la France du xix" siecle a rcgu un si grand clat. Par elle, l'image de l'Orient a ete a nouveau modelee sur l'Orient mieux connu: et la litterature a recueilli ces profitables indications; personne ne songera 1. Le mot est moderne. II se trouve ddej dans Rabelais, IV, 2: < Marchandises exoticques,, mais au sens seulement de, qui ne croit point dans le pays,. - Le Dictionnaire de l'Academie n'admet ce sens qu'en 1762: 'acception moderne y figira en 1878 seulement. Le mot et l'idee avaient deja une longue vie.

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INTRODUCTION. 19 a comparer l'Orient tel qu'il est dessine dans Voltaire avec la vision que nous en donne Leconte de Lisle! La naissance de l'orientalisine sera done l'aboutissement (le nos recherches; l'Ftude assurement serait grandement int&eressante, qui du meme point de vue envisagerait le sIXe siecle. Mais il faudrait pouvoir y parler avec competence d'Anquetil Du Perron ou de Burnouf; c'est affaire a quelqu'un de leurs eleves d'aujourd'hui. On serait content d6eji, si ce livre pouvait montrer comment tout un mouvement d'idees, surtout exploite par la litterature, a ouvert pendant Ic xvil et le xvyII siecle, d'abord des chemins au trace incertain, puis quelques vraies routes vers la connaissance serieuse (le l'Orient. I V Mais voici longtemps deja que nous usons (le ce mot Orient sans en avoir bien precise lc sens; et, apres avoir tente une delimitation historique du sujet, il conviendrait peut-etre de faire meme travail pour ses frontieres geographiques. L'Orient lilterailre (je prie qu'on me passe l'expression suftisamnent claire et fort commode a l'usage) n'est pas l'Asie. Le domaine de nos recherches paraitra, je crois, fort nettement determine; mais encore faut-il, en le delinissant, prouver lue l'on n'a point agi par caprice et que l'Orient (de cc livre est aussi l'Orient de la litterature au xvne et au xviii0 siecle. La logique veut que l'on justifie d'abord les eliminations; bien que Jerusalem soit ville d'Asie, et que la Palestine s'etende proche de la Turquie, il ne sera point parle ici de la Terre Sainte; pourtant de nombreux voyages retien 1. Voir le Catalogue de l'llistoire d'Asie a la Bibliotheque Nationale; -

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20 L'ORIENT DANS LA LITTEkATURLE FRANCAISE. nent, en plein xvllln siecle, 'attention des lhommes de France sur les pays qu'avaient illustres les croisales. Mais jainais les 6crivains d'alors n'ont mele la terre du Christ a l'ilnage qu'ils avaient de l'Orient; on le comprcndra ais6 -ment; aujourd'hui encore, les voyagcurs qui vont vcrs Jerusalcm, croyants ou non, ne pleuvent pas se deprendre d'une sorte d'obsession: le souvenir du christianisme naissant nuance tous les paysages. lenan visita la Galilee, mais il n'en requt ni n'en donna Ulne vision pittoresquc; il voulait simplement voir se dessiner en lui le cadre de la vie de Jesus; ct il semble bien que des visiteurs, meme plus humbles, ne puissent se departir (le l'attitude imposee par l'extraordinaire puissance ices souvenirs lere;ditaires; les contemi)orains de Bossuet ou de Voltaire subissaient plus encore que nous cette necessite. Aussi, lorsque l'image de la Terre Sainte apparait clhez cux, c'est qu'ils ont un dessein pieux ou qu'ils discutent do religion; ce n'est pas pour eux une image littcraire et artistique; la lilteraturc n'en a (lone point use, et l'on peut (lire sans exageration que la Palestine en est tout a fait absente, tant au xvnI0 qu'au xvmnci siecle. Les po;tes du moyen age qui l'avaient connue, ct quelquefois rcpresentee en leurs vers, avaient et6 egalement incapables do tirer d'elle un exotisme qu'elle ne comporte pas. Pour des raisons tout a fait semblables, et 6galelment aisees a anmettre, jamais on n'a eu l'idee d'aller chercher une impression exoliqluc dans cc quc j'appellerai l'Orient antique: certes Babylone et Ninive, Sardanapale et Se6niramis, Alexandre conquerant les Inles, sont des visions l'Orient auxquelles, aujourd'hui, nous donnons volontiers la couleur pittoresque qui peut-etre leur est convenable; T. Tobler, Bibliotheca f/eogrYphica Palestliinx; - Calalogue de la bibliolh/que orientale de M. Sche/'er, ). 108 et suiv.

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INT'1 ODUCTION. 21 mais il a fallu i cela tout 'effort des historiens, toute la curiosite des explorateurs, toutes les richesses sorties des dernie(res fouilles scientifiques. Et i'on peut maintenanlt monter a grands frais, aux arines dte Beziers, quel(ue draine p)ersan ou quelque ol-)ra babylonien, dont nous croirons reels les decors et les costumes; mais qui pensera ainsi satisfaire un vrai gout d'exotism-e! On a la 1'exhumation d'un passe, penil)lement et mal ainent au jour, ct non pas le spectacle color( et 6trange lue nous otfre la descriptiol d'une rue dle Pekin, l'arrivete lte pelerins sur les lords du Gange, ou simnplenent la vision d'une caravane qui s'allonge au sortir d'une oasis. Au xviiC et au xvlll siecle, on cut et e ncore bien plus eml)arrasse a mettre de e ives couleurs sur des tableaux ou l'on n'cn avait jamais vu: les mocurs assyriennes, les royautes du Pont, l'Inde de Porus n'etaient connues que par les textes des anciens; elles avaient renu, si l'on peut dire, une naturalisation grecolatine, et personne ne songeait a leur restituer l'apparence originelle. Mithridate, dans Racine, parle comme un imrlverator romain; qui pourrait discerner entre Alexandre et Porus la moindre dliffrence de race? Vraimient les sujets de cette nature ne sont orientaux que par les rares indications geographiques qu'ils enferment'; mais ils sont, pour tout le reste, trait6s d'apres l'ideal antique cher a l' poque classique. Ces retranchements ne sont point notre ceuvre; ils constatent simplement un fait litteraire: le public du xvwr" siecle, mialgre son go'it trWs decide pour les choses d'Orient, n'a jamais fait entrer dans sa vision famili6re de l'Asie exotique ni cc qu'on lui racontait de la Terre Sainte, 1. On n6gligera ainsi des wcnvres comine la Roxane de Desmarest (1650), la Mo1rt de iro.rane (li.S), 1'Ale.xandre et le Mit/iridale de Racine, le Zares (de Palissot( 17'i 1), la Nitocris, reinee de Bab/lone, tragedie de Du I-yer (16;O), etc. On fera a peine allusion h des teuvres conime la Semiamnis de Voltaire.

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22 L'ORIENT DANS LA LITTElIATURE FRANCAISE. ni ce qu'il lisait de l'Orient dans les auteurs anciens ou dans les tragedies qui s'en inspiraient. Mais le domaine of ilpouvait deployer son imagination n'en etait pas moins tres large. Sous le nom d'Orientaux, 6crit Galland, je ne comprends pas seulement les Arabes et les Persans, mais encore les Turcs et les Tartares et presque tous les peuples de l'Asie jusqu'h la Chine, mahometans ou paiens et idolAtrcs '. Ces lignes sont de la fin du xvil" siecle, au moment precisement ofu vient de se constituer limage litterairc de lOrient; cinquante ans apres, en plein xviII' siecle, on n'a pas rendu ces limites plus etroites et a les nations orientales ) sont toujours celles qui s'etendent dlepuis les Dardanelles... jusqu'au fond de la Coree2 ); mais toutes n'y figurent point: Je vous epargne, dit Voltaire, les peuples du Tunquin, du Laos, de la Cochinchine chez qui on ne pin6tra que rarement.... et ou notre commerce ne s'est jamais bien etendu 3....,a CorIe, la Cochinchine, le Laos, Ava, P6gu sont des pays (de peu de connaissancc 4. On le voit, le domaine que d6finit l'enumeration de Galland ressemble exactement a celui que Voltaire a circonscrit par ses restrictions: l'Essai sur les moeurs, qui est, de tous les livres du xvjri siecle, celui ou l'Orient tient le plus de place, fait toujours paraitre sous celtc denomination: les Arabes, les Ottomans, la Perse, l'lnde (le Mogol), la Chine et le Japon; joignons-y le Siam, dont la mode fut tres passagere, et nous pourrons rester assures d'embrasser tout l'Orient litteraire d'alors, et, ce qui est mieux, de n'y rien ajouter. 1. Galland, Paroles remarquables (les Orientaux, Paris, 169I. Avecrissement. 2. Voltaire, Essai.ur les mwurs, clap. CXLII. 3. Essai, chap. CXLII. 4. Evsai, chap. cxcvi.

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INTIiO1)UCTION. 23 Aujourd'hui une distinction nous est devenue naturelle; les peuples du Levant ne font point mneme figure en notre esprit que les nations d'Extreme-Orient. Mais c'est la le resultat dles etudes orientalistes, l'effet aussi des relations plus suivies que nous avons entretenues avec les pleuples d'Asie. Le xvII1e siecle, a part quelques gens d'etude, n'eut guerc conscience des diff6rences profondes (de civilisation qui s6parent les hommes repandus en de multiples groupements sur l'immense Asie. De nos jours encore, le peuple, ou Ineme le grand pulblic distingue-t-il bicn dans son esprit la conception d'un Turc de celle d'un Indien, celle d'un Persan de celle d'un Chlinois? Ce sont les restes d'une confusion primitive. Mais ole telles observations commencent a n'avoir plus le caractere, qu'on voudrait leur laisser, de preliminaires. Voici venir maintenant la recherche des sources par lesquelles le xviil et le xvile siecle connurent l'Orient, puis l etudc du parti que leur litterature tira de cette connaissance.

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PLu 1EIS1tEMI1EJ PAR TIIE LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT

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CHtAPITIRE I LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT AU MILIEU DU XVIl SIECLE I. Le roman et la tragedie a sujet oriental (lans los deux premiers tiers du xvJll siecle: manque d'exolisme. 1II. liaisons de cc manque d'exotislme: insuffisance des sources; part tar(live le la France au mouvement (les voyages; tendances generales du xvll siecle. 11. Raisons de l'apparition, vers 1660, du goCt lpour l'Orient: multiplication les voyages; l'expansion colonialc. Formation (le la connaissance dle l'Oricnt: les sources; leur division. I On fit en 1662 un carrousel vis-a-vis les Tuileries dans une vaste enceinte qui en a retenu le nom (le place du Carrousel. Il y cut cinq quadrilles. Le roi dtait a la tete des Iomnains, son frere des Persans, le prince de Condo des Turcs; le duc d'Enghien, son fils, des Indiens, le duc de (uise des Americains '. Le spectacle devait etre curieux et divertissant: dans un aimal)le internationalisme s'unissaient l'antiquite et les temps modernes, toutes les parties aussi du monde; les seigneurs de la cour avaient revetu, j'imagine, leurs plus ricles habits brodes, agrandi leurs rhingraves, allonge leurs canons et multiplie les rubans: tout au plus avaientils edifie sur le chapeau de feutre une mince aigrette a la 1. Voltaire, Siicle de Louis XIV, 6d. Bourgeois, p. 467.

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28 L,2 CLONNAISSANCE I)E L 1O1ENT. mode turque. Ainsi par6s et chamarres, ils caracolaient devant une assemnbl6e tic nobles dlames, et s'efforQaient de se vaincre les uns les autres en prestance, politesse et galanterie. C'est la l'image vivante des romans (l'alors a sujet oriental; les personnages qui y paraissent prennent tout juste la peine (et encore pas toujours) de se couvrir d'un nom ldemi-balbare; mais ils restent Fran(ais et courtisans dans toutes louts maniercs; ils aiment, et comnlbattent, et conversent, coirnie on Ie fait i la cour et a l'arml e; et s'ils se pretcndent Persans ou Chinois, ils ne dissimulent pas Ie dessein de leur dieguisemcnt, pas plus que les scigneurs clievauchant sur la place du Carrousel: ils desirent simplemcnt que les legeres singularites de leur costume leur vaillent, de la part des lectcurs, plus d'attention qu'on n'en donne, parce qu'on les a trop souvent vus, aux hleros vetus a la grecquc ou a la romaine. Les romans a personnages clhinois, persans ou turcs sent en somme assez peu nombreux au xvlle siicle; tout au plus, avec beaucoup de bonne volont6 et de recherclies, 6crirait-on, at la suite les uns des autires, une trentaine de titres plus ou moins orientaux1; c'est peu, si l'on songe au 1. Voici.ine liste quii peut Ctre considerde comrnie a pcu pries conllele: I)u Verdier, les esclaoes ou ihistoire (le l'erse, 1628. - Gonlmerville, IolPexalndre, 1629 (reidl. nomlbreuses). - J. 1(. B., les aoventures de la cour dle l'erse oic sont rtaconltecs plusieurs histoires de gtuerlre et d'almouor alrrivees dle no/lre teCmps, 162)92. - De I,ogeas, I'lilsloire cles trois fre}res princes de Conslanlinople, 1632. - Mile de Scudllry, Ibrlahim ou l'illuslre aJ(Itsa, 16'i1. - I)u Bail, le 'oameu.x Chinois, 16 i2. - (., Ladice ou /es vicloies dtl fran(d Tamerl(tn, 1i6;O. - (iombleville, la Jeotne Alcidiane, 1651. - Segrais, Floricdo ou l'amour imprudent, 1(656. - 1)u Perret, Sapor roi te l'erse, 166;8. - Deschamp)s,,lhemooires du S'e(iil sous A4murat II, 1670. - Zizimi, prince... hisloire cldauphioise, 1673. - Mine (Ic Villcdieu, Astelie ct Tamerlaon, 1675. -- A.ri amiire ou Ie roman chinois, 1675. - Tachmas, prince de I'er'se, 1676. - llaltigj o02 les amours du roy /de Tamaran, 1676. - La belle 'lrlque, 168t) (reimpression (lu precedent). - 1)e Preschac, la Princesse d'Ephesp, 1681. - Alcine, princecse de Perse, 1683. - Cara Mustalapha, rand viir, 1;681. -- Seraskier, bacha, 1684. - Iblahim, hacha de Bctde, nouvelle gqalanle, 1684. - Mile "**, Zamire, hisloire )ersaone, G687. - Zingis, his/oire tarlare, 1691. - S,/roes el l1irama, histoire persane, 1692 (reproduction de Zamire, 1687).

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AUI MIILIEU~ DU xVII" sIP~CE. 2 29 detveloppl)e lent, d*eja considerable a l'epoquc, de la production romanesque. Le premier parait vers 16;30, mais le mouvcment no pren(l vraimcnt forme qu'aux environs de 4160. Jusqu'i l'aplparition ldes Mille et 'ne N'lits de Calland (1'704) lqui transforment compltement le roman franqais exoti(lue, (lui en comrnenccnt at vrai dire l'}listoire, il ne parait goimre un ouvrage de la sorte qulc tous les trois ou quatre ans; un siecle apris, cola ciot sembloe l)ien insuffisant; mais si V'on s'en est content6 au xx\ii' siecle, c'est apparemmcnet (lue le gout pour l'Orient, ne faisant que de naitre, n'etait pas encore bien vif; cn tout cas ce n'est point sur cette partie de la litterature quc 1'exotisme, it sa venue en F]rance, dispersa ses premilerecs riclhesscs. De tous ces volIumIes (d'ailleurs le temps a fait prolmplte ct. dlefinitive justice; souvent ils ne sornt pilus conserv6s que par les notes I)ibliogral hiques d'un Langlet Dufresnoy; m ais ceux memcs (lont on va (derang'er l'immobhilite seculaire sur un rayon (le la Bi!bliothieque Nationale, ne donnent, ouverts et feuilletes, que des sensations fastidlieuses et poussiereuses. Toutcfois arretons-nous-y quelque peu: ces romans nous montreront quel (tait, vers le milieu (dlu xvul siecle, l'etat des connaissances du grand public sur l'Orient. L'Astre'e, comme on sait, domine avec une veritablle souverainet6 la litterature romanesque (lu temps: c'est de l'enuvre d'IHoiore d'Urf6 que se sont insplires et reclames (JGonlherville, La Calpren;dle, Mlle d(e Scudery, cent autres encore que la mndiocrite cle leurs ~euvres destinait a un imme(diat oul)li; aussi tous les romans que les auteurs chargeaient alors de flatter los gouts de la cour ou d'6veiller -- Le Noble, Zu/lima olt l'lamouzr p^',. 165. - Minme 1)**, lisloire et nventr)'e de Kfminski.qcorf/ienfle, 1696. - Mine de Villedieu, Melmoires (lu se'rail, 1702. - AMile D**, Ilistoire cles favowriles sous plusieurs rs'g nes, 1699 (r6ed. 1700, 1703, 1708). - L. N., Zalide, hisloire orieultale, 1703. - L'annee siuivante paraissent les Mlille et utnle NTis.

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30 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. les imaginations de la ville, sont, a quelques exceptions prbs, de veritables reproductions de l'Astree; le roman a titre oriental ne devait pas, quoiqu'il eut pu y trouver des facilites et des avantages, echapper a une telle influence. La Perse et la Chine, qu'on a la pretention de nous montrer, ressemblent trait pour trait a la contree voluptueuse ou le berger Celadon aima la belle Astree, et les fleuves qui l'arrosent ne sont que des affluents du Lignon. Ouvrons au hasard quelques-uns de ces livres; nous serons immediatement frapp6s par le nom des personnages: Florizene, Lisdamant, Astralinde, Alcindor, Dorilas, Florinde, Dorimeine sont les heros des Esclaves ou de I'Histoire de Perse (1628) et du Fameux Chinois (1642): on devine combien les heros eux-memes sont peu exotiques. Souvent il n'y a sous ces noms que de simples portraits dont les contemporains savaient aisement le secret'. Si par hasard ces Chinois ou ces Persans de salon veulent se distinguer des Fran.ais, des Romains et des Grecs de Mile de Scudery, on les appellera Allagolikan, Sunamire, Metairiout2, ce qui certes fait plus d'effet; mais c'est la chose rare, et ces nobles seigneurs s'empresseront du reste, par la galanterie de leurs manieres et la politesse de leurs propos, par leur allure a la derniere mode, de se faire pardonner leur nom barbare. A cet oubli l'intrigue se prete merveilleusement: amours chevaleresques, hauts faits d'armes, conversations galantes, enlevements, d6guisements, duels, empoisonnements, intrigues de cour et revolutions, tout cela se suit, s'interrompt, se reprend; c'est une foule d'episodes groupes sans lien autour d'un episode central, et ou chaque personnage, d&s qu'il parait, se croit oblige de derouler longuement le tableau de sa vie amoureuse et guerriere, avant 1. Ainsi le Fameux Chinois est accompagne d'une clef. 2. Tachmas prince de Perse, 1676.

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AU MILIEU DU XVII SIECLE. 31 que l'histoire reprenne au point ou il l'avait arretee, en arrivant sur la scene fictive du roman. Ces intrigues, deja si difficiles a suivre dans leur multiplicite et leur emlrouillement, sont elles-memes coupees et compliquees par de longs morceaux de poesie, par des stances, des elegies, des discours, des lettres, modeles de ]a correspondance galante du templs. Point d'effort pour le lecteur; il se sent dans son milieu, il retrouve la la vie ideale qu'il a vecue dans l'Astree et qu'il a un peu essaye de realiser dans la societe au milieu de laquelle il vit. It s'etait en effet passe ceci simplement: apres s'etre suffisamment aimes ou combattus par toute la France et par toute l'Europe, les heros de roman en golt de voyage, et ne voulant plus retourner sur les bords du Lignon qu'ils avaient depuis longtemps delaisse, eurent fantaisie de passer dans les pays lointains qu'ils avaient quelquefois entendu nommrer, et dont on commenqiait a parler beaucoup: Poliante se fit Persan et Alcindor Chinois; c'est en Chine desormais que Dorilas aima Florise, en Perse que Dorimont fut le rival de Lisdamant: mais ils avaient tous emporte de France leurs lhabitudes, et s'ils se plurent dans la contree nouvelle ou les jetait leur caprice, c'est qu'elle offrait les memes paysages et les nmemes spectacles que celle qu'ils avaient quittee: le fleuve du Tendre y arrosait des regions aimables. Pourtant il fallait justifier les sous-titres pretentieux dont s'alourdissait le frontispice du volume: histoire persane, rozman chinois. Quelquefois la scene du roman n'est pas meme situee ', mais le plus souvent les auteurs feuilletaientvite quelque ~ cosmographie ) ou bien une relation de voyage; et les rares mots qu'ils en retenaient, d6ja 1. Ladice ou les victoires du grand Tamerlan, 1651.

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32 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. ldformes, ils les recopiaient plus ou moins exactement dans leurs romans; les baschas, les sophvs et les eunuques y ont parfois un role, l'action se passe a Paquin (Pekin), a Xainton (Canton), a Chinansu ou a Holepaou, dans la province de Liampo ou dans celle d'Honao! A l'extreme fin du xvI" sie;cle seulement, quand deej le gofut pour l'Orient aura grandi, il se trouvera un auteur pour se piquer d'une erudition plus etenlue: il nous parlera des monnaies persanes que l'on appelle les abbas ou de l'ambassadeur qui a pour titre coloenzcha; il a soin d'ailleurs de redigeir des notes of il rnous explique ces mots etranges, d'autres encore, et oui il s'excuse sur les habitudes d'Asie de son style allegorique 1. Mais pourrons-nous tenir notre serieux devant ces etalages plus ou moins riches de couleur locale, lorsqu'on nous parlera des officiers chinois, gentilslhommes du regimentes des erds ), de scigneurs quivont faire leur cour i Pe6in r, de tournois ou les dames persanes donnent i leur chevalier de blanches echarpes 3? Comment ne pas rire en lisant au debut d'un chapitre de Zanire: ( Le soir il y cut bal chez la reine,? Voila ce que savaient et imaginaient, au milieu du xvleC siecle, sur les choses d'Orient, les auteurs de roman et le public pour lequel ils ecrivaient. I1 s'etait constitue un type de roman pseudo-oriental qui ne disparut qu'avec la lecture prestigieuse des Mille et une Nulits; a se laisser gagnrer par l'Orient le roman mit plus de mauvaise volonte que la tragedie, et il prolongeajusqu'au debut du xvnll siecle une resistance que celle-ci ne fit pas si longuc, ou lu moins dont elle se relacha par moments. Absence complete (de couleur locale, manque absolu de sentiment exotique, telle 1. Mine D**, Ilistoire et aventures de Keminski /qeorqienne, 1(96. 2. Le Fameu.r C/linois, 1642. 3. Syroes et Mirama, 1692.

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AU MILIEU DU XVIIC SIECLE. 33 est l'inpression que donnent ces quelques productions romanesques, d'ailleurs si d6pourvues d'interet; il est cvident que, vets 1650, ct assez longtemps apres, la grande majorite des lecteurs ne se sentaieit aucune curiosite veritable vers les pays lointains, dont ils connaissaient a peine les noms; ils n'avaient l'autre desir que de se voir peints eux-memes et reprotluits sous une forme idealisee, dans le roman coinrne au theatre. Meme spectacle en effet nous est assure', si nous voulons lire les trag6dies a sujet oriental, jouees pendant les soixante premieres annees du xviir siecle; avant Bajazet il en a paru uni quinzaine, tragedies ou tragi-comedies, dont l'action est presque toujours un episode de l'histoire turque; a peine s'il en est deux dans le nombre qui temoignent lUe l'auteur a veritablement senti les necessites de son sujet, ou seulement qu'il y a porte une curiosite particuli6re. La Sollane (le Bounyn (1561) est assez ancienne pour qu'on lui fasse l'honneur d'une mention, marque (le respect due aux precurseurs les plus humbles; mais il faut s'empresser de dire que si elle vient la plremiere dans la liste des sujets orientaux, il serait plaisant d'assurer qu'avec elle a comlinence un genre nouveau: la liste des personnages, ( Rose, Sirene, Rustan, le Chcur, Soltan, Moustapha, le Hleraud, le Sophy, les eunuques ), deconcerterait 1. Voici tine liste, a peu pros complete, qui va jusqu'aux environs de 1650. - Bounyn, La Sollane, 1560. - Mainfroy, la Rhodienne ou la cruault de Soliman, 1620. - Cellotius, Chosrois, trag6die latine, 1629.Mayret, Soliman ou la mort de Mustapha, 1630. - D'Alibray, le Soliman, 1637. - Scudery, Ibrahim ou i'illustre bassa, 1642. - Desmiaires, Roxelane, 1643. - Le Vayer, le Grand Selim ou le Couronnement tragique, 1643. -Scudery, Axiane, tragedie en prose, 1643. - Desfontaines, Perside ou la suite d'lbnahuim bassa, 1644. - Magnon, Tamnelan ou la morl de Bajazet, 1647. - Rotrou, Cosrodis, roi des Perses, 1658. - Cadet, Oiromazes, prince de Perse, 1650. - Jacquelin, le Solyman ou lEsclave gnereeuse, 1653. - Tristan 1'Hermite, la Mort d'Osman (compose en 1647), 1656. - Boyer, Oropcaste ou le 'Faux Tonaxare, 1662. 3

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34 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. deja la bonne volonte du lecteur: or cette liste, en raison de deux ou trois mots qui y figurent, est precisenent ce qu'il y a de plus turc dans toute l'euvre: on juge du reste. Du moins se met-on ainsi dans la disposition d'esprit convenable, pour juger la dizaine de tragedies pseudo-orientales, venues sur les traces de la Soltane: on sera porte des l'abord, non pas a y rechercher les vestiges d'un exotisme qui n'y est point, mais a se demander par quelle etrange idee les autcurs ont voulu que leur action euit comme scene Constantinople. A vrai dire ce n'est guere leur faute, et s'ils ont p6che en la circonstance, c'est surtout par manque d'invention. Les premieres de ces tragedies 1 t sujet exotique ne sont que l'imitation d'une meme piece italienne: il Solimano (le Bonarelli 2, qui eut grand eclat en Italie et de la passa en France. Successivement Mairet, Vion d'Alibray, Desmaires et Jacquelin en reprirent le sujet et les personnages, faisant, selon leur fantaisie, le denouement heureux ou lamentable. II y a la un chapitre, peut-etre interessant, des relations litteraires entre la France et l'Italie du xvnro siecle; mais c'est tout ce qu'on en saurait tirer. Voici la liste bien reduite; deja cette rarete des oeuvres, cette pauvrete d'invention sont significatives; mais, menie en choisissant un sujet original, si l'on peut dire, il sera aise de montrer que l'exotisme, vers 1650, n'est point encore pres de faire figure au theatre. Pour n'y point trop insister, je bornerai la preuve a l'analyse du Grand Tamerlan et Iajazet (1648). La scene est dans la Galatie sous la tente de Tamerlan. Le chef tartare et le sultan 1. J'ecarte la Rhodienne, 1621, oi sont uniquement racontes, les infortunes amoureuses d'Eraste et de Perside,, - et Ihrahim ou 'lllustre Bassa, 1642, histoire d'amour galant, delicat et genereux... au s6rail. 2. Venise, 1619.

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AU MILIEU 1)U XVIIe SIECLE. 35 menent l'un contre l'autre une guerre tres courtoise. Tamerlan aime la femme de Bajazet qu'il a faite prisonniere, et il la traite avec les gestes dont Pyrrhus, plus tard, enveloppera amoureusement la captivite d'Andromaque. Le fils de Tamerlan n'a pu mnoins faire a son tour que d'aimer la fille de Bajazet. Tandis que Bajazet, sous un deguisement, vient revoir sa femme au camp de Tamerlan, le fils du chef tartare se fait volontairemnnt prendre par les Turcs afin d'etre prbs de celle qu'il aime. L'imbroglio amoureux ne saurait se denouer que par une grande bataille, par le suicide aussi de Bajazet et de sa femme. La sensibilite de Tamerlan ne peot resister a la vue de ces cadavres: Qu'on les oste ('icy, Qu'on les porte au cercueil et qu'on m'y mene aussi! Apres une aussi comique invraisemblance des sujets, comment s'etonner qlue les personnages oublient sans cesse leur condition, et qu'une sultane par exemple s'ecrie en plein serail: Pour vivre en femme libre et qui depend de soy, 11 faut quitter le Louvre et s'1loigner du roy 1! Les exemples de telles distractions seraient nombreux, mais leur liste amusante n'ajouterait rien a la demonstration; il serait de meme tout a fait inutile de s'appesantir sur la cocasserie des denouements (( orientaux ) qui, dans quelques comedies de la memne epoque, font paraitre sur la scene un grotesque corsaire turc 2. O)n assure 3 que Corneille songea a placer en Chine l'action d'une de ses tragedies; il est amusant de se figurer avec 1. Circasse, dans Roxelane, 1643. Acte 1II, sc. ii. 2. Par exemple: Moliere, I'Ltourdi. - Tristan l'Iermite, le Parasite. 3. Moland, dans son edition de Voltaire, IV, 292.

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36 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. quelle singuliere image l'auteur de Cinna et de Rodogune, s'il eut persiste dans son intention, nous aurait represent6 le royaume du Fils du Ciel; quelque grandeur de sentiment qu'il eut donnee a ses lheros chinois, sa tragedie ne se fut point distinguee beaucoup de ses rivales en exotisme. Pour le dire d'une phrase, la tragedie (( orientale ) n'existe point avant L'a/azet; on peut l'apprendre de Corneille luimemen, car le jugement faux, que, par mauvaise huneur, il a voulu faire tomber durement sur la piece de Racine, convient de tous points a cellos qui l'ont prece(dee: 11 n'ya pas un seul personnagc qui ait les sentiments qu'il doit avoir et que l'on a a Constantinople; ils ont, sous un habit turc, le sentiment qu'on a au milieu de la France. II Mais on aurait beau constater, de vingt manieres encore, combien ces romans et ces traoelies sont pauvres d'exotisnie, on n'effacera pas le fait nieme de leur existence: rien de tel n'apparait au xvi" si6cle. C'est qu'en realite ces euvres prouvent la naissance d'un golit litteraire, encore incapable de prendre la forme qui lui conviendrait; et deux clhoses sont a expliquer, d'abord Flespece d'impossibilite oh 1'on etait encore, vers le milieu du xvll siecle, de faire de l'exotisme, quelque desir qu'on en p)ut avoir; ensuite et suitout les raisons qui donnerent naissance a ce desir, et les voies que prit alors pour le satisfaire la curiosite dies Fran(ais. Un romancier qui, vers 1630, et meme quinze ou vingt ans apres, aurait voulu se documenter sur la Cliine, fiut reste dans 1 embarras; point de livres oh il put trouver de vrais renseignements, des d6tails clairement exposes, ou meme des idees d'une generalite suffisante. Ce n'est pourtant pas

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AU MILIEU DU XVIlc SIECLE. 37 qu'il n'ait paru, dls le milieu du xvle siecle un assez grand nombre d'ouvrages relatifs at l'Orient; mais tous, un petit nombre excepte, ont trait aux choses (lde Turquie et bien peu en realite parlent de la Turquie elle-meme. Pour annoncer les progres dles Turcs en Hongrie, ou proclamer a l'Europe leurs,grrandes et ad(mirables defaites ), il fallait bien, h d(efaut des journaux, que le livre fit besogne de nouvelliste; il s'en acquitta, sinon fort bien, du moins tres souvent. Mais, dans ces petits livres halivement imprimes, jamais le Turc n'etait represent6 sous les traits d'un Oriental; on l'y voyait conmme un soldat incomparable, dont le courage et la discipline brisaient les resistances autrichiennes et longroises, et menacaient le reste (le la chretiente. Assur6ment le sultan semblait un personnage bien pen exotique, puisqu'on regardait en lui le rival surtout (d l'empereur; ses armie'es, qui mena(aient Vienne, avaient depuis trop longtemps quitte la Corne (d)r, pour qu'on se plreoccupat de leur lieu d'origine. Pour qu'on se plaise aux choses exotiques, il faut que le sentiment soit calme et desinteresse; je ne pense pas (que l'idee du peril jaune puisse se presenter a nos imaginations modernes, avec un cortege ('images si vives et jolies qu'elle devienne une vision litteraire et iartistique'2. Rien d'etonnant des lors a ce que les Turcs fassent si peu figure dans les romans d'alors; et s'ils se sont introduits dans quelques tragedies, c'est qu'ils pouvaient amener avec eux des spectacles horribles, et de sanglantes catastrophes. Plus tard, quand la puissance ottomane aura cesse d'inquieter l'Europe, alors on se vengera du Ture; on lui fera place dans les romans badins et la comedie-boufle. 1. Voir le Cataloque (le l'Histoire d'Asie la la ibliotheque Nationale, et le Cataloque de la bibliothdque de M. Schef/er, 1895. 2. Corneille, (lans l'IIlusion comique (actc ill, sc. in), met encore sur le nieme rang le (liable et le, Gbrand Turc,.

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38 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. La Turquie mise a part, il n'y avait presque point de livres qui pussent servir de source aux romanciers; a peine si l'on en compterait cinq ou six ou il est parle de Tamerlan, de la Chine, des Indes. II fallait done s'en remettre aux geographies generales de l'epoque, aux Cosmographies'. Or elles etaient bien pietres de renseignements. Ouvrons une des plus completes, celle de Belleforest2; l'auteur s'y montre tres loquace sur les Turcs, mais des qu'il arrive a la Perse, ses indications deviennent d'une piteuse brievete, et d'une insignifiance plus lamentalle encore. Ce sont toujours les textes anciens, les vieilles connaissances du moyen age, a peine debarrassees des d6tails les plus invraisemblables; l'auteur assurement ie croit plus aux hommes sans tete, ni a ceux qui n'ont qu'un pied, mais la licorne ne lui parait point fabuleuse, et il accepte bien des extravagances sur le culte des idoles. Pretend-il nous donner idee ('un peuple asiatique? quelques phrases incolores et generales l'ont vite tire d'ernbarras: Les Japonais sont les plus civils de l'Orient, vertueux et prudhommes, accostables et aisez a manier, ct surtout ayant les fraudes et tromperies en detestation, aymant l'ionneur et la reputation, desirans etre lou6s, ne se soucians de richesses.... s'entre honorans les uns les autres, prenans plaisir aux armes. Belleforest eut ete bien en peine de nous dire autre chose, malgre son orgueilleuse jactance, puisque personne alors ne connaissait le Japon. Mais on se demande quelle image precise pouvaient bien evoquer, en l'esprit des lecteurs, ces incoherentes banalites. 1. Par exemple Gyllius, Topographie, 1533. - Miinster, Cosmographie universelle, 1552. - Thevet, Cosmographie du Levant, 1551. - De Belleforest, Cosmographie universelle, 1572. 2. Fr. de Belleforest, Cosmographie universelle de tout le monde, contenant l'entib'e description des quatre parties de la terre, Paris, 1575, 2 in-folio.

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AU MILIEU DU XVIIC SIECLE. 39 Pourtant le grand mouvement des voyages et des decouvertes aurait du, des le xvei siecle, balayer ces sottes legendes, et constituer un tresor neuf de connaissances a peu plres sures. Mais cette richesse, longtemps les Franiais l'ont dedaignee; certes, ils ont tenu a ce que les noms de quelques-uns de leurs compatriotes fussent inscrits parlni ceux des premiers et des plus hardis voyageurs: on ne pouvait d6sormais plarler des d6couvertes en Amerique ou dans l'Inde, sans rendre hommage a la France; c'etait la uniquenent (le quoi satisfaire un amour-propre national, de bonne heure tros chatouilleux. En realite les Fran:ais du x-li siecle voyagerent peu en Orient; et s'ils connurent les conttres nouvellement ouvertes aux Europeens, ce fut par les traductions de recits espagnols, portugais, italiens, hollandais. En 1604, Franqois Martin, tout glorieux de son voyage aux Indes, exaltait l'utilite de semblables peregrinations:.... cc qui me fait deplorer, ajoutait-il, le d6faut de la nation francaise laquelle estant plus que toute autre naturellemlent pourvue de vivacitet d'esprit.... a n6antmioins languy longtemps dans le sommeil d'oysivete, mesprisant ces enseigneinents et outre cela les tr6sors des Indes orientales 1. Aussi se proposait-il, comme une illustre tache, ( d'effacer cette honte ) et - d'enrichir le public des singularites de l'Orient, 2. Quelques ainnees apres, un autre voyageur, Pyrard de Laval, inscrivait en tete de son livre les memes recriminations3. De fait, jusque vers 1660, c'est h,eine s'il parait tous les deux ans un recit de voyage en Asie; encore faut-il faire entrer dans ce calcul les re6ditions successives qu'eurent quelques-uns de ces volumes, 1. Fr. Martin, Description du premtier voyage.aux Indes orientales, Paris, 1604, p. 3. 2. Mime passage. 3. Discours du voyage de Pirard de Laval, Paris, 1611, Epitre, p. n.

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40 LA CONNAISSANCE 1E L'ORIENT. plus heureusement accueillis que les autres. Apres 1660, ce chiffre devrait etre double, et, des le premier tiers du xviuIe sieclc, triple presque. Aussi, jusqu'au milieu du xviil siecle, fut-il vraiment impossible au public (de s'interesser a cet Orient qu'on lui faisait mal voir, par de courtes et rares echappees. Voiture avoue qu'il ne sait pas a comme sont faites les beautez d'Asie 1 >; Balzac, ayant eu occasion de causer a un gentilhomme echappe des prisons (I'Alger, marque fort peu de curiosite pour ( les polices et coutumes des Maures,: en revanche, il s'inquiete de savoir si ceux-ci vivent ( dans l'ignorance des affaires etrangeres )> et comment ils parlent (Ie la grandeur de Louis XIII ou de la bravoure des Francais 2. Les gens d'etude cux-memes, si apres pourtant a la lecture, continuent, comme Montaigne, a ignorer l'Asie. Si Descartes (lit un mot de la Cline, c'est pour que nous songions a un pays etrange et inconnu 3; Pascal, plus curieux, se propose d'etudier un jour ce que l'on a fait connaitre (le la vieille chronologic chinoise '; Bossuet enfin intitule: Discours sur 'lHistoire universelle un livre ou il n'est parle ni de la Chine, ni de l'Inde, qui pourtant se revelaient alors; et il ne semble pas avoir a aucun moment conscience de cette etrange omission. Tous en sont restes aux connaissances de leur jeunesse: ceux qui les avaient instruits ne songeaient point qu'il puit etre utile d'enrichir son esprit avec la vision de I'Orient. Les grands ecrivains classiques, (leves a meme ecole, ont eu le silence indifferent de Bossuet: le Bourgeois Gentilh omme et Bajazet sont de remarquables exceptions, 1. OFCuvres, edition 1731, t. II, p. 249. Voir aussi pp. 90 ct 93. 2. Le Prince, Avant-Propos. 3. Discours sur la mtlhode, 3e partie. 4. Pensees, edition Braunschwig, $$ 593 et 594.

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AU' MILIEU D)U XNVIIe SIECLE. 41 mais des exceptions; et leut-'tre n'eussent-elles point existe, sans le hasard (le certaines circonstances; il n'y avait point en tout cas, chez leurs auteurs, une tournure particuliere de l'esprit, un gout vrai pour 1'exotisme. Quoi d'etonnant! Cette incuriositt, que renlait in6vitable l'ignorance oil 'on restait de 'Orient, les hornmes du xvrIC siecle ne devaient point songer i so la reprocher. S'il est vrai que l'ideal d'un Bossuet ou d'un Boileau ait ete (le repre — senter, sous une forme impersonnelle, une hulmanite toujours identique i elle-meine, IDe Paris au Pi'rou, lu Jiapon juslqu'll Rome, il est naturel que le sentiment de la diversite n'ait point eu place dans l'ensemble etroitement lie de leurs idees. L'exotisme s'est developp6 ia cote d'eux, il a grandi presque sans qu'ils s'en soient aperCus; il a gagne d'abord les auteurs de second ordre, moins sirs (le leur talent, et preoccupes (le donner a leur matier e au moins l'agrement exterieur de l'originalite. II a fallu enfin, pour que l'exotisme regut une vraie extension, que la querelle ldes anciens et des n-odernes ait rendu mloins intransigeante, danvs le xvii siecle finissant, la conception (le F'art et dle la litterature. III Mais ces constatations ne font que rendre plus urgente une autre serie d'expllications. Pourquoi, malgrer tant d'olstacles, le golt de l'exotisme a-t-il pu paraitre? et comment est-il ne? Si ipeu nombreuses que soient les relations de voyage en Orient, parues dans les soixante premieres annees du

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42 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. xvnl siecle 1, elles ont du moins le merite d'exister; au siecle precedent, de telles publications etaient une veritable rarete. I1 semble donc, malgre tout, que les reproches de Fran(ois Martin ou de Pyrard de Laval aient ete6 enndus: si les recits (le voyage deviennent plus frequents, c'est apparemment que les voyages eux-memes se multipliaient. Colbert 2, d'ailleurs, encourageait fortement les voyageurs, s'interessait a leurs efforts, a leurs recits, et leur faisait passer des subsides: une protection aussi puissante les mettait singulierement en credit. De tout temps, les aventures lointaines et les r6cits d'exploration ont trouve faveur aupres du public: l'nergie sans emploi des uns se plait a partager, par la pensee, les perils du voyage; l'imagination plus pacifique des autres est joyeuse de la riche matiere qui s'offre ainsi aux reveries; d'autres enfin, moins enthousiastes, trouvent profit aux spectacles etranges qu'on leur presente, tachent a les expliquer et comparent les mocurs des contrees revelees avec celles de leur propre pays; il faut que l'ecrivain soit bien malhabile, ou trop mensongers ses recits, pour qu'on ne se passionne pas a la lecture. A mesure que la curiosite est satisfaite par de nouveaux volumes, elle devient plus quemandeuse. Ce sentiment existe encore aujourd'hui; a voir la liste (le leurs prix annuels, on pourrait croire que les academiciens eux-rnmes le partagent, et seuls les imprimeurs pourraient dire le nombre incalculable de recits de ce genre qui passerent par leurs presses: ils disputaient, il n'y a pas bien longtemps, sur le catalogue des cabinets de 1. Une trentaine environ, en comptant les r6editions. Sinon, 15 a 20 relations originales. 2. Voir Omont, Missions archeologiques franfaises en Orient, Paris, 1902. Voir aussi dans la Revue d'Histoire litteraire de 1904, p. 382, des details sur le r6le que joua Perrault comme correspondant et intcrm6diaire entre Colbert et certains voyageurs.

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AU MILIEU DU XVII SIECLE. 43 lecture, la premiere place aux ocuvres de Dumas et des romanciers anglais! Moins blases que nous, les hommes du xv'ir siecle ont du accueillir, avec une affection plus vive encore, les premiers livres qui leur parlerent de la lointaine Asie: avant 1660, il en avait paru une dizaine sur l'Inde, trois ou quatre sur la Chine et la Perse, quelquesuns sur le Levant. Ce n'etait la qu'un commencement, mais d'excellent augure, et la preuve mmee du succes qu'eurent ces relations de voyage, ce fut leur multiplication rapide dans le dernier tiers du xvlei siecle; il en fut publie alors, sur l'Inde, au moins deux fois plus que dans tout le reste du siecle, et dix fois plus sur la Perse. Quelle manifestation plus evidente du gout naissant pour l'exotisme, et (le l'influence que purent avoir les recits des voyageurs! Mais une autre influence, plus profonde, puisqu'elle explique a la fois l'apparition cde l'exotisme et ce gout pour les voyages, agit alors tres puissamment sur l'imagination des Frangais. Le xvI" siecle, des lenri IV, eut de grandes aspirations coloniales, et le xvini0 faillit les realiser sous forme d'un immense empire. Or, il est bien curieux de remarquer que l'histoire de la colonisation, sous l'ancien regime, commence presque au meme moment que l'histoire (le l'exotisme litteraire; il y a la une relation immediate de cause a effet. Jusque vers 1660 ce sont des initiatives eparses, des tentatives manquees: sous Henri IV on essaie de constituer une Compagnie des Indes (1604 et 1615): l'echec est rapide; de meme sous Richelieu: un vaisseau que l'on avait envoye aux Indes, en revint riche d'une belle cargaison (1635), et il donna de si grands espoirs qu'on tenta a nouveau l'essai d'une autre Compagnie, pres1. Voir: Bonnassieux, Les grandes Compagnies de commerce, Paris, 1892, et Deschamps, llistoire de la question coloniale en France, Paris, 1891.

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44 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. que aussit6t moribonde. Avec Colbert, le mouvement devint plus reflechi et plus persistant: de nm6me qu'il encourageait les efforts des voyageurs dans l'Orient musulman, il creait et soutenait de grandes compagnies de commerce: 1660, fondation de la Compagnie de la Chine; 1665, creation de la Compagnie des Indes orientales; 1670, constitution de la Compagnie du Levant. Avec des fortunes diverses, toutes vecurcnt, et il parut que les aspirations coloniales des Franqais avaient desormais trouve leur forme ot leur matiere. lmmnediatement, la litterature en tira son profit, et elle se mit en (levoir d'exploiter ce domaine tout nouvellement ouvert. Jusque-la, elle s'etait bornee, elle aussi, h des entreprises manquees; les romans ou les trag6dies pseudoorientales ('alors ressemblent tout a fait a ces vaisseaux que des commercants audacieux, mais mal informes, lanqaient par des mners peu sires vers une Asie incertaine: le plus souvent les navires revenaient sans rien rapporter des richesses de l'Orient; quelquefois, ils n'avaient pas nmeme pu al:order au hut de leur voyage! D'sormais cela -a etre une exploitation reguliere; en meme temps que lion cre des comptoirs et des magasins, il se constitue des sources ou les ecrivains franeais peuvent puiser, et chaque annee l'apport intellectuel, venu d(e l'Orient, augmente, par une tranquille progression, parce qu'il n'est point soumuis aux mesaventures du commerce. Mais les premitres richesses litteraires, arrivees I'Assie, sont contemporaines des premiers gains que realiserent les cornmerqants et les armateurs; c'est sous leur patronage qu'il faut mettre la litterature exotique: du moins les causes qui expliquent le developpement du commerce fran(ais sont valables aussi pour elle. De toute maniere, on le voit, nous en revenons aux

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AU MILIEU DU XVIle SIECLE. 4,,., environs de 16GO; c'est & cette date que commence vraiment a se former la connaissance de l'Orient. Quels ont et6 les 1noyens d'information? par quelles 6tapes successives a lpasse cette connaissance? et quelle idee s'est-on form6e de l'Orient? c'est ce qui sera 6tudi6 dans toute la premiTlCre partie de ce livre. Mais il imrporte de dire dls maintenant, pour que le trace de notre route apparaisse, quelles ont etc los principales sources, et dalns quel ordre il est conveltable tie les examiner. Tout nat urellement, on se preoccupera l'abord des recits de lco!/age: ils furent le premier et resterent le princil)al insltlu lmont d'information sur l'Orient: la conception qu'ils en dlonlinrenlt est, si lon peut dire, la base mime dle la tradition litte6raire posterieure. Les reelatiolo s colmmerciales, de plus en plus developlpes, grace surtout aux voyages, ont introduit des lelnmnts nouveaux. Mais il serait tout a fait artificiel de les 6tudier en dellors des relations politiqutes que la France entretint avec les pays lointains: tentatives coloniales, 6changes d'ambassades, etc. Ce sera en realit6 lpreciser l'influence (q'eurent sur la connaissance progressive de l'Orient les questions coloniales. Les voyageurs et les commeri'ants n'ont pas tout fait: les missionnaaires ont etc des auxiliaires fort estimables. L'exotisme est en grande partie leur weuvre; la Chine n'a ete connue que par eux, et, plus que personne, ils ont contrilu6e a cr6er certains des aspects, faux ou vrais, sous lesquels le xviii" siecle a vu l'Orient. i hWcits (de voyage, commerce des produits exotiques, rece,)tions d'amnbassadeurs, relations des missionnaires, ce sont la, [)our ainsi dire, ties sources originales; d6s le xvli siecle, il y a eu en outre un grand travail de seconde main, fait en France, qui a consiste a etudier ces donnees

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46 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. d'origine diverse, a les rapprocher, puis a constituer une connaissance raisonnable et une image savante de l'Orient. Ces eludes, cet orientalisme a son debut, ont donne a la litterature une riche matiere. Enfin un chapitre, necessaire pour tirer (le ces donnees multiples une impression generale, marquera le developpement et les progres, les phases et les modes de la connaissance de l'Orient. Ce sera proprement l'histoire du gouit a oriental ~ avant l'etude des manifestations de ce gouit dans la litterature.

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CHAPITRE II LES VOYAGES 1. Les premiers voyageurs (jusque vers 1660). - Conditions d6fectueuses de leur observation. - Image insuffisante qu'ils donnent (le l'Orient. - Elements les plus anciens de la conception (le I'Orient. II. Multiplication des recits (le voyage (1660-1 750): la mode et ses etapes. - Les nouveaux voyageurs; leur autorit6, leurs connaissances, leur attitude d'esprit. -- Progres de la connaissance (le l'Orient. 11. L'homme d'Orient d'apres les voyageurs: caractcre, gouvernement, religion. - Abondances des details sur lamour: formation de limage d'un Orient voluptileux. IV. Erreurs et insuffisances (de cette connaissance. - NdcessitL d'(autres sources. On croit volontiers que pour voyager et publier sur ses aventures dte veridiques recits, il suffit de partir riche d'audace et d'argent, puis de parcourir, pendant des annces, des pays divers. Mais les qualite's du voyageur ne s'estiment point aux milliers de kilometres franchis, non plus qu'au nombre des dangers subis; il est sur les grands transatlantiques des matelots qui ont fait vingt fois le tour du monde, sans sortir presque de leur navire; du moins ils n'ont pas ete frappes, en leurs escales lointaines, par la diversit6 des pays ou ils toucherent successivement; tout au plus s'ils auront pu comparer la qualite des alcools dont on les a gris6s dans des cabarets toujours les memes,

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48 LA CONNAISSANCE D)E L ORIENT. ou alpprecier la variete des plaisirs que leur reservent les abords des quais, a Yokohama, comme a Santander! Voyager est un art, ou plut6t puisqu'il ne s'apprend point dans les livres, mais a l'apprentissage, un metier; a qui n'a pas certaines connaissances, a qui ne s'est pas donne certaines habitudes d'esprit, les voyages ne seront d'aucun profit; car pour juger ct comprendre, il faut d'abord regarder et bien voir, cc qui n'est pas chose aisec. Si lon a mal vu soi-meme, comment donnera-t-on a ses auditeurs une claire vision (de cc qu'on leur raconte? Jusque -ers 1670 les Francais en sent encore i faire l'apprentissage du metier de voyageur'; assurement les recits de ceux qui connurent alors l'Inde et la Perse commencent a donner quelque ouverture sur les paysages d'Orient; mais s'ils ont apporte a la tradition litteraire naissante ses elements les plus anciens et les plus simples, done les plus durables, ils restent encore bien eloignes de satisfaire vraiment a ce qu'on est en (roit de chercher dlans une relation de voyage. Qu'etaient ces premiers voyageurs, Franqois Martin, Pyrard de Laval, de Feynes, de Beauveau, d'autres encore 2? des capitaines de vaisseau, des trafiquants, des aventuriers. Hien ne les avait prepares a croire que les voyages pussent etre d'un profit intellectuel: la curiosite n'etait 1. On trouvera les 6lemaents l'une bibliographie des voyages: 1" dans Brunet, Manuel di libraire, t. IV, n"' i 657 et suiv.; 2~ lans lc Ccatologue d(e l'Histoire d'Asie a la libliotheque Nationale; 3" dans Cordier, Bibliotheca sinica, t. 11, p. 58' et suiv., etc. La liste ainsi etablie devra etre cornpletee par des catalogues cornme celui de la bibliotheque de M. Schleler. 11 serait inutile de la reproduire ici:je nentionnerai en note les ouvrages les plus importants. 2. Description diu premier voyage fail laux Indes orientales par un Franfais, par Fr. Martin, 1601. - De Ieauveal, Relation jour naliere du voyagle du Levant, 1608. - Discours du voyagfe de Pyrard( de Laval acux Indes. 1615 (plusieurs reeditions). - loyagee fait par terre de Palis jusquev a la Chine. par le sieur de Feynes, 1630, etc.

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LES VOYAGES. 49 point leur fait, et tout leur effort d'esprit consistait a se tirer des difficultes et des dangers, on a exploiter les bonnes dispositions des habitants; remplir son escarcelle et revenir a bon port, c'etaient deux taches assez difficiles pour qu'on tie perdit pas son temps a s'extasier sur la vegetation hindoue, ou a sonder les etats l'ame d'un Persan. Quand, un peu plus tard dans le xvtlc siecle, on se fut forme des voyages une plus haute idee, on s'aperqut bien que ces premiers explorateurs avaient 6t6 tout h fait defaillants a leur office: Au reste il ne faut pas s'etonner, ecrit en 1684 Thevenot 1, (de trouver tant de clioses dans ce livred(ont les autleurs qui ont trait6 tes Indes orientales n'ont rien ecrit;:l seule curiosit6 et la passion d'apprendre faisaient voyager celui-ci l'auteur du livre], et le negoce ou les employs ont fait voyager la plupart des autres: en sorte cque estant distriaits par leurs occupations, ils n'ont pu s'appliquer ( la recherche d'une infinite ie choses. De plus on ne faisait alors que d'assez courts sejours, et, sauf exception, on ne voyait que les villes de la cote, en de rapides escales. Pour si avise qu'il fut, le voyageur ne pouvait vraiment comprendre des gens qu'il entrevoyait i peine, et dont il savait aussi peu la langue que ceux-ci connaissaient la sienne. C'etaient la lie fort mauvaises conditions pour bien observer! Aussi apres avoir note avec un soin scrupuleux les longues 6tapes de sa course, apres en avoir marque la route ti ceux qui viendraient apres lui, le narrateur disait vite, en un amas ('observations sans choix, l'impression superficielle (lu'il gardait des indigenes2. On n'y mettait 1. Thevenot, Voyages, Paris, 1684. Preface. 2. ~ Qu'un vaisseau europeen abordat a un port de la Chine et y passat quelques mois, aussit6t les gens de l'equipagc recueillaient avec avidite et jetaient sur le papier non seulement ce qui s'offrait a leurs yeux, mais encore tout ce qu'ils pouvaient ramasser dans les entretiens qu'ils avaient avec une populace assez peu instruite. De retour dans leur patrie, ils 4

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LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. aucune critique naturellement et, sur le meme plan, paraissent ce dont le voyageur a ete t6moin lui-meme, ce qu'il s'est laisse raconter, du moins ce qu'il a cru comprendre; meme ce qu'il a vu avec ses yeux, souvent il l'a mal interprete; il a regarde les gestes, sans deviner la pensee qui les faisait accomplir; puis ayant pretendu leur trouver un sens, il l'a applique sur ces gestes et en a ainsi fausse non pas seulement la signification, mais l'image. Sans cesse l'observation est incomplete, inexacte, fausse. Quoi d'etonnant apres cela si ces recits de voyage se renvoient des contradictions formelles, non pas sur des details insignifiants, mais sur le caractere meme d'une nation tout entiere? Pyrard de Laval assure que les Indiens sont e extremernent adonnez aux femmes, lascifs et debordez',; de Fcynes pretend avec non mnoins d'energie que c'est a un peuple chaste et retenu-2. Les lecteurs devaient etre fort genles & se decider pour l'un plutot que pour l'autre: c'etait la pourtant une donnee importante a posseder, si l'on voulait concevoir par l'esprit la vie et la figure d'un Indien. Fallait-il tenter une critique des temoignages, supposer que les deux observateurs etaient de temperament difftrent, ou du moins que leurs aventures avaient eu des succbs divers? une rapide et facile initiation aux secrets de la vie indienne aurait-elle permis a 'un de s'edifier? par des deboires ou des refus, l'autre se serait-il trouve engage a proclamer une vertu dont il n'avait pu constater la fragilite? En realite, les uns comme les autres, ils etaient fort empeches d'observer les moeurs et le caractere des Orientaux. Tant qu'il ne s'agissait que de decrire les plantes et s'applaudissaient de leurs decouvertes, et c'est sur des memoires si peu fideles qu'ils composaient leurs relations., (Du Halde, Description geoographique... de l'Empire chinois, Paris, 1735, t. I, Preface, p. ii.) 1. Voyage de Pyrard de Laval, Paris, 1615, 1, 331. 2. De Feynes, Voyage, Paris, 1630, p. 86.

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LES VOYAGES. ) f les animaux de l'lnde, ils n'y trouvaient guere d'obstacles, car il n'y a point de pr6juges zoologiques ou botaniques qui empechent de mesurer l'etendue d'une feuille ou de compter le nombre des pattes chez un animal. Mais pour tout ce qui concernait l'homme, leur connaissance de la vie r exotique etait trop imparfaite: ils ne comprenaient et 1 meme ne vovaient que ce qui se rapprochait de leurs idees et en gene ral de la vie francaise: les visions trop nouvelles et les sentiments trop etranges, ils les ecartaient dleliberement ou du moins ils les revetaient de couleurs connues et moins vives. Voila pourquoi ils sont si riches de details sur la cour, Ic gouvernement et l'administration des pays d'Asie, ravis qu'ils etaient de trouver un spectacle analogue en somine a celui qu'offrait lcur patrie: Je ne saurais dire autre cliose, assure I'un d'eux, su... la gentillessc de la cour, du Roy et de la noblesse... sinon que la cour (le Perse approclhe fort de celle (le France, et que la noblesse est fort polie tant pour la civilitV que pour l'MIoquence; ils parlent fort et sont complimenteurs et gausseurs comme les Francais 2. Cctte disposition d'csprit est generale alors: et il faut bien reconnaitre qu'elle n'etait pas sans avantages: I'initiation du public sc faisait en meme temps que celle des voyageurs et il put se prendre de sympathie pour ces Orientaux qu'on lui montrait si semblables i lui-meme; plus tard il sera curieux surtout des diff6rences de mceurs et de races: mais il n'etait pas mauvais lu'on lui presentat l'homme d'Asie d'abord par les aspects ou il etait le moins eloigne de lui. Je ne parle pas de la credulite ou meme de la hablerie3 qui certainement ont fausse encore les observations de ces 1. Cette partie est en general tres d6veloppee. 2. Relation du voyage en Plerse, du R. P. Pacifique, Paris, 1631, p. 401. 3. Voir le reproche dans Du Ilalde, ouvrage cite, t. I, Preface, p. II.

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52 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. premiers voyageurs. Ce sont la, le second surtout, defauts inherents a la profession, et aujourd'hui meme, il faut avoir un esprit merveilleusement rebelle aux tentations d'amourpropre pour ne pas exagerer un peu les dangers et les singularites de ses aventures. Malgre toutes ces imperfections, en grande partie a cause d'elles, il avait cornmmenc6 se former vers 1660 un rudiment de conception sur l'Orient; c'est autour (le lui que viendront s'agglomerer les acquisitions nouvelles, resultats de voyages posterieurs. Par-dessus toutes les contradictions et les differences de d6tail, il se degagea cette idee que l'Orientcl etait un homme extremement synpathique, malgre quelqucs bizarreries de vie et d'etranges superstitions, de plus fort adonne a l'amour. Ce que Pyrard de Laval dit des Indiens resume excellemment cette impression: Ce peuple est spirituel, advise, fin et discret en la plupart de leurs (sic) actions. De courage ils n'en manquent pas aussi et ayment les armes et les exercices. Ils sont industrieux aux arts et manufactures et assez polis en leurs moeurs.;ens superstiticux outre mesure et fort adonnez i leur religion; au demeurant extremement adonnez aux femmes, lascifs et debordez.... Les femmes sont 6trangement impudiques et les hommes non moins vicieux1. Or, si lon veut y prendre garde, cette conception, sous sa forme generale et reduite, a donne la clharpente meme de la tradition litteraire sur l'Orient; on en voit aisement l'origine. Les voyageurs ne pouvaient pas parler autrement d'un pays oi ils avaient ete en general accueillis avec beaucoup d'empressement, et ou ils avaient trouv6 les faciles plaisirs que les escales d'Orient reservent aux navigateurs 2. 1. Pyrard de Laval, ouvrage cile, 1, 331. 2. Entre autres details (et je choisis parmi les moins delicats a rapporter) ils ont connu et appr6ci6 les, madame Chrysanlheme, du

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LES VOYAGES.,53 Mais cette conception trop rudimentaire, sans exotisme vrai, va se developper rapidement dans le dernier tiers du xvIC siecle. C'est que les voyages se sont multiplies, etj qu'on les a faits dans un autre esprit, avec plus de profit. II On a deja remarque qu'aux environs de 1660 le nombre ies relations de voyage doubla tout d'un coup, et que la faveur du public pour ce genre de livres ne fit que croitre ensuite. Pendant pros d'un siecle - trois quarts de siecle environ, de 1665 a 1745 - il en a ete donne a l'impression et a la lecure un nombre considerable'; et les consequences ont ete immediates sur la formation du gout exotique. Avant de parler des resultats, disons quelques mots du mouvement lui-meme. Si l'on dresse une liste, aussi complete que possible, des recits de voyage parus a la fin du xvii" siecle et dans le cours du xvlIe, il est certaines constatations qu'on ne pourra pas manquer de faire: d'abord cette activite de production s'est ralentie brusquement vers 1745; ensuite sa marche n'a pas ete uniforme, et l'on peut, sans trop d'artifice, y distinguer deux moments. Des 1665, il est evident que les lecteurs accueillent avec une faveur nouvelle les petits livres qui viennent leur parler des contrees orientales; mais libraires et auteurs hesitent et tatonnent encore; assures enfin des dispositions du public, ils se mettent a la tache, et des lors, jusqu'a la temps., Lorsque les etrangers viennent en ce lieu (dans l'Inde), ils acheptent des femmes pour autant de temps qu'ils veullent demeurer et sans qu'elles en demeurent scandaliseez., (Fr. Martin, oturage cite, p. 41.) I. Quelques libraires semblent s'en etre fait une specialie: Barbin a Paris, Benoit Rigaud a Lyon.

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LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. fin du xvmir, siecle, il est peu d'annees ofu ne soient publiees une ou deux relations de voyage; le mouvement est regulier; si l'on tient aux chiffres, on ne sera pas eloigne de la verite en comptant qu'il en parait environ quatre tous les trois ans. I'Inde surtout, la Turquie et la Perse ensuite, semblent etre les pays sur lesquels on aime le mieux a s'instruire. C'est l'6poque de Tavernier, de Chardin, de Bernier2. Mais le xvrIe siecle naissant demande plus encore; la production augmente tout a coup de pres d'un tiers; elle est particulierement abondante entre 1710 et 1730: lesauteurs du temps nous en avertissent d'ailleurs3. On ne forcera pas beaucoup la realite en disant qu'il est publi6 en moyenne deux volumes par an. L'Inde tient toujours de beaucoup la premiere place; la Turquic est un peu delaiss6e, la Perse reste au meme rang; mais le Japon ct surlout la Chine s'inscrivent honorablement dans une liste ou jusqu'alors ils ne figuraient pour ainsi (lire pas'. 1. Je fais enlrer en compte les reeditions. 2. Voici les principaux ouvrages parus dans cclte pcriode: Thevenot, Recit d'un voyage fait au Levant, 1665. -- Daulier Deslandes, Beaules de a I'erse, 1673. - De la Ilaye et Caron, Voyaf/e aux Grandes Indes, 1674. - Thevenot, Suile du voyay.e au Levant, 1674. - Tavernier, Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes, 1676. - Relalion cdrin/yage fait azx Indes orientales, 1677 - Thevenot, Voyages (Inde), 1684. - Dellon, Relatiln l'un vo/arqe aux nldes or'ientales, 1685. - Chardin, Voyaqes en Perse et aulres lieux de l'Asie, 1686. - Le P. TacharTT i de Choisy plublient deux VoI/aes au Sitam, 1686 et 1687. - De la Ilaye et Caron, Journal du voyage des Grandes Indes, 1698. - Fr. Bernier, Voyages (Inde), 169. - P. Lucas, Voyages (Levant), 1704. 3.. Quclque grand que soit le nombre des voyages qui onl cte imprimies dans les deux dcrniers sieclcs, on peut assurer que la curiosite6 du public n'est point rassasiee et on a tout licu d'csperer de lui plaire en multipliant ces sortes de livres, (7roisieme voyage dul sieur Pierre Lucas, Paris, 1719, Preface. - Voir aussi dans le Mercure galant de mai 1721, p. 1, un article sur les voyages et les voyageurs en Asie. Meines declarations en tele de l'flisloire de la Navigation, Paris, 1722. Consulter L. Claretie, Lesage romancier, p. 60 et suiv., sur le gofit du public pour les voyages au debut du xvil" siecle. 4. Outre les reeditions nombreuses de Tavernier, Chardin, Thevenot et Bernier, voici les principaux ouvrages de cette periode: Recteil des

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LES VOYAGES. 55 L'epoque des grands voyageurs semble passee, et il n'y a plus de nom qu'on puissc opposer a ceux de Chardin et de Bernier, mais l'ensemble de ces recits n'en est pas moins fort estimable. En 1746 commence la publication d'une grande Histoire generate des voyages, dont les vingt volumes parurent lentement, un tous les deux ans environ'. Des la premiere vue, une entreprise de ce genre est bien significative; si scs editeurs pretendent rassembler en une meme collection les recits les plus interessants, c'est apparemment qu'ils ne craignent plus l'apparition incessante de relations originales, de lnoueveaues, qui eusseiit fait bien du tort i leur entreprise. Ils ont l'air de vouloir, en lui elevant un monument convenable, dont en bons architectes ils tireront profit, cloturer dignement une periode illustre de l'histoire des voyages. Or leur instinct (le libraire a merveilleusement devine la realite; le nombre des voyages publi6s diminue brusquement des deux tiers, et il n'en p)arait plus guere qui puissent s'imposer i l'attention enfin lassee lu public2. Les voyageurs ont fait leur owuvre; ecrivains et lecteurs y ont puise, ils se sont adresses aussi a d'autres sources. On croit dl6sormais connaitre l'Orient. Pendant ces quatre-vingts annees, il avait paru environ cent cinquante relations de voyage (une centaine seulement si lon 6limine les reeditions); la Turquie, la Perse, l'Inde, voyages de la Compagnie des Iides orientales, 1710. - Du Bellon, Voyage au.rx Ides, 1711. - Tournefort, Voyages (Levant), 1717. - Journal d'un voyage fait aux Indes orientales, 1721. - Luillier, Nouveau voyage aux Grandes Indes, 1726. - Le Gentil, Voyage (Chine), 1730. - De Saumery, Mnmoires et arenlutres... (Levant), 1732. - D'Arvieux, Menoires (Turquie ct Levant), 1735. - Tollot, Nouveaut voyage au Levant, 1742. - Voyage de M. Schaw dans -plusieurs provinces de la Barbarie, traduit de l'anglais, 17i3..., etc. 1. Paris, 1746 a 1789, 20 volumes. Tables au tome XVI. 2. Les voyages de A. Du Perron (1771) et de Niebuhr (177i) sont plut6t des etudes scientifiques. 11 faut noter pourtant: G. Anson, Voyage autour du monde (Chine), traduit de l'anglais, 17 9.

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"6 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. la Chine, le Siam s'y etaient successivement reveles, et si le public en a recu une s6rieuse instruction, ce n'est pas seulement parce que les recits furent nombreux, mais aussi et surtout parce que les voyages eux-mmees avaient ete faits avec beaucoup de soin et racontes fort diligemment. Le recrutement du personnel, si lon peut dire, avait et6 singulierement ameliore. On ne chargera pas beaucoup la memoire des premiers voyageurs en ecrivant qu'ils furent surtout des aventuriers; or quand on court les aventures, c'est d'ordinaire par temperament, ou par profit, quelquefois aussi parce qu'on s'est reduit a ne pouvoir nener une autre vie. Ceux qui vinrent apres eux, n'avaient point les nemes raisons de s'expatrier; ils tenaient fort bonne place dans la societe du temps, frequentaient chez les grands, et n'eussent pas 6te embarrasses a se donner en France des situations honorables et de repos. Thevenot est neveu (l'un garde de la Bibliotheoque du roi, et a occupe sa jeunesse a de bonnes etudes; Louis XIV accorde a Tavernierl l'honneur d'une audience et lui fait d(elivrer des lettres de noblesse; Chardin est chevalier et, lorsque la revocation de lEdlit de Nantes le force a se refugier en Angleterre, le roi Charles II ne fait aucune difficulte a lui marquer une extreme faveur; Lucas est antiquaire de Louis XIV, et Philippe V d'Espagne, quand il veut se creer a Madrid un cabinet royal d'antiquites, lui en offre la charge et avec elle les honneurs. Bernier, aini de Racine, de Boileau, de Moliere, ecrivain lui aussi, a aupres de ses contemporains une celebrite te fort bon aloi. II est le type du nouveau voyageur; et toutes les qualites qui desormais vont rendre si profitables an public les relations de voyage, Bernier les rassemble en lui. 1. Voir Ch. Joret, J.-B. Tavernier, Paris, 1886.

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LES VOYAGES. 57 & Bernier est un philosophe 1 ); il a etudie la medecine jusqu'a se faire recevoir docteur a la faculte de Montpellier; comme les savants du xvir siecle, il a vovage a travers l'Europe; il a suffisamment approfondi la philosophie de Gassendi pour en devenir un excellent vulgarisateur; il commence ' se faire connaitre. Brusquement, vers trentecinq ans, il se decide a partir pour 1'Inde et n'en revient qu'apres douze ans (le sejour; fort en faveur auprcs du Mogol, inedecin d'Aureng-Zeb, il a pu assister, en temoin inforne, a (le tres grands evenemnents; il a pu disposer, pour que ses connaissances sur l'Asie fussent excellentes, de tres precieuses ressources, celles surtoutquc lui donnait son credit aupres de l'empereur. Il reparait en France et tout de suite trouve accueil dans la societe litteraire; a le Mogol n, comme on l'appelle, peut s'enorgueillir de l'amitie (de La Fontaine, de Racine, de Boileau, de bien d'autres; il conte ses aventures, etudie Gassendi, et relige le recit de ses voyages qui ne paraitront qu'apres sa mort. Mais deja lon en sait la substance2; on est assure dle pouvoir lire cette relation avec confiance, tant l'auteur a d'autorit6 en la maticre. L'tauorit', c'est justement la cc qui manquait le plus aux premiers voyageurs, car ils n'avaient aucune des qualites qui la donnent; il leur manquait une e(ducation speciale, une preparation aux voyages, dont ne sont point delpourvus leurs successeurs. D'abord sans avoir tous, comme Thevenot, passe plusieurs annees de leur jeunesse a l'etude prealable des langues orientales, ils savent du moins le parler des homines chez qui ils vont habiter. Puis ce sont des 1. Voltaire, Essai su.) les mwurs, chap. cLvI; il l'oppose a Tavernier, qui, parle plus aux marchands qu'aux philosophes >. 2. Voir dans le Journal des Savants de 1688, leux articles de lui. 3. Sous la direction de son oncle, Melchisdlech Thevenot, biblioth6 -caire du roi.

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58 LA CONNAISSANCE DE L'OIRIENT. gens d'etudos; Bernier est medecin, Lucas archeologue de profession; meme ceux qui ne sont point specialistes, le marchand Tavernier, et le joaillier Chardin, savent le prix et l'utilite des recherches. Ils ont tous une instruction assez grande, une intelligence assez cultivee pour ne point se laisser trop prendre aux erreurs ordinaires de l'observation: ils savent interpreter, ils sont capables de regarder, de chercher, d'experimenter presque. Enfin leur observation ne fut point hltive; tous ils ont fait sejour dans le pays dont ils decrivent les mpours: Bernier y reste douze ans, Tavernier y fait successivement six voyages. On se souvient du docteur anglais que Bernardin de Saint-Pierre a represente dans la Claunmiere indienne; la Societe royale de Londres l'a delegue vers les bralhmanes, pour qu'il leur pose trois mille et cinq cents questions sur l'ensemble des connaissances humaines et divines! I1 est fort possible que les voyages de Bernier aient inspire6 l'auteur l'idee de son personnage; en tout cas Bernier, et, avec lui, presque tous les voyageurs de cette nouvelle periode, ressemblent vraiment au docteur anglais; leurs questions n'ont pas et6 si nombreuses, ni peut-etre si judicieuses, mais ils en ont pose beaucoup; et, pour la solution, ils se sont adresses aux gens du pays, Indiens ou Persans. Aussi la inatiere de leurs recits de voyage est-elle d'une vraie et profitable richesse; (( le joaillier Chardin qui a voyage comme Platon n'arien laisse a dire sur la Perse'. Les details sont exacts et precis, soit qu'il s'agisse d'indications geographiques, de longueurs de route, ou dte traits de moeurs; on en a banni les histoires stupides et les revelations etranges, qui deshonoraient les anciens volumes ct violentaient par trop la bonne volonte du lecteur; meme en 1. J.-J. Rousseau, Discours sur v'oriine et les fondements de l'inegalite, note 10.

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LES VOYAGES. 59 donnant sa confiance, il gardait quelque malaise. Cartes et gravures se sont multipliees, et les dessins ne sont point seulement pour satisfaire l'imagination; ils sont des releves interessants de monuments, ou des reproductions fort curieuses de costumes 1. II y a bien encore de nombreuses anecdotes, (lont ne saurait se passer le lecteur, et surtout le voyageur, mais ce n'est plus la le principal du livre; les recherches archeologiques, les coutunres politiques des nations d'Asie, leurs dogmes religieux, leurs croyances et leurs pratiques, le detail de leurs mueurs, voila a quoi s'emploient surtout les auteurs; et s'ils ne se privent point tout a fait des hors-d'ceuvre, du moins tachent-ils a en tirer quelque utilite. C'est qu'en eflet leur livre a presque toujours une intention autre que celle d'amuser et de raconter. Le litre de l'ouvrage de Bernier est, (e soi, significatif: a Voyage de Frangois lBernier, contenant la description des Elats du Mogol... ou il est traite des richesses, des forces, de la justice et des causes principales de la decadence des Etats de l'Asie,. Circulation monetaire2, force apparente du gouvernement mogol, theorie qui fait du souverain le proprietaire absolu des terres3, Bernier etudie tous ces points comme ferait un economiste du xvIIIe siecle; il ne se borne pas d'ailleurs a des constatations, et il explique les avantages ou les inconvenients de pareilles institutions; deja, ainsi que plus tard Voltaire, il cherche dans l'Orient un profit philosophique. II va plus loin encore; quand il rapporte les coutumes religieuses de l'Inde, sa clairvoyance et son bon sens sont tels qu'on croirait lire des chapitres fort bien faits d'une moderne histoire des reli1. Voir surtout Chaulmer et Bernier. 2. Bernier, 1, 269 (edition dte 1699, Amsterdam, 2 volumes). 3. I, 210.

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60 LA CONNAISSANCE 1)E L'OIIENT. gions'. Betnier a trace quelques chemins a ce nouveau genre de recherches dans sa ( Lettre a M. Chapelain touchant les superstitions, etranges fauons (le faire et doctrines des Hindous ou gentils (le l'IIindoustan, d'oi l'on verra qu'il n'y a opinion si ridicule et si extravagante dont l'esprit de l'homme ne soit capable 2 a; avec une attitude aussi excellente de i'esprit, il a pu ecrire par exemple sur les fakirs3 de fort bonnes choses, que n'ont point trop dlementies des observations recentes et plus minutieuses. Comme lui, avec des nmerites moindres, tous les voyageurs (le la fin du xvit" siecle et du commencement du xvu1e ne sont pas satisfaits d'avoir bien observe; ils r6flechissent sur ce qu'ils ont vu, jugent et se croient tenus de dire leui., o1,clusions. Assuremnent ils sont bien loin encore de poss6der toutes les qualites qu'Anquetil Du Perron reclamera du voyageur, laissant entendre qu'il en etait luimeme l'image parfaite: Le vrai voyageur, c'est-i-dire celui qui. aimant tousles hormmies comme ses freres, inaccessible aux plaisirs et aux besoins, au-dessus de la grandeur et de la bassessc, de l'estime ct du mepris, de la louange et du blame, de la richesse et de la pauvret6, parcourt le monde...; s'il est instruit, s'il a un jugement sain, il saisit sur le champ lc ridicule, le faux d'un procede, d'un usage, d'une opinion Tavernier, Bernier, Chardin n'ont point pretendu h cet ideal (le juge incorruptible! mais leurs ouvrages n'en sont pas moins devenus la source d'informnations la plus precieuse sur l'Orient: Voltaire, qui a tant lu et tant amasse de documents, pour ecrire son Essai surm les mooers, les cite de preference a tous autres quand il p)arle de l'Inde ou de la Perse. 1. Voir (tans la notice de Picavet (Grande Encyclopedie, v~ B1ERNIEI) une appreciation fort juste du merite de Bernier. 2. II, 97. 3. II, 123. 4. De la dignild da Commerce, Paris, 1789. Preface.

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LES VOYAGES. 61 III Quelle vision avaient-ils done donnee (le l'Orient? De cet ensemble tde recits, le public, aux premieres annees du xvnr siecle, avait pu se composer une image moins simpliste, plus riche en details que celle dont il s'etait jusque-la contente. Tachons de ietracer, d'apres ces vieux livres, les lineaments au moins tie la conception nouvelle; ce travail ne sera point tout a fait artificiel, puisqu'il est le meme en somme qu'executa lentement, et par efforts dispers's, Fesprit des lecteurs d'alors: avec les lignes et les couleurs communes a toutes ces peintures, ils construisirent une sorte d'()Orient-type, factice et incomplet, qu'il n'cst pas difficile de rebatir apres eux; nous avons garde les mcmes materiaux dont ils userent, et il est facile de retrouver soit dans la litterature du telmps, soit dans notre tradition moderne, qui en est encore le prolongement, le plan suivant lequel ils furent disposes. En realite les voyages ont peu appris sur les paysages d'Asie; le cadre resta tout a fait insuffisant, et bien peu de gens, j'imagine, Ipouvaient placer a l'arriire-plan de leurs visions exotiques un maigre palmier ou quelque claire mosquee. En revanche l'homme d'(rient se presenta a l'esprit des hommes d'Europe, grace aux recits des voyageurs, sous des traits fort precis; et ces donnees, qui furent les premieres, constituerent veritablement tout le support de la tradition litteraire en formation. L'Oriental est bel hIomme, plein d'esprit, d'imagination et d'intelligence; il aime la gloire et n'est pas exempt d'une honnete vanite. Au reste il est a galant, gentil, poli, bien elevel,. La race semble done extr~mement sociable; et 1. Clardin, Voyages, Paris, 1686, IV, 99.

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62 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. les voyageurs rel)etent volontiers qu'ils n'ont eu la plupart du temps qu'a se louer de l'accueil qu'on leur a donne; ils exaltent l'humanite, l'hospitalite et la tolerance des gens d'Asie: Ce qu'il y a de plus louable dans les moeurs des Persans, c'est leur liumanite envers les etrangers: l'accueil qu'ils leur font et la protection qu'ils leur donnent, leur hospitalit6 envers tout le monde, et leur tolerance pour les religions qu'ils croient fausses et qu'ils tiennent meme pour abominables 1 C est la un trait que les Franqais se rappelleront avec une particuliere memoire, et l'on verra que l'Asiatique tolerant ou le Chinois philosolphe devicndront au xv-Le siecle de faciles lieux communs. L'impression du premier abord est (lone excellente et c'est elle que retiennent les lecteurs; on leur (lira bien que les homires d'Orient sont paresseux, querelleurs, Inentfurs, dissimules, flalteurs et fourbes, rien n'y fera; la medaille ou ils sont maintenant graves a bien un revers, mais on ne la retourne jamais, tant la figure elle-ineme a un profil gracieux et sympathique. Ou pllut6t, comme il faut partout, mnme en litterature, des boucs emissaires, on chargea (le tous ces defauts un malheureux peuple: les Chinois. S'ils n'avaient 6et connus que par les voyageurs, et s'ils n'avaient pas eu par la suite des avocats fort ardents a les rehabiliter, jamais le public n'eut consenti a les voir dans l'attitude solennelle et dlcente que leur a toujours donnee Voltaire. De petits hommes, jaunes et laids, aux yeux bride~s, buvant du the dlans de petites tasses, tres polis et se confondant en salutations reciproques, ne songeant au surplus qu'i vous tromper2, telle cst l'image bien peu favorable que trauaient des Chinois les 1. Chardin, IV, 101. 2. Voir surtout G. Anson, Voyage..., Amsterdam, 1749. L'ouvrage fut tres lu.

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LES VOYAGES. 63 voyageurs. Cette vision fut corrigtee par la suite; mais il,n ti resta pas moins chez les Francais une predisposition, peut etre vivante encore aujourd'hui, a ridiculiser le Chinois et la Chine, tandis qu'il donnait toute sa sympathie lax autres hormmes d'Orient. L'imagination les habillait ensuite d'une maniere assez f:.ntaisiste; des robes flottantes, les turbans plus ou moins ongs, iplus ou mnoins epais, des aigrettes surmontant la;,:e... oni etait vite satisfait. Les descriptions precises pourtiiit ne manquaient pas; mais elles etaient trop minutieuses roour qu'on pl)t en garder autre close qu'une image tres ^!rale, celle que donnaient les quelques gravures encar-..;s dlas l'ouvrage. D'ailleurs on prdferait s'enrichir de connaissances plus substantielles et l'on etait fort curieux d'apprendre, par exemnlel, comment les Orienlaux etaient gouvernes. Les rois de ces contrees jouissaient d'un pouvoir merveilleusement desipotique2: II n'y a assurement aucun souverain au monde si absolu que le roi de Perse; car on ex(ecute toujours exactement cc qu'il prononce, sans avoir glard, ni au fond, ni aux circonstances des choses, quoiqu'on voie la plupart du temps clair comme le jour qu'il n'y a nulle justice dans les ordres et souvent pas de sens conimun 3. - Le roi est un dieu: o0n rampe devant lui,,. - Ils croient que les rois sont naturellement violents et injustes, qu'il faut les regarder sous cette idee, et cependant que quelque injustes et violents que soient leurs ordres, on est oblig6 d'y ob6ir, excepte les cas de la religion ou {le la conscience. Une de leurs manieres de parler est de dire (( faire le roi,, pour dire opprimer quelqu'un et violer la justice;. 1. * (Ces loix genantes et cette gravit6 ceremonieuse ont beaucoup choque les premiers Europeens qui ont voyage chez ce peuple. De la le ridicule qu'ils ont affecte de lui donner et qui a jete de si profondes racines que la gravit6 chinoise a pass6 en proverbe., (Histoire moderne des Chinois..., Paris, 17';5, I, 363.) 2. Voir Tavernier, t. I (edition de 1676), ct Chardin, t. VI. 3. Chardin, VI, 18. - Voir Tavernier, I, 579. 4. Les beautes de la Perse, Paris, 1672, p. 10. 5. Chardin, VI, 11.

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LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. Le bon Chardin, fidele sujet du roi Louis XIV, n'aurait certes pas ecrit (le telles phrases s'il avait refleclii un moment de quel usage elles pourraient etre aux mains des philosophes, peu respectueux de la royaute; grace a lui, grace a d'autres, la conception du despotisme oriental a tenu une large place dans l'ceuvre de Montesquieu ou de Voltaire. I1 disait candidement les inconvenients du despotisme, la cruaute des rois orientaux, leurs abus de pouvoir, la rage qu'ils ont de tout sacrifier a leurs passions. I1 ne prevoyaait pas qu'un jour procliain viendrait oh, a cause de lui peut-etre, Louis XV serait represente sous les traits d'un monarque asiatique'; ou les critiques qu'on ferait ('un imaginaire gouvernement persan s'appliqueraient intentionnellement et mot pour mot a la royaute franqaisc2. De meme, lorsqu'on nous montrait, avec tout le serieux qui convient t une exacte relation de voyage, les pachas turcs, les khans de Perse, ou les gouverneurs tartares oppresser et piller les provinces dont ils avaient la garde, sans que jamais les plaintes de la population pussent se faire entendre jusqu'au trone du roi, n'y avait-il pas la comme une invite aux faiseurs de satire? pourquoi ne pas affubler de noms siamois ou (de costumes indiens les intendants de Louis XV, et exposer dans un petit conte oriental, d'allure anodine, les vices d'une administration corrompue et d'une justice venale, les injustices du favoritisme? La tache etait en tout cas rendue facile, tant Tavernier et vingt autres avaient pris soin de nous expliquer par le detail la constitution des gouvernements orientaux, en marquant a chaque instant leurs analogies avec les gouvernements europeens. 1. Par exemple, les amours de Zeokinizul, 1746 (ceuvre de (Crbillon). 2. Par exemple, Memoires secrets pour servir i l'Ilistoire de Perse, 1743. Voir 2' partie, chap. In de ce livre.

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LES VOYAGES. 65 Ils s'etaient aussi beaucoup interesse - et leurs lecteurs avec eux - aux crovances religieuses des peuples d'Asie. Toujours ils avaient cru voir ia la base un fatalisme mervoilleusement placidle. ( lUs sont fort pliilosophes sur les biens et les maux de la vie, sur la crainte et l'esperance de l'avenir., Leurs idees morales paraissaient d'ordinaire pures et elevees; c'etait du moins l'impression que donnaient les sentences orientales, 6crites en un style image et fleuri, qui, dles lors, commen(aient a faire fortune dans les pays de l'(Occident 2. Quant aux religions, a I'exception peut-etre de la chinoise dont les voyageurs entendirent par!ler, mais qu'ils ne connurent pas, on les modelait tolites sur l'islamisme, lui-meme bien simplifie. Ce qui y f'lzppait surtout 1'Europeen, c'etait cette conception toute mnatitrielle du paradis", thime futur des plaisanteries de M,inlesquieu, qui transfornait la dlemeure eternelle des ames en un dclicieux harem, oui jaillissaient de fraiches fontaines, et ou, sur des tapis, se couchaient, indolentes et nombreuses, de belles femmes devetues. Puis c'etaient des superstitions sans fin: crovances a la divination, a la magie noire, aux talismans, aux amulettes, aux sorts, aux astrologues ct aux devins; prescriptions relatives a la purification des corps; Tavernier, Chardin, Bernier racontaient tout au long et tres scrieusement ces pratiques, comme ils auraient fait les dogmes du christianisme. N'etait-ce pas la en etfet la religion des peuples qu'ils avaient visites? De meme ils disaient l'avidite des bonzes, les ruses grossieres par lesquels les talapoins de Siam imposaient leur autorite, les jongleries extravagantes avec lesquelles les fakirs epou1. Chardin. IV, 99. 2. Outre les maximes citees par les voyageurs, voir l'ouvrage (le Galland, 'Paroles rcem7rquables, bons mott' et maximes des Orientaux, Paris, 1694. 3. Tavernier, t. I. 5

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LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. vantaient 1;- credulite des llindousl. Aussi le temps n'etait pas loin ou 'on raconterait les atrocit6s des bonzes, quand on voudrait dauber sur le clerge et l'Eglise; oi l'on insinuerait qu'entre les fakirs et les moines, il y avait cette diff6rence, surtout que les uns se promenaient nus par la ville et (qe les autres s'aflublaient d'une soutane, mais qu'a cela pres leur vie etait confraternelle et identique. Bien plus, les voyageurs s'attaclaient, par endroits, sans malice et plut6t par un curieux etonnement de lesprit, a faire ressortir Ios analogies des croyances persanes, par exemple, avec culies des chretiens; ils notaient les ressemblances de detail, et les plus avises de leurs lecteurs devaient forcemlent ftre incites a des rapprochements. Par la on pouvait introduire un profitable et cauteleux scepticisme; les philosophes du xvlii siecle, surtout Voltaire, ont use et abuse dlu procede. Mais plus que le caracterre des Turcs, le gouvernement les Persans, ou la religion des Hindous, ce qui, dans les relations de voyage, interessa surtout, ce fut ce qu'on apprit (e l'amour, tel que les Orientaux le comprenaient et le pratiquaient. Quand ils en viennent a ce chapitre - et tous y vieinent - les auteurs semblent ne devoir jamais epuiser leur matie/rc; Bernier, le philosophe, s'en excuse, mais il fait tout cornnme les autres 2 Les details etaient naturellement scabreux; toutefois les auteurs n'avaient point de scrupule, puisque c'etaient la des micurs etrangeres et lointaines. Chardin eut un jour de l'embarras; il s'en tira vite: Au reste j'avertis les jeuncs personnes qjui lisent cette relation que comme il y a des matieres dans cc cliapitre.... qui n'ont pu etre trait6es avec tant de circonspection que la lecture ne fasse naitre I. Voir surtout Tavernier, I,:79. - Bernier, II, 123. 2., Je ne craindrai pas (le dire ici un mot en passant (le quelques intrigues d'amour., (Bernier; 1, 17.)

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LES VOYAGES. 67 \ li(lee de choses qui, quoiqu'innocentes, ne laissent pas de blesser la pudeur, je leur conseille de passer au chapitre de la Pri;ere, ou de lire celui-ci avec tant de pr6caution qu'elles puissent passer pardessus toutes ces sortes d'endroits lh. - Peut-etre il est (de ses jeunes lectrices qui l'ecouterent! mais la majorite du public se precipita avec entrain vers ce spectacle divertissant. Dans cet Orient charmeur, les voyageurs avaient trouve de faciles aventures, et leur modlestie litteraire n'allait pas jusqu'a les cacher, ou nmeme h se priver d'y faire longuement allusion; officiers (le marine, quartiers-maitres de l'6poque, ou meme simples touristes, ils conservaient le souvenir de rapides et vives passions: des regards les avaient fait naitre, que laissaient tomber sur eux, a travers des fenetres aux l)arreaux de fer, dans (les rues etranges, de Ilelles dames turques; la peur d'une vengeance toujours terrible, la (lifficulte des rendez-vous, la singularite du cadre, bien d'autres choses encore les rendaient assez peu oubliables, pour que deja on se plut a nous decrire amoureusement la beaute d'une amie persane, ou le charnme d'une maitresse hindoue: I'extreme contrainte avec laquelle elles sont gard6es leur fait faire trop de chemin en peu de temps. Les plus vives font quelquefois arreter par leurs esclaves les gens les mieux faits qui passent dans les rues. Ordinairement on s'adresse h des Chretiens.....,es esclaves juives qui sont les contidentes des Turques... menent souvent avec elles de beaux jeunes garcons deguis6s en fille 2 Peut-etre quelque douloureuse Azivade de l'6poque souffrit-elle de la concurrence d'une ( grande dame ), d'un Seniha hanum, qui vint, jusque chez elle, inquieter la fidelite de son amant europeen! On assurait meme que certains 1. Chardin, VII, 11:;. 2. Tournefort, Relation d'un voyage dans le Levant, 1717, 1I, 94.

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68 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. harems etaicnt de vraies Tour de Nesle exotiques'; de beaux jeunes hommes -des Fran(ais surtout, remarquaiton avec une certaine fiert - y etaient attires, et bientot un soupirail laissait tomber leur cadavre dans les eaux de la Corne d'Or, immobiles sous une lune claire. Tout etait permis en ces pays d'Asie; la religion d'ailleurs enseignait que c'est peche de resister a Falnour. Combien l'imagination galante des Franqais devait s'exciter a de tels recits! La contree eltait vraimtent benie: on y mariait les eIfants i neuf ou dix ans, quelquefois a cinq ou six! les parents etaient les premiers a chercler une concubine 'i leur fils, des que celui-ci avait atteint sa seizieme annee2! Les holnmes ne connaissaient pas avant la nuit du mariage la femme qu'ils epousaient; nais la polygamie, loi religieuse, etait la pour les consoler des dlsillusions possibles; ils pouvaient recoimmencer plusieurs fois et renouveler, selon leurs desirs changeants, la reclherche de leur idlal amoureux; d'ailleurs les danseuses et les,baadires s'oflraient pour les distraire de leurs amertumes mnatrimoniales. Si ces tristesses devenaient trop apres, il leur etait facile d'y mettre fin: le mariage n'avait rien de serieux, n'etant ( autre chose qu'un contrat civil que les parties peuvent rompre3 ). Aussi que de divorces! mais la loi avait prevu les repentirs, et il etait parfaitement admis qu'on renvo-vat t et qu'o reprit sa femme sous le controle bienveillant du cadi, jusqu'a trois fois; alors seulement le mariage devenait indlissoluble. Les Fran:ais, au temps de la Regence, durent estimer que les homrnes d'Orient jouissaient d'un bonheur bien enviable. Mais le principal de leurs imaginations exotiques alla 1. Baudcier, 1Iistoire.yenei'ile dlt serail, 2~ ed., 1626, p. 158. 2. Chardin, IV, 108. 3. Tournefort, II, 88.

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LES VOYAGES. 69 vers les harems prives et les serails rovaux, dont on leur avait permis de gater ]'intimite par tle hardis regards. On se prit d,'une grande sympathie, litteraire et ironique, pour les eunuques dont la conlition infortunee provoquait a la fois la pitie, l'etonnement et le rire; ils eurent un enorme succes; mais c'cst aussi qu'on ni'ignorait plus rien (de leur existence1; on savait precisement en quoi les eunuques blancs diff6raient des eunuques noirs, et comment leurs fonctions n'6taient pas tout a fait celles des muets: on repetait volontiers qu'ils ressentaient des passions violentes, et que quelques-uns d'entre eux, tres riches, avaient des serails. La matiere sera abondante pour certains faiseurs de romans pornographiques: Montesquieu, et bien d'autres avec lui, exploiteront le riche tlheme de plaisanteries qu'offrait cette surveillance continuelle d'un trou^eau de femmes tres blanches, gardees par dces esclaves tres noirs, armes d'une autorite absolue, et pourtant abjects, vils et meprises par celles-la nmme qu'ils (1ominaient. Cette condlition des fernmes d'Orient avait bien de quoi etonner le public franqais; elles vivaient, enfermees dans les chamubres d'un harem, ou derriere les murs d'un serail royal, n'en sortant que sous prudente escorte, encloses presque en de vWritables caisses, (le l'approche desquelles on chassait les curieux, avec assez de brutalite parfois pour les tuer. Elles consumaient leur existence dans l'oisivete, a de(s intrigues, a des amusements d'enfants, a des passions dtnaturees aussi, sur lesquelles certains auteurs sont decidement inepuisalles3. Malgre 1'etroite garde oui on les 1. Voir surtout: Baudier, Totrnefort, Tavernier, Chardin. 2. Voir surtout Jliardin, t. VI. - Tavernier, Relation d(e l'interieur du serail du Grand Seigneur, Paris, 16i;, souvent reimprime. 3. Voir surtout IBaudier.

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70 LA CONNAISSANCE l)E LIORIENT. tenait, elles savaient encore tromper leur mari, tant la femme, disent les naifs auteurs de relations, est partout la meme: habile, dissimulee et trompeuse! La Roxane de Montesquieu n'aura cure d'etre fidele a Usbek; en lisant mainte page de Chardin ou de Bernier, on croit presque voir se derouler ie roman oriental qui occupe tant de place dans les Lettres persanes. Par intervalles, d'horribles tragedies venaient 4pouvanter l'oisivete des harems: lamour etait terrible en Orient: Ce ne sont pas des amourettes comine les n6tres qui n'ont que des aventures galantes et comiques; eles sonlt toujours suivies de quelque chose d'horrible et de funeste '. Mais ces drames d'amour, de sang et de mort ne pouvaicnt que rehausser la haute idee que les Francais s'etaient donnee d'un Orient voluptueux. On consentait bien a faire exception pour les femmes chinoises et les veuves indiennes; mais l'explication qu'on donnait aussitot de cette vertu, gravement proclamee, ne pouvait que confirmer l'opinion deja faite du lecteur. On racontait que les veuves indiennes ne manquaient jamais a se bruler sur le buicher deleur mari mort2; mais aussitot on arretait ladmiration naissante; c'etait, parait-il, une excellente habitude que leur avaient fait prendre les maris: elles etaient un peu trop enclines, quand elles devenaient amoureuses d'un autre homme, a empoisonner leur epoux, afin que leur passion n'eut plus d'obstacles: Si i'on obligeait en Europe les femmies ai se bruler apris la mort de leurs maris, les morts subites ne seraient pas si fr6quentes3! 1. Bernier, I, 17. 2. Thevenot, p. 250; Bernier, II, 127; Journal (d'ni voyage fait aux Inlde orientales, 1721; 11, 185, etc. 3. Journal d'un voyage fait aux lndes orientales, 1721, 11, 186.

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LES VOYAGES. On exaltait aussi la prodigieuse fidelite des femmes chinoises: II n'y a point de pays au monde oh les intrigues soient moins comlmuncs. Je ne conseille pas i nos faiseurs de romans d'en nettre la matiere a ll Cliine s'ils veulent donner quelque vraisemnblance a leurs fictions. C'est peut-etre le seul pays de la terre ou la jalousie des maris ait rendu les femmes sages 1. Mais on avait soin de nous apprendre que cette jalousie etait fort industrieuse; les femmes de ces hommes jaunes avaient le pied petit et deforme; c'etait avec une intention d6libere qu'on leur infligeait cette torture hereditaire; ainsi elles resteraient a la maison, et ne pourraient pas, comme les y eut portees leur complexion amoureuse', courir a des rendez-vous d'amants! Ces vertus contraintes etaient desormais de bien piteux effet. Avec un tel luxe de details, une insistance aussi minutieuse et repetee, il n'est pas etonnant que l'idee d'une contr6e infiniment voluptueuse soit devenue l'element princil)al de la tradition litteraire sur l'Orient, telle qu'elle se forma a travers les recits (le voyages. D'ailleurs elle satisfait trop certaines tendances generales (e l'esprit, pour que le public, et surtout celui du xvIiie siecle, n'y ait pas donne avidement credit; soit au theatre, soit dans le roman, l'Orient a fourni une ample mati;ere, comme on le verra, i une litterature plus ou moins delicatement erotique. Le ( prejug63, etait devenu puissant, et l'on avait beau pretendre qu'une telle conception etait souvent 1. 1,e Gentil, Noureau voyal/e aulour cld monde, 1728, 11, 70. Voir deja (dans M. Baudier, llistoire de la cortt du roi de Chine, 1626:. Le merite de leur vertu a pousse la gloire (le leur reputation jusques a notre contree, elles qui sont eloignecs de nous (le tant de milliers de lieues ~. 2. Le Gentil, 11, 68. 3. Par exemple: Voltaire, Essai sur les miwurs, chap. vn: i C'est un prejuge repandu parmi nous que le mahometisme n'a fait de si grands progres que parce qu'il favorise les inclinations voluptueuses,.

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72 LA CONNAISSANCE I)E L'ORIENT. ( calomnie' ), personne n'en voulait demordre. Deja le Matamore de Corneille avait eu soin, pour rendre ses bonnes fortunes moins invraisemblables, de les reculer jusqu'en Orient: I,es reines a l'envi mendiaient mes caresses; Celle d'Ethiopie, et celle du Japon Dans leurs soupirs d'amour ne melaient que mon nom. De passion pour moi deux sultanes troublerent; I)eux autres pour me voir du s6rail s'echapperent 2 Plus tard Mie de Sevigne se croyait assez instruite sur la facilite de l'amour asiatique pour reprocher a Bajazet sa resistance a la passion de Roxane: Les niceurs des Turcs y sontmal observ6es; ils ne font point tant de flcOons pour se marier3. Racine, de son cote, qui veut excuser les emportements amoureux de sa Roxane, ecrit: Y a-t-il une cour au monde ou la jalousie et l'amour doivent etre si bien connues que dans un lieu [le seraill, ou taut de rivales sont enferm&e's ensemble, et oil toutes ces femmes n'ont d'autre etude, dans une eternelle oisivete, que d'apprendre a plaire et a se faire aimer. < Jaloux comme un Turc ) devient une expression familiere. Quand J.-J. Rousseau voudra evoquer les visions amoureuses dont il aimait a tourmenter sa solitude, il dessinera devant ses yeux ( de grands yeux noirs a l'orientale6 n, ou se dira a entoure d'un serail de houris7 )); s'il pretend decrire la beaute extraordinaire d'une jolie Veni1. Voltaire, Fragment suir l'histoire, 1773. 2. Illusion Comique, acte II, sc. iu. 3. Lettre du 16 mars 1672. 4. Bajazet, deuxieme Preface. 5. Rousseau, Confessions, partie I, liv. I. 6. nime ouvrage, partie 11, liv. VII. 7. Meme ouvrage, partie II, liv. IX.

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LES VOYAGES. 73 tienne, il ne pent s'en tirer que par un appel aux images voluptueuses de l'Orient YN tacihez pas d'imaginer les charmes et les grices de cette fille enclhanteresse, vous resteriez trop loin tle la vlrile;... les beaut6s dui serail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. Jamrais si louce jouissanc ne s'offrit au cCrui' et aux s,.ns d'un mortel 1. La Fontaine, qui prenail la chose moins au tragique, a ait, dans une balladle ( sur le mal d'amour e, ecrit ces v(. charmants: Le mal Idamour est le plus rigoureux. J'excelte amour qui se traite en Turquie l)ans les srails de ces hleureux bachas, )'ofi cruaut6 fut de tout temps bannie, Iiu douceur git toujours entre deux draps. 'laisirs v sont sur des lits de damas, Chagrin jamais;jamais dame sauvage; lusqu'aux tendrons qui font apprentissage; rout est galant, traitable et gracieux. Partout ailleurs, dont de bon cClur j'enrage, Le m;al d'amour est le plus rigoureux 2. IV Telle est, dans ses grandes lignes, et sous ses aspects principaux, I'image qui lentement, 'i travers tous les recits (e voyage, s'etait formee sur l'homme d'Orient. On n'attend pas que, par un travail, d'ailleurs peut-etre impossible, nous tachions (le montrer ce qu'elle avait de trop factice ou de dlecidement errone. Le public ne contr61a point cette vision qu'on ne lui avait point imposee, mais qui s'etait faite comme d'elle-meme. Tout au plus se preoccupa-t-il de la completer, car il s'apercut, son education 1. Meme ourrage, partie 11, liv. VII. Voir aussi partie I, liv. V. 2. lEdition des Grands Eeivoains, t. IX, p. 40.

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7 4 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. exotique se perfectionnant, que les voyages ne pouvaient etre une source suffisante a la connaissance de l'Orient. D'ailleurs les historiens et les philosophes l'y invitaient; il suffisait d'un peu de sens critique pour comprendre que, en outre des hableries, et des defaillances particulieres de l'observation, il y avait une puissante cause d'erreur & laquelle les voyageurs se heurtaient fatalement: c'est ce que la philosophic baconienne appelle le danger des geyeralisations hdtives. II faut lire avec un esprit de doute, dit Voltaire, presque toules les relations qui nous viennent de ces pays eloignes. Un cas particulier est souvent pris pour un cas general 1. - C'est souvent dans les voyageurs qa'on trouve le plus de mensonges imprilm6s.... IJ, ne parle que de ceux qui trompent en disant vrai; qui ont vu une chose extraord(l;:ire dans une nation et qui la prennent pour une coutume, qui ont vu un abus et qui le donnent pour une loi....,'Alcoran dit qu'ii est permis d'epouser quatre femmes h la fois: done les merciers et les drapiers de Constantinople ont chacun quatre femmes, conime s'il etait ais; de les avoir ct de les garder. Quelques personnages considerables ont des serails: de la on conclut que tous les musulmans sont autant de sardanapales: c'est ainsi qu'on juge de tout... Ils Lies voyageursl ressemblent a cet Allemand qui ayant eu une petite difliculte h Blois avec son h6tesse, laquelle avait les cheveux un peu trop blonds, mit sur son album: Nota bete: Toutes les damies de Blois sont rousses et acariLtres '. Voila qui est parfaitement ecrit, et c'est la la raison principale pour laquelle l'Orient litteraire du XVlle siecle a ete souvent un Orient factice: mais ces lignes sont deja de 1750 et bien des gens s'etaient passes et se passerent encore des scrupules critiqlues de Voltaire. Ce dont ils se rendaient assez bien compte, & la reflexion, c'est que la notion de l'Orient, donnee par les voyageurs, etait bien 6troite, et qu'elle convenait mal a l'enseinble des pays d'Asie. C'etait l'Inde et la Perse a proprement 1. Essai sur les m(eurs, chap. cxIII; suivent des cxemples. 2. Des Mensonges im,,imes, 1749, P 33 et 34. Voir Fragment siur I'Inde, 1773.

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LES VOYAGES. 75i parler, et non as l'Orient qu'ils avaient fait connaitre'. Presque pas de voyages en Turquie; aucun pour ainsi dire clez les Arabes 2; rien du Japon; presque rien de la Chine: on s'etait en gen6ral arret6 a la c6te 3. Pourtant les Turcs, les Arabes et les Chinois ne resterent pas inconnus aux Fran:ais du xin'le siecle; mais la connaissance particuliere qu'on s'en fit, vint d'ailleurs; et par la l'idee de l'Orient, l'abord presque exclusivement hindou et persan, se trouva quelque peu modifiee, surtout etendue. Mais on ne saurait trop repeter, surtout au moment de passer a l'tude d'autres sources, que les voyageurs ont donne les premieres curiosites et les plus anciennes connaissances: le principal (le la tradition litteraire sur l'Orient leur est du, et c'est plourquoi on a tenu a parler de leur cuvre avec assez d'ktenduie. 1. Encore mit-on assez longtemps a dlistinguer les deux Indes (Amerique et Asie); leur d6converte, presque simultanee, les avait associees dans l'esprit du public europeen. Dans les In(les qralartes, ballet hdroique, 1735, la confusion parait encore. 2. Voir surtout: d'Arvieu, Aiemoires parus en 173;);. - P. Martino, Revue cifricaine, 1905, p. 149. Les Arabes dans la comedie et le roman du xvnir sieclc. 3. De Fcynes, Voyage..., Paris, 1630. p. 161. - Vossius, De vera elate mundi, 16;69, p. i5. I Rari illuc se contulere. rariores qui in id regnum penetrare potuerunt * qui vero pedeln inde rettulerit nemo.,

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CHAPITRE III RELATIONS COMMERCIALES, COLONIALES ET POLITIQUES I. Les relations commerciales et l'Orient: services rendus par les marchands dans la formation du goit exotique. - Les compagnies (de commerce: la reclame en faveur (e I'Orient. II. Les relations coloniales. - Influence de la colonisation fran(aise sur la connaissance de l'lnde et la place qu'elle a cue dans la litterature. - Interet que le xvim siecle porte aux colonies. III. Les 6venements politiques (le l'histoire d'Asie: leur retentissement dans la littlrature. Rapprochements et concordances: causes et effets. IV. Les ambassades fran(caises en Orient: anbassadeurs ordinaires et extraordinaires, aventuriers.... - Influence directe ct imnm(liate sur la production 'litteraire. V. Enfin et surtout influence des ambassades venues d'Orient: leur succs, les enthousiasmes de la mode: les journaux, l'almanach, la chanson,... etc. De la, naissance dle modes litteraires plus on moins lurables. I, Tavernier parle plus aux marchands qu'aux lhilosophes... a, assure Voltaire'; et le reproche lui tenait a coeur puisqu'il l'a generalis6 et s'est plaint, a pllusieurs reprises, de la maniere defectueuse dont les marchaands faisaient connaitre les pays d'Orient:, On est plus occu)pe a nous envoyer des cotes de Coromandel des marchandises que des v6rites 2 ). L'[nde est ( plus connue par les denrees 1. Essai sur les ncmours, chap. ct.vli. 2. Meme ouvraaqe, chap. cxLIIm.

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RELATIONS COMMERCIALES. precieuses que l'industrie des negociants en a tirees de tous temps que par des notions exactes' n. Ne chicanons point Voltaire sur le bien fonde de ces critiques; il suffit qu'il nous indique, par ses recriminations, l'influence, tres importante en elfet, que les relations commerciales avec l'Orient ont eue sur la connaissance des pays d'Asie. On manquerait tout a fait, non pas seulement a la justice, mais ai la verite, si l'on ne disait, au moins brievement, ce que la litterature a du A l' initiative des negociants. Sans doute on pensera que Voltaire elit pu parler d'eux avec plus de consideration. ls ont etet de grands voyageurs et par la, quelque int6ret de gain qu'ils aient cherche dans leurs p6regrinations, ils out enriclli par de multiples apports la notion que le public se forma des contrtees orientales: Tavernier ne fut [,as assez uniquement preoocculp d'aclieter ties diamants pour qu'il ne lui restat pas le loisir et la curiosit6 d'etudier fort diligemment les mocurs de l'Inde et de la Perse. A vrai dire, dans cette partie de leur taclie, les colmmerqants perdaient leur qualite distinctive; ils devenaient tout bonnement des voyageurs et le public, dans la masse des relations qui se presentaient a lui, ne faisait que des distinctions de merite ou d'interet, non pas d'origine. Mais les marchands ont eu, par le cote purement commercial de leurs voyages, une action veritable, distincte de celle des autres voyageurs et qu'il faut tacher a detinir. D'abord les ( retours des Indes orientales ), comme on disait alors, c'est-a-dire les cargaisons rapportees d'Inde, de Perse, de Turquie, ou neme dte Clhine, ne faisaient pas seulement la richesse des negociants, elles entretenaient 1. Me' e ouvrage, chap. 1ii. 2. Voir, par exemplc, I'expression dans Arnould, De la balance da Commerce, 1791.

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78 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. aussi dans le public une certaine curiosite profitable. Ce golit, au xviir siecle, est encore tres loin d'etre une passion de la mode, comme plus tard sous Louis XV; bien peu de salons sont ornes d'un paravent laque, quelques rares pagodes alparaissent sur des cheminees privilegiees; on se montre comme etrangetes, des cabinets de la Chine; mais les soies, les epices, les a curiosites du Levant,, les boites de laque, le th6, les porcelaines, etc., a peine debarques des bateaux qui les ont amenes a Marseille par un interminable circuit, se repandent dans un cercle deja etendu d'acheteurs'; d'annee en annee le commerce des produits exotiques se ldveloppe2. Assur6ment on paie fort clier pour avoir peu; mais n'est-il pas utile, et memne assez agreable a l'acheteur que l'emplette ait ete coiteuse? II sera plus conscient ainsi de l'originalit6 (le l'objet, et lplus ailmirateur; grice a l'espece de sympathie quc l'on a naturellement pour les objets de sa propriete, il se verra porte a trouver jolie une figure etrange, artistique un dessin desordonne. Le plaisir de montrer cette rarete a ses amis et de leur en donner l'envie, developpera chez lui et chez eux une commune bonne volonte pour les pays d'ou viennent ces luxueuses bagatelles. Puis elles constituent peu a peu comme une sorte de d6cor propice a l'imagination. Au xvie siecle on n'etait guere difficile, et tous les menus objets d'Asie que les negociants donnerent au commerce, furent un vrai magasin d'accessoires, enicore pauvre, dont on tira parti pour la representation de l'Orient. On lisait mieux un voyage en Turquie pres d'un tapis persan, 1. On 6tudiera a la fin du volume la mode pour les objets d'Oricnt al xviti siecle. Voir: Savary de Bruslons, Dictionnaire universel tid Commnerce, 1723, au mot COMMLaERCE DE L'ASIE. - Du meme, le Parfait ned/ociant, 1721, et les ouvrages d6ej cites de Bonnassieux et (le Masson. 2. Voici les chiffres donnes par Arnould, De la balance du Commerce, 17' 1, I, 27:;. A la fin du regne de Louis XIV, il 6value les, retours des Inles, a 6 368 000 livres (en 1789, I, 281, il compte 33 300 000 livres).

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RELATIONS COMMERCIALES. 79 on s'amusait plus a un roman chinois, si l'on arretait de temps en temps la lecture pour priser dans une tabatiere (le laque '. Le profit est encore mince; il deviendra grand lorsque ce gouit sera une mode, et que l'abondante decoration exotique d'un salon eveillera dans l'esprit la vision, sans ccsse repetee, des pays lointains. Mais la n'est pas le plus vrai service rendu par les marchands. Is ont cherche et quclquefois reussi a nous mettre en contact direct avec l'Orient. A une 6poque oi1 l'on ne connaissait gu6re l'Inde (1633) quellues-uns d'entre eux y envoyaient un navire qui revint richement charge et fit naitre des esperances de riclesses; plus tard, a la fin lu xvIle siecle, l'attention du public commenqait i se tourner vers la Chine; vite un vaisseau de commerce s'y diiigea (1698); les croisieres de l'Amiphitite furent fructueuses 2, et elles contribu;erent beaucoup a mettre les pays d'Extrnme-Orient en honneur: Les ofliciers et les pilotes, n'ayant pas de quoi aclieter des curiositefs pour les polter a leurs amis d'Europe, voulurtnt suppleer A ce defaut en leur rendant compte de cc qu'ils avaient appris.... La Chine parut un sujet assez neuf pour occuper plus d'une plume 3. I1 en fut ainsi de plusieurs autres tentatives des negociants: elles donnerent un regain vigoureux ou meme un essor tout neuf at la curiosit6 des Franqais. Bien plus, ces initiatives isolees aboutirent a la formation d'un veritable mouvement commercial. Les grandes cornpagnies de commerce, qui s'essayent avec des succes divers, dans le dernier tiers du xvir siecle et au commencement du XV\le, ont eu sur le developpement du gout 1. Voir Bonnassieux, les (;randes Compagnies du commerce, 1892. 2. Bonnassieux, p. 313. 3. Lettres edifiantes et curieuses, e(ition de 1843, III, 659. Lettre du P. Parennin, 11 avril 1730. - Voir la Relation du voyage fait d la Chine... par le sieur Gherardini sur le vaisseau Amphitrite, 1700.

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80 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT. public pour l'Orient une influence qu'il serait difficile d'exagerer. Chacune d'elles fut plusieurs fois remaniee, souvent en faillite, toujours renaissante, de sorte que le public fut incessament tenu en haleine. Cela fit a l'Orient une merveilleuse reclame. Pour fonder ces compagnies, il fallait attirer des souscripteurs: Law, on le sailt, s'y entendit parfaitement, et il a certainement fait l)eaucoup pour developper, au debut du xv Ile siecle, le goclt exotique. Mais, bien avant lui, on avail exploite, au profit de l'Asie, la puissance nouvelle de la presse. Certes la compagnie de 166i n'avait rien neglige pour lancer ses (( Indes orientales,; on expedia dans toute la France des lettres et des brochures qui firent venir l'argent du fond de la province'; des circulaires expliqluerent le dlessein des syndics, ou relaterent les premiers resultats; on chargea memne un academicien, Cliarpenltier, de prouver aux Franqais, en style oratoire, 1'urgente necessite qu'il y avait a equiper des vaisseaux vers l'Inde: La nation frangaise ne peut (tre renfermnee dans l'enclos (le 1'Europe, il faut qu'elle s'etende jusquaux parties du monde les plus eloignees; il faut que les barbaies 6prouvent h. l'avenirla douceur de sa domination et se polissent a son exemple 2 Une fois les fonds recueillis ct les comptoirs fondes, on n'abandonnait pas le public a la satisfaction de son premier effort: des recits de voyage, des comptes rendus, des etu(les entretenaient de temps en temps son attention 3. 1. Discours dCun fidlle sujet du roy touchant l'cstablissemenl l'une compagnie pour le commerce (des lndes orientales, Paris, 166'. - Articles et conditions de la compagnie des Indes orientales, 1664. 2. Charpentier, Relation. de lestablissement (le la compagnie franfwaise pour le commerce des Indes orientales, 1665, p. 4. 3. Ambassades de la col;mpagnie hollandaise des Indes orientales vers 'empiredut Japon, I680 et 1722. -- Illsloire des Indes orientqles, par Souchu de Rennefort, 1688. - Recueil des voyages qui ont servi aux progres et e l'etablissement de la compagnie des hIndes orientale., 1710 et 1716. - Histoire

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RELATIONS COMMERCIALES. 81 Vraiment les marchands ont courageusement travaille pour developper chez les Frangais un mouvement sympathique vers l'Orient; cependant ils n'ont guere enrichi, par des donnees precises, la conception qu'on s'en etait faite; tout au plus s'ils ont modifie un peu l'opinion qui s'etait formee sur certains peuples. Quand on a l'esprit empli de preoccupations commerciales, on est tres mal en situation pour juger impartialement de ceux avec qui on trafique; suivant la facilite des eclhanges, suivant le plus ou moins de profit surtout qu'on a tire, on les dira fort bonnes gens ou granlds coquins. Or les Chinois paraissent avoir reserve (te desagreables surprises aux negociants du xvil" et du xvnii siecle; ceux-ci s'en sont plaints amerement, et c'est a eux qu'est due, je crois, cette conception du Clinois trompeur et rusc, un peu contradictoire avec tla belle image lu'en donnerent les missionnaires et les philosophes, mais solidement ancree dans la tradition populaire: Les Cliinois, di un commercant, sont en Asie conime les.uifs en Europe, replanlds partout ou il y n quelqlue chose a gagner; trompeurs, usuriers, sans l)arole, pleins de souplesse et de subtilit, pour menager une 1bonne occasion; et tout cela sous une apparence de simplicite et de bonne foy, capable de surprendre les plus lefiants 1. Le temoignage en fut fait si souvent et avec une amertume si eloquente, qlue la mauvaise foi commerciale du Clhinois devint tun lieu commun; Montesquieu l'accepta2, Voltaire le combattit sans entliousiasme 3. Au moins faut-il en laisser la responsabilite aux marchands. (le la compagnie des Indes orientales, 17 5. - Morellet, Memoire sur la compaqrnie des Indes orientales, 1769, etc. (I y eut vers 1 70 uIne vive polemiique.) 1. Savary (te Bruslons, Dictionnaire du commerce, 1723, 1, 1175. Voir aussi G. Anson, Vo/yagfe..., I, 134 et suiv. '2. Esprit (les Lois, XIX, 10. 3. Es.saisur les mnwurs, cllap. I. - l'rcis du siccle de Louis XV, chap. xxvii. - Diderot (Lettre a Mile Volland, (lu 15 octobre 1769) (lit qu'il a ete vole par uin conmmertant,, chinois ct fripon,. 6

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82 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. II Co sont la d'assez serieux services; mais il faut inscrire plus encore au compte des commerqants. Leurs efforts commerciaux ont abouti a un grand mouvement d'expansion coloniale, qui s'est prolong6 pendant plus d'un siecle; I'action en a naturellement et6 considerable, et, ce qui est important, tout a fait immediate sur la connaissance de ' Orient. Cc mouvement se porta surtout vers l'Inde. Jusqu'au debut clu xvitt siecle, on s'6tait contente de fonder quelques comptoirs et de pousser de courtes explorations dans l'interieur de la peninsule hindoue: les progris de la colonisation 6taient lents. Mais la r6organisation de la compagnie des Indes Orientales par Law (1719) lui donna un si brusque elan qu'elle supporta sans trop de secousse la banqueroute du financier ecossais: les nouveaux directeurs, Lenoir et Dumas, hommes de grande initiative, amnenrrent a un haut degre la puissance et l'influence franqaises; bardiment ils se minlerent aux diff6rcnds des princes indigenes, eurent une petite armee, et se disposerent a (levcnir d'abord les protecteurs, ensuite les maitres (le 1'Indc. En 1740, au moment ou Dupleix y prend la direction des evenements, il pouvait, sans trop d'illusion, rever d'un prochain empire colonial. Pendant pros de vingt ans, c'est une lutte aux succes difficiles, mais rapides, dont le retentisserent est grand en France: en 1750 les ambitions de Dupleix semblent assurees d'un prochain triomple; en 1760 tout est perdu. Mais les Franqais ne pourront plus ignorer desormais l'Inde qu'ils ont failli posseder: le proces a grand fracas de Lally-Tollendal et le retour glorieux de Dupleix seront la pour en rappeler le souvenir aux plus indiff6rents.

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RELATIONS COLONIALES. 83 Or par un rapprochement significatif, qui serait etrange s'il n'etait un simple rapport de cause a effet, c'est au moment precis ou s'etablit notre ephemnre puissance coloniale, que l'Lnde prend place dans la litterature. Jusque-la on peut dire qu'elle n'y a absolument pas figure; pourtant de nombreux voyages dja l'ont fait connaitre, on n'est pas ignorant deo l'histoire de ses princes et des maeurs de ses habitants; brusquement, i partir de 1730, les sujets a indiens ) deviennent familicrs a la litterature; une quinzaine (de romans, une vingtaine de piecces de theatre sont ainsi offerts au pullic' et ces ocuvres paraissent surtout aux environs (ie 1755, c'est-a-dire a l'epoque oi la domination fran;aise semble a l'apogee. C'est evidemment que lc grandl effort colonial qui se poursuit alors dans l'Asie reculee, jette une sorte de fascination sur les esprits de beaucoup: les ceuvres litteraires tra(luisent cc sentiment nouveau. Et l'on ne se trompera pas beaucoup en concluant que nous devons a l'expansion coloniale tentee par le xvii' siecle, non pas la revelation (le l'Inde, mais sa vulgarisation, son entree dans le (lomaine de la tradition litteraire. La constatation est c(une extreme importance c'est surtout des 6tudes sur l'Inde, ses mccurs et sa religion, que naitra la science le l'orientalisme. I1 ne serait pas juste l'opposer a cette evidence des faits 1. Romans: Cr'm)LN line, reine (de San7gq, 1727. - Les sullalnes de Guzaratc, contes mofols, 1732. - Angola, hisloilr' indienne, 1746.- Voltaire, Bababec et les fakir.. 175). - Le lbroine inspire', 1751. - Miriza et Fatme, conte indien, 1371. - Voltaire, Ilisloire d'ln bolt bramin, 1761. - De Bouflers, Aline, reine de Golconi.l, 1761. - Voltaire, Aventure indienne, 1766. - Contes tres o)gqols, 1770..., etc. Theatre: Arlerqlin, Grand Mogol, 1 janvier 1734. - Aben Said, emperemr des Mongols, 6 juin 1735. - Les dcles galantes, 23 aoit 1735. - Margeon et lAa/ife, 1'r septenibre 173:;. - Les ltides Chanlfantes, 17 septembre 1735. - Arlequin, Gnrnd Mogol, canevas, 1737. - Les Indus dansantes, 20 juillet 1751. - Le bolnhommle Casandre aux fndes, 1756. - Aline, reine de Golconde, 15 avril 1766. - Lernierre, la veure dat Malabar, 30 juillet 1770. - L'lndienne, 31 octobre 1770..., etc.

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84 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. et des dates l'indifference que les Fran(ais de France ont, en fait, temoignee aux entreprises coloniales; autre chose est de s'enthousiasmer pour une conquete lointaine et de consentir tous les sacrifices necessaires; autre chose de s'interesser par l'imagination et litt6rairement, si je puis dire, a un pays exotique'; l'exemple de l'Elgypte, venu apres celui (le 1'Inde, montre trop evi(lemment qu'on peut envoyer des arinees et des flottes dans une contree dont on semble vouloir faire une colonie, puis ne tenter aucun effort pour s'y maintenir, et se contenter d'un p)rofit purement intellectuel et moral. La science d'Anquetil Du Perron et les decouvertes de Champollion paraissent bien aujourd'hui le seul vrai resultat des luttes (de Dupleix ou de l'expedition d'lEgypte! Voltaire represente a merveille cet etat d'esprit, si general au xviiil siecle; il a pris soin de nous dire expressement combien iletait hostile aux entreprises coloniales2; il feint meme quel(ue part de s'excuser parce qu'il lui faudra mentionner la guerre anglo-franqaise dans l'Hindoustan: Ce sont, assurc-t-il avec m6pris, des (( querclles do commis p)our de la mousseline et des toiles peintes dont nous serons oblig6s malgre nous (ie dire un mot dans le cours de cet ouvrage ),,. Encore est-il qu'il se croit oblige d'en parler; et il n'est pas si indifferent qu'il cherche a le proclamer, car les ( querelles de commis ) ont une tres large place dans plusieurs de ses ecrits. II etait trop intelligent, trop preoccup6 de se tenir au golit du jour, pour ne pas dire son mot, lui aussi, sur les guerres coloniales; nmme en les condamnant, il ne pouvait detacher d'elles son esprit. I1 a 1. Voir Deschamps, llisloire de la question coloniale en France, 1891. 2. Voir, par exemple, Fragments sur l'Inde, article 1, passim. 3. Fragments sur l'nndle, 1773, article XII.

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RELATIONS POLITIQUES. 85 etudie fort diligemment l'Inde, sa constitution, ses noeurs, sa philosophie; qui sait jusqu'a quel point n'y ont pas contribue les mesaventures retentissantes de La Bourdonnais; la gloire, discutee, mais indeniable, meme pendant sa vie, de Dupleix; le proces enfin et la condamnation de Lally-Tollendal, auxquels Voltaire s'est si chaleureusement interess6? III D'ailleurs, et ceci montrera mieux encore comment, des le milieu du xsvIe siecle, l'attention publique se trouva attiree de toutes parts vers l'Orient, les Franuais ne bornerent pas leur curiosite aux entreprises coloniales; les grandes guerres que les peuples d'Asie se livraient entre eux ont eu, bien que les Europeens n'y fussent souvent meles en aucune maniere, un relentissement rapide jusque dans l'Extrenme-Occident. Pour le dire d'une phrase, le recit des evenements politiques et militaires qui, au xvlC et au xvYLC siecle, emplissent l'histoire de la Turquie, de la Perse et de l'Inde, furent une source abondante pour la connaissance de l'Orient'. C'etait un singulier prestige pour les imaginations europeennes que ces luttes de peuples lointains: la distance, la difficulte de se renseigner exactement, tout contribuait a grandir les proportions des guerres, et a enfler jusqu'h des chiltres enormes2 le nombre des combattants; dans le voyage qui les portait 4. Le nonmbre des ouvrages publies sur cette matiere est considerable. On en trouvera la plus grande partie indiques dans les catalogues de la Bibliothelque Nationale (Iistoire d'Asie. - Ilistoire d'Europe) et dans d'autres recueils bibliographiques deja cites. 2. Voiture, Lettre a M. de Maisonblanche, ambassadeur a Constantinople (edition de 1734, I, 251). Le recit des guerres d'Europe, lui dit-il, ne vous donnerait aucun plaisir a vous,, qui etes accoutum6s a vos armees de 300 000 hommes,.

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86 LA CONNAISSANCE 1)E L'ORIENT. en Europe, les faits perdaient leur complication originelle, et ils apparaissaient enfin avec cette logique simpliste necessaire a la formation des legendes. C'etait presque de l'6popee vivante, de la tragedie actuelle. I1 n'etonnera pas qu'on se soit surtout preoccupe de la Turquie; elle etait trop melee a la politique europeenne pour que le recit de ses actes militaires et de ses aventures diplomatiqucs ne parut pas une n6cessite; bien plus, depuis le milieu du xvnll siecle jusqu'a la fin du xvlmi, la Sublime Porte semble vouloir tenter les plus grands en'orts, d'abord pour etendre sa puissance, ensuite pour sauver son integrite menacec. Siege de Candie, guerre toujours renouvele avec l'Autriclie, bataille du Saint-Gothard oil elle se heurte a la France, paix de Karlovitz: voila pour le xvui siecle finissant. Au xviii0 elle se debat contre l'Autriche, contre la Perse, contre la Russie; et preslque toujours la France, dans les negociations qui suivent ces entreprises guerrieres, a le r1le d'une conseillere ecoutec ou d'une mediatrice autoris6e '. L'influence sur la litterature est chaque fois immediate: ce sont l'abord des articles dans le Mercure galt1"u2 ou quelque autre journal, puis les illustrations grossieres et les recits enfantins des almanachs; a peine quelques annees ont-elles passe, permettant d'apercevoir avec plus ou moins (le justesse les grandles lignes des eveenements, leja paraissent des livres d'histoire, des considerations politiques; bientot suivent des owuvres plus proprcment litteraires. Je n'en veux que deux exemples: vers 1665 la France intervient directement ldans le conflit austroturc, et il en resulte, par une reaction naturelle, des 1. Surtout la mediation Bonnac - et les negociations pour la paix de Belgrade, 17i1. 2. Voir, par exemple, Mercure, juin 1742, 2' partie, p. 958 a 977. II y a presque (lans cliaque numdro un article sur les choses turques.

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RELATIONS POLITIQUES. 87 negociations plus suivies entre les ambassadeurs de Louis XIV et les ministres du sultan; on sent le besoin de renouveler a grand blruit les capitulations. Dans les quinze ou vingt annees qui suivent, les recits listoriques, relatifs aux choses turques, deviennent au moins quatre fois plus nombreux'; on public une dizaine de romans et de nouvelles a donnee turque2, alors que l'on en compterait a peine quatre ou cinq pour tout le reste du siecle: c'est le moment oil paraissent Ic Bourgeois Gentilhomme, avec sa cer6monie turque, et la tragedie de Bajazet. Meme concordance, plus marquee encore, lors du congres de Belgrade (17i0) ct de la m6diation fran:aise qui inet fin au conflit turco-russe 3; le nombre (des recits historiques est subitemrent triple, celui des romans et des pieces (de theatre au moins porte au double; il y a comme un envahissement dle sujets turcs. Puis, quand l'interet des evenements s'6moussa, il y eut un ralentissement; mais la production reprendra avec vivacite, a la fin du siecle, lors des grandes guerres de la Turquie avec la Russie: il y a la relation evidente. La demonstration est peut-etre trop facilement probante, en ce qui concerne la Turquie; on la considerait en ellet comme une puissance demi-europeenne. 11 sera aise de montrer que le m6eme phenomene d'influence s'est exerce sur la litterature franqaise, & propos d'lvenements qui 1. Cc sont des relations du strail, des histoires de l'Empire ottoman, dles etules sur les visirs, des considerations sur la puissance militaire des Turcs; environ 25 a 30 ouvrages en trente ans. 2. Ce sont lcs nouvelles galantes sur les visirs ou le s6rail; une dizaine en vingt ans. 3. Vandal, Une ambassade francaise en Orient, Paris, 1887. 4. Au theatre: Zaire, 1732, - et sa parodie, - Scanderberg, 1735. - Les Franfais au serail, 1736. - Mahomet II, 139. - B et 1739. - jet, Voltaire, Mahomet, 17-2. - Arlequin pis esclave par les Tures, 1746.Arlequin au serail, 17i7. - Les Veuves turques, 1747. - Le Bacha de Smyrne, 1748, etc.

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88 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. bouleversaient alors, en des contrees plus eloignees, d'autres nations asiatiques. La Perse sera d'un excellent exemple: les voyages de Chardin et de Tavernier l'avaient mise peniblement en honneur, l'ambassade de 17'15 et les Lettres Persanes lui donnerent deja un eclat convenalle; mais, quinze ann6es apres, l'usurpation et les victoires de Nadir Thamas Kouli Kan la rendirent tout a fait populaire. Bien avant la mort de Nadir les Franqais connurent son histoire, et par de nombreux recits'; on sut qu'il ( poussait la vertu guerriere aussi loin que les plus fameux conlquerants et qu'il possedait l'art de regner autant que les plus grands rois qui sont nes sur le trone 2 )). A peine fut-il tue quc l'on conta les particularites de son assassinat; on le compara a Alexandre le Grand3; on mit son aventure en vers tragiques. Du coulp les sujets persans reapparurent avec faveur au the'ttre commn e dans le roman et dans la satire'; la mode dura assez pour que, vingt ans apres, on put encore publier une hlistoire de sa vie ct, dix annees encore plus tard, composer sur sa mort une tragedie6. Pour un peu il serait devenu une gloire nationale; en tout cas il avait usurpe, dans la favour du public, la place jusque-ll reservee aunl autre conquerant d'Asie, Tamerlan, dont on pouvait ecrire, au dlebut du xviir si6cle, qu'il etait ( prcsque aussi connu en France que nos heros d'Europe )). 1. II meurt en 1747: ddeja ont p)aru sur lui environ quinze ouvrages. 2. Ilistoire de Thamas Kouli Kan, Plaris, 1141, p. 'i:0. 3. Parallele entre A1lexandre le Grand et Thamas Kouli Kan, 17,52. 4. La morlt e Nadir ou Thomas Kouli 'an, 1752. 5. Par cxemple, Mirza-Nadir, 1749. - L'llutstre Paisan, 17':;. - Mauger, Cosroes, tragedie, 1752. En outre il faut inentionner (le nombreuses redlitions des Lettres Persanes, et les Memoires secrets pour servi'r & lhisloire de Perse (l17 i), qui furent plusieurs fois reedit6s. 6. Ilistoire de Nader Chach, traduit du persan, 1770. - Nadir oi Thamas Kouli Kan, 1780. 7. Le P. Catrou, Hlistoire genraale de lempire du Mogol, Paris, 1705. Preface.

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RELATIONS POLITIQUES. 89 Commne on le voit (et on pourrait en donner d'autres exemnples, mais moins significatifs), les cv6enenents (te 'histoire d'Asie, lbien que tres mal connus, ont exerce dtls l'4poque out ils se produisaient une action directe sur le gout du public pour les choses (d'Orient. Peut-etre n'ont-ils pas peu contribue a former l'idee que les philosoplies ont eue du, despotisme oriental ) et de ses ruineuses consequences; lFistoire apprenait les catastrophes immerdiates (e puissants empires, les chutes de dynasties anciennes et redoutees, les victoires-faciles d'usurpateurs souvent peu populaires; et elle tachait a expliquer cette instabilite du pouvoir par les vices des constitutions politiques; elle se persuadait que, dans les pays d'Orient, l'honneur et le devouemennt taient monnaie ktrangere, sans cours, et que tout s'y faisait par la terreur du bourreau ou par la puissance (les armees (le mercenaires. Puis ces masacres (de peuples, ces families royales entieremnent immolees i une haine lbrutale, ces vengeances sauvages, si frequentes dans l'histoire asiatique, tout cela inclinait les Francais i imaginer l'Orient comme un pays de la vie iidtense oil 1'existence humaine etait de bien peu de prix, oui les passions avaient la croissance extraordinaire et le parfum mortel de certains arbres exotiques. 11 y avait la en tout cas matiere a 6veiller l'imagination et a developper le sens historique. IV Si on lisait avec une telle curiosite les recits, en general incolores et froids, des livres, il etait naturel que l'on se porlat, avec plus d'entrain, encore vers les Franqais qui revenaient d'Asie et qui pouvaient, avec l'eloquence d'un temoin veridique, raconter des choses vraiment vues; cela surtout, quand ils avaient eu quelque part aux grandes

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90 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. revolutions politiques. L'influence de nos ambassadeurs sur le dleveloppement (du goilt public pour l'Orient, et sur la connaissance qu'on en cut, a ete certainement d'un grand effet; mais il n'est pas toujours aise de lYetablir, puisqu'elle s'est exercee surtout par des correspondances personnelles et des conversations intimes; par la d'ailleurs elle a ete plus insinuante et plus durable que, bien souvent, l'impression nee des livres, nmene les plus sdcuisants. On peut I'ailleurs deviner par mainte trace ce qu'elle a tC. Pendant tout le xvii" et le xv-iii siecle, la France a entretenu a Constantinople une ambassade. Des Fran~ois I" il y avait eu des envoyes extraordinaires; mais c'est seulement avec le retgne de Louis XIII que commence une liste presque ininterrompue d'ambassadeurs, et parmi eux des noms illustres: comte de Cezy, marquis de Nointel, comte de Guillerages, baron d'Argental, comte des Alleurs, marquis de Bonac, comte de Vergennes, comte de Saint-Priest, etc. LaTurquie fut alors si prise dans tous les mouvements de la politique europeenne que leur role ne se borna pas a jouir indolemment de la vie orientale; il y cut des negociations fort actives, des interventions, des mediations. Or le public s'interessa beaucoup a tout cc travail diplomatique, pourtant si lointain, si envelopp6 de mystere. Les journaux du temps, et, en tete, l'inlassable Mercurle, ne manquent jamais a informer leurs lecteurs des faits et gestes du representant de la France aulpres de la Sublime Porte. Des negociations, aujourd'lui oubliees, et dont l'importance a l'epoque ne paraissait peut-etre pas considerable, ont assez emu le public pour qu'on ait voulu le renseigner par des publications speciales. Qui connait aujourd'hui la mission de M. de Guillerages, vers 4680? Elle occupa les conversations et donna beaucoup de besogne aux imprimeurs:

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RELATIONS POLITIQUES. 9 f Toutes les relations, manuscritos et imprimees, qui lui sent consacr6es, dit un auteur du temps, par leur nombre et leur grand volume... olhscurcissent celles de Nimbgue; il ne s'est point fait pour cette paix dte la Clhr6tient' la dixirne partie dll bruit que lon entend au sujet de ce qui s'est passe 'a Constantinople, et nous n'en sommes pas encore a la fin t. 11 a paru, en effet, sur cetle ambassade plusieurs petits volumes, liostiles ou favorables, temoignant en tout cas de l'interet tres vif avec lequel on la suivait. Pour des negociations plus importantes, il en fut naturellement de me me. De loin nos ambassadeurs avaient pique et entretenu la curiosite du public; en outre, par des lettres nombreuses adressees a (les amis (la correspolndlance etait dles lors un divertissement a ceux que leur charge exilait lbors de Paris, et qui voulaient qu'on s'y souvint d'eux), ils disaient leurs impressions d'Orient, et contaient ]es mocurs singulieres dont ils etaient chaque jour les spectateurs. Deja Yoiture sollicitait un ami (le passage i Constantinople: 11 taut tcrire souvent et le plus agre'ablemcnt que vous pourrez.,e lieu ou vous etes vous fournira d'ici (lix ansd(e dire toujours des clioses nouvelles. Je voudrais bien qu'il me fut aussi aise de vous bien entretenir, et qu'en vous decrivant nos liabillernents, nos fa(;ons de faire, de vivre, de manger, les accoutrements et les beautez de nos femines, je pusse faire des lettres que vous prissiez plaisir de lie 2. Un siecle plus tard, le marquis des Alleurs informait soigncusement Mme Du Deffand du mode de vivre des Turcs3; il lui donnait des conseils fort autorises stir la maniere de fumer l'opium '. Tous ses predecesseurs avaient 1. Ielation veritable (le ce qui s'est passe d Constantinople avec M. de Guillerages, ambassadeur (le France, 1682.- Voir encore: Substance d'une lettie touchant la negociation de M. de Guillerafges, 1683. - Ambassade de M. le comte (le Guillerages, 1687..., etc. 2. Voiture, OEulves, edition de 1731, 1I, 150.;. Correspondance de Mie Dum Deffand, edition Lescure, I, 114 (15 octobre 1748), I, 117 (17 avril 1749). ~. Mlle ovraqge, I, 12I (17 avril 1749).

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92 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. agi de la sorte; quel plaisir on avait a lire des renseignements pris en si bonne source, a recevoir des cadeaux exotiques, des portraits de visirs et de dames turques! puis a se figurer le noble correspondant vivant a Stamboul la vie etrange qu'il laissait apercevoir par de multiples aperCus et de menus details! Aussi le jour de leur reapparition en France, comme ils etaient recherches! ( On nous entourait commne des ours, dit l'abbe de Cloisy a son retour de Siam; le roi me fit beaucoup de (questions'. ) Au comte de Cezy' on demandait de raconter les aventures qu'on lui pretait avec les femmes du serail; peut-etre il consentait a dire les siennes, en tout cas il occupait ses loisirs a rediger le recit d'une tragique histoire d'amour, dont il avait ete presque le temoin; et ce recit sera la source d'une nouvelle de Segrais, plus tard, du Bcajazet de Racine; M. de La Have, qui revint de Constantinople au moment ou Racine ecrivait sa tragedie turque, lui donna toute sorte de bons avis3. Lc marquis de Nointel dut decrire par le detail ses promenades en compagnie tde Galland dans les bazars de Stamboul, et montrer a ses amis la riche collection (le bibelots exotiques qu'il y avait recueillie '. Admis dans le monde des grands seigneurs, les hommes de lettres purent profiter de cette vision d'un Orient, observe et explique par des hommes (de gout, quelquefois de science, qui avaient ete en situation de voir beaucoup et bien. Ne devrait-on a ces conversations (de nos ambassadeurs que B/aazet (et on leur doit bien autre chose), on estimera que c'est assez pour ne pas leur menager la reconnaissance. 1. Memoires. Collection Poujoulat, VI, 512. 2. Voir P. Flamient, Ph. de llarlay, conmte de Cdzy, Paris, 1901. 3. Bajazet, deuxiime Preface. 4. Vandal, le marquis de Nointel (dans le Correspondant de 189IS; ces articles ont depuis 6tL reunis en un volume).

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RELATIONS POLITIQUES. 93 Ils avaient d'ailleurs des auxiliaires fort empresses, eux aussi, a reveler les pays d'Orient, qu'ils avaient vus au cours de missions officielles. Les ambassadeurs extraordinaires - comme il arrive, parait-il, - ne firent pas moins bonne besogne que leurs collegues ordinaires. Si Bajazct n'a pu etre compose que grace a la collaboration, lointaine peutetre, mais efficace, (le MM. (le Cezy et de La Have, jamais la ceremonie turque du IBour/eois Gentilhorame n'euit et executee sans le concouls direct et empresse du chevalier d'Arvieux; il fut pour Molie're un costumier precieux et aussi un metteur en scene. I1 avait dleja beaucoup voyage en Orient', et lors dte sa rentree dans la vie parisienne il fut prestement entoure et incessamnment interroge. D'Arvieux dut faire a Louis XIV une relation de ses voyages; le roi s'interessa, la famille et les maitresses royales s'amuserent2; naturellement la cour s'enthousiasma; et quand, par un regain d'illustration, il cut servi d'interprete l'aambassadeur Soliman Muta Ferraca (1669), il parut impossible qu'on ne s'alressat pas a lui pour composer un divertissement turc; il put se croire l'auteur du Bouirgeois Gentilhozmme?. Plus tard, un autre aventurier qui, par instants, se donna figure (d'agent diplomatique, et passa en Orient de nombreuses annees, eut une celebrite tout europeenne: M. de Bonneval' ne s'arreta pas, en fait d'exotisme, aux deminesures; il se fit Ture et pacha, devint meme presque un visir; les extravagances de ce grand original, dont on s'informait avec beaucoup d'amusement, contribuerent 1. Ses meinoires posthumes (173;i) sont un des rares livres qui, au xvinl siecle, aient fait connaitre les Arahes proprement dits. 2. Voirla notice du tome V11I de l'dition des Grands Ecrivainsde Moliere. 3. Voir deuxieme partie, chap. ii. 4. Vandal, Ie Pacha Bonneval, Paris, 1885.

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94 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. pour leur petite part a l'attention qui s'attacha vers 1740 aux choses de Turquie. Les femmes elles-memes se mettaient a I'(euvre; on a conte, il n'y a pas bien longtemps, en un charmant volume1, comment Mile Petit quitta, en 1703, la rue Mazarine, oi elle vivait sans gloire et meme sans beaucoup de reputation, pour suivre jusqu'en Perse son amant, le negociant Fabre, charg6 d'une mission. Fabre mourut, la jeune femme se declara chef (le lambassade et, a travers toute sorte d'aventures galantes et comiques, continua a s'acheminer vers Ispahan. Quand Marseille, quatre ans apris, la revit, il ne fut bruit que d'elle; le gouvernement cut le bon esprit, pour lui donner un eclat convenable, de lui chercher chicane en justice, et d'abord de la mettre en prison; on se precipita pour la voir. ( o Heroine d'un roman vrai, elle apportait le rayonnement authentique... des eunuques noirs et ces se'rails; des bagues enclhantees et des roses capiteuses; elle revenait comme ambassadrice des princesses de Bagdad et d'Ispahan'. ) Le dossier de cette cocasse histoire amusa assez le ministre Pontchartrain pour qu'il le confiat a Lesage, avec charge d'en tirer un roman 3; le livre ne parut jamais (~'aurait ete pourtant une jolie replique feminine ( Gil-Bias!), mais Lesage ne s'en trouva pas peu encourage a donner aux theatres (de la Foire plusieurs petites pieces tirees des contes orientaux. Des aventures de ce genre, gloutonnement accueillies et colportees, creaient des modes passageres, ou a tout le moins entretenaient la curiosite vers les pays d'Asie. Cette mode devenait presque une passion, chez beaucoup une 1. La Maulde Claviere, les Mille et une Nuits d'une ambassadrice de Louis XIV, Paris, 1896. 2. Ouvrage cite, p. 192. 3. Voir Leo Claretie, le Roman en France au debut diz XVIII~ sidcle, (tans son Lesage, Paris, 1890, p. 23.

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RELATIONS POLITIQUES. 95 folie, quand on vo-ait venir non plus des ambassadeurs de France, mais de vrais envoyes des souverains d'Orient, qui d6filaient dans les rues de Paris, avec le luxe etrange de leurs costumes et la pompe de leur cortU ge exotique. V C'etait un divertisselnent d'une singuliere saveur! On avait entendu parler, en cent manieres, des Turcs ou des Persans; on savait leur costume, on imaginait leur caractere, on devinait leur vie. Or voici que s'offrait l'occasion de contempler d'authentiques hommes d'Orient. Si l'on s'6tait jet6 avec empressement sur les livres qui parlaient d'lspahan, quelle ardeur ne mettrait-on pas a s'ecraser au passage des ambassadeurs qui apportaient jusque dans Paris la vision reelle (le cette ville lointaine? ( Ah! monsieur est Persan? c'est une chose bien extraordinaire! comment est-on Persan? ) Jusque vets le milieu du xvLne siecle, de telles ambassades avaient ete rares; a peine en compterait-on une ou (leux ', et si discretement faites que le public ne parait pas en avoir eu grande connaissance. Des le regne de Louis XIV l'orgueil du monarquc et la curiosite des sujets prennent gou t a ce spectacle, assez souvent renouvele. En 1669 Soliman Muta Ferraca vient apporter les salutations int6 -ressees de la Porte; en 1684 et en 1686 ce sont les ambassadeurs de Siam3; memes scenes en 1715 lorsque parut Riza-bey, ce singulier ambassadeur persan, pauvre (de presents comme de grandes manieres, et que probablement I. 1618, une anblassade turque. 2. Voir l'article de Vandal dans la Revue d'Art dramatique, XI, 65. 3. Lanier, Etudle Ihislorique sur les relations de la France et du royaume de Siam, 1883; voir toute la collection des Mercure de l'epoque.

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96 LA' CONNAISSANCE DE L'ORIENT. Pontchartrain imagina et crea, pour donner a Louis XIV, vieux et vaincu, l'illusion de revivre les jours les plus glorieux de son regne'; nmemes scenes encore en 1721, a la venue (le Celeby Mhemnet Effendi, s ambassadeur extraordinaire de l'empereur des Turcs aupres de l'empereur des Franqais 2 ), ou en 1142 avec le cortege de a Said Mehlemet pacla, Begler-bey de Romnelie, fils de Mehemet Effcndy, amlbassadeur extraordinaire de Sa Hautesse a la cour (de France'3. II en vint aussi de l'Inde, envoyes par notre allie Typpo SaTb; et les Francais, presque a la fin du XViie siecle, p)urent encore, avec une curiosit6 toujours aussi vive, contempler un Turc veritable qui, de lar ordre du sultan, promnena dans le Paris du Directoire son indifference, son sans-gene et peut-etrc aussi son d6dain asiatique;. Si vite lqu les modes passent, les cnvoves de l'Orient se succtderent assez nombreux pour quc, lors de l'apparition de l'un d'eux, on n'eut pas tout a fait oullie le souvenir de celui qui lavait precede. Chaque fois d'ailleurs la mise en scene avait ele suffisamment thfAtrale pour clarmer l'imagination ba(aude du public: une double haie (de soldats s'allongeait depuis la porte, par oil lamibassadeur faisait son entree dans la capitale, jusqu'a l'hotel ou il devait descendre, et derriere se pressaitune confusion de petitpeuple; malgre les fatigues de leur interminable voyage, ces lommes d'Orient en imposaient aussitot par la majeste de leur contenance; et les regards 1. Saint-Simon, edition Hachette, in-12, IX, 88, 91 et 384. - Letlles Persanes, XCII. - La Maulde (Ilaviiere, les Mille et une Nuits d'une ambassadrice: Appendice. -.lercure IGalant de fevrier et mars 1715j. -- P. (;aulot, Un anmbassadeur persan a la cour de Louis XIV (Revue hebdomadaire, 29 aofit 1896). 2. Vandal, Une amnbassade francaise en Orient sous Louis XV, 1887. - Saint-Simon, XVII, 215; 248 et suiv. - Mercure galant de 1721. 3. Mcrcurle galalt, 17 2. - l3arbier, Journal anecdotique, II, 312. 4. Reiset, Moles sous Marie-Antoinette, I, 264 et suiv. 5. Ilerbette, Une ambassade turque sous le Directoire, Paris, 1902.

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RELATIONS POLITIQUES. 97 pouvaient, grace a la marche lente du cortege, voir les traits fins et arretes de ces figures asiatiques, puis admirer lamleleur et la richesse des costumes, le luxe des harnachements, tout de cuir et d'or'. Deja les commentaires commenqaient et la curiosite s'enflait; on s'entassait aux abords de la maison d'ou, apres quelques jours de repos, l'aambassade, mystlrieusement enclose, allait ressortir. C'etait l'leure de l'audience royale; le ceremonial se faisait alors plus solennel encore, puisqu'il fallait preparer a la reception du roi un cadre extraordinaire, et lui donner un aspect qui put impressionner les Orientaux eux-mnmes. Bientot le slpectacle n'appartenait plus qu'aux privilegies de la cour; mais vitc, on savait dans tout Paris les Iminuties d'une etiquette improvisee pour la circonstance, les prosternements (le ces lhonlmes d'Orient devant le sultan d'Occident, la liste des cadeaux apportes et deballes devant la cour:; et I'on tachait a deviner les sensations qu'avait produites sur l'ambassadeur l'ttalage de la grandeur royale; toujours il s'y melait quelque deception, car son visage etait reste impassible. Au fond on n'en avait que plus de consideration pour lui. Apres l'audience, l'ambassade, dont jusque-la on avait taclhe de garder la prineur au souverain, etait rendue au public: la cour, seigneurs et dames, se precipitait chez lui; on allait le voir manger; on sollicitait le droit de lui faire visite. Celebv Me6lcmet Effendi, en 1721, recut beaucoup de nondle, surtout des dames, qu'il gracieusa beaucoup et a qui il fit offiir du cafe selon la coutume des Orientaux; de sorte que j)as une ne sortit (le son h6tel sans etre egale1. II paraissait des petits volumles annonant (l'avance le programme detaille de la ceremonic, ou cnsuite la racontant minutieusement. 2. Voir I'article deja cite dc Vand(al dans la Revue d'Art dramatique. 3. Voir. i la tin de la laelation (le I'ambassade (le M. de Chaumont, 1686, le e nlrmoire (des presens du roy de Siam an roy de France. 7

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98 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. ment charmee de sa politesse, de la majeste de son visage que de ses manieres honnetes' )). A son tour, il consentait a rendre a ses admirateurs les plus empresses la politesse d'une visite: les petits salons et les meubles du xvine siPcle formaient, autour de sa personne et de sa suite, un dlecor lien singulier. Lui-meme il paraissait prendre gout a cette curiosit6 amicale: souvent il sortait, quelquefois il allait au th6eAtre, et l'on recueillait le moindre (de ses propos, ses compliments aux acteurs", ses galanteries a l'egard des dames fran:aises: un ambassadeur de Siam n'avait-il pas demand6, lors ldune representation d'Armide a l'Opera, si Armide etait Francaise? On lui dit non. I1 repartit: a Si elle eut ete Francaise, elle n'aurait pas eu besoin de magie pour se faire aimer, car les Fran(aises sont charmantes par elles-memses'3. Du coup on jugea que les Orientaux, et particulierement leurs ambassadeurs, etaient gens extremement spirituels. Puis on se racontait leurs aventures galantes: il n'etait pas possible, avec l'idee qu'on s'etait faite de l'amour oriental, qu'ils n'en eussent pas meme en plein Paris; au besoin on leur en aurait lprte. Mais ils avaient trop d'admiratrices et trop empressees, pour que quelques-unes ne fussent pas vraies: on les chansonna avec une ironic bienveillante "; on se plut a raconter, non sans une certaine satisfaction d'orgueil national, que Soliman Muta Ferraca 1. Nouvelle description de la ville de Constanlinople avec la relation du voyage de l'ambassadeur de la Porte Ottorane..., Paris, 1721. 2. Mercure, septembre 1686, 2e partie, p. 279. 3. Mercure, janvier 1687, 2' partie, p. 186. 4. Par exemple dans Rauni6, Chansonnier du XVIII' sidcle, VI, 313. A mon mari je suis fidlec, Mais je tremble pour mon honncur. J'ai nuit et jour dans la cervelle Les trois queues de l'ambassadeur. Voir dans Herbette, Outrage cite, (es d6tails amusants sur la jalousie des maris.

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RELATIONS POLITIQUES. 99 n'tait pas reste insensible aux yeux d'une petite bourgeoise de Paris qui ( le lorgnait illec sans cesse,, et que ( comme un franc Turquois n, il avait tout de suite propose de l'acheter'. Riza-bey fit mieux; aussi garda-t-on de lui un souvenir plus sympathique: il enleva tout simplement une belle (lame, qui le suivit avec assez de constance pour devenir elle-meme musulmane, et le rendre pere d'un petit Persan2. Voila nos hommes tout a fait au gouit du jour! Autour l'eux, et jusqu'apres leur depart, la presse avait Inn6 le l1ruit d'ule incessantc reclame. Des volumes entiers du Mercure y(alant, des supplements extraordinaires racontent par le menu les moindres heures de leur existence. Si le journal tardait un peu trop a faire sa besogne (le reporter, vite des lecteurs impatients protestaient; et il dcevait s'excuser de son retard comme d'un grave manquemnnt3. Puis c'etaient des articles d'actualite: des generalites sur la Perse, une hlistoire resumee du Siam, des notes sur la langue turque, etc. 4. Bientot le Alercure n'y suffisait plus; et il paraissait de nombreux petits volumes specialement consacres aux ambassades, ou rediges en hate plour satisfaire la curiosite du public, nouvellement excitee sur certains pays d'Orient. L'almanach ne tardait pas a s'emparer de ces evenements, ct, avec ses grossieres illustrations, il allait p)orter un peu partout, jusque dans le peuple, l'image simpliste de ces scenes exotiques'. Pour son plaisir le roi faisait frapper des metdailles com1. Robinet, Gazette rimee, 1669. 2. (Gaulot, article cite. - La Maulde Claviere, ouvrage cite, Appendice. II a paru a son propos un roman galant, Anmazolide, Paris, 1716. 3. Mercure (alant, f6vrier 1742. i. Voir la collection des Mercure aux dates des ambassades. 5. Catalogue de l'Histoire de France a la Bibliothlque Nationale, sous la rubrique: Details de l'histoire. 6. Voir Champier, les Anciens Almanachs illustrjs, Paris, 1886, p. 105, 127, 131. En 1687, il parait 4 almanachs relatifs au Siam.

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100 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. memoratives: des peinlres h ses gages recevaient ordre de retracer les traits des ambassadeurs ou de relpresenter les audiences royales of ils avaient paru'; vite, le public voulait avoir part, lui aussi, a ces souvenirs: les graveurs les mettaient h la portee de tous '. Enfin, pour que ce spectacle restat tout entier dans la mImoire, la musique et la clhanson venaient illustrer, avec leurs refrains faciles, la vision a peine disparue; les chanteurs l)opulaires promenaient dans les ruelles leurs complaintes: Or venez Voir petits et granlds L'ambassadeur des Otto.mans. 11 arrive de la Turquie, Et a portt; de 1'Arabie Un rare et superbe prscnt, Pour notre imonlarque puissant, Or prions nostre grand Sauveur Pour le salut du grand Seigileur; Qu'il reconnaisse le Messie, Et que son Aie convel tie, Sortant de son aveugleiment, Blientot renonce Lt l'Alcoran. Un tel engouenment, manifeste sous tant de formes, a du, conmme bien on pense, trouver son expression immnediate dans la litterature, surtout au xviie sie;cle, ofi deja les auteurs etaient prepoccupes de servir les gouts du public. Soliman Muta Ferraca est reou par Louis XIV en 1669: le Bourgeois Gentilhommcos est de 1670, lBaI/czet de 1672. Les Lettres Persanes paraissent en 1721. l'annee meme de 1. Voir Mercure, juin 1742; 2" partie, p. 958. 2. Le Brun, le Roi recevant les atmbassadeurs de Siam (a Versailles). - Justinat et Gobert, Portraits de Mehemnet Efendi (1721 et 1724). - Parrocel, Entree de Mehemzet Ewlffendi (1732).... Voir. au Inusee de Rennes, des )asreliefs (de Coysevox sur la reception des amliassadeuLts de Siam. 3. Voir, parexemple, lesgravures annoncees dans le Mercure, janvier 742, p. 15, et juin 171i2, 21 partie, p. 958. 4. Rauni6, Chansonnie; du XVIIle siecle, III, 2(3 (1721); voir III, 261,,V. 313.

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RELATIONS POLITIQUES. 101 l'ambassade de Mehemet Effenldy; Voltaire fait jouer Mahomnel en aokt 17'42, six mois a peine apres l'entree dans Paris de Said Mehemet Pacla, cnvoye du sultan1; ces rapprochements sont dleja hien significatifs. Mais voici qui prouvera plus neltement encore l'influence exercele sur la production litteraire par les amlbassades orientales. Si l'on dresse une liste (le tous les ouvrages relatifs au Siam: voyages, descriptions geographliques, histoires, etudes, oeuvres proprement litteraires, on constatera qu'il n'en a point paru, a vrai dire, avant 1685 et guere apres 1705: au contraire, pendant ces vingt annees, on pullia quatre ou cinq recits de voyages au Siam, le double environ d'ctudes historiques et politiques 3; alors La Bruyere parla des Siamois, et (( leur physionomie est assez connue en France:; pour que Dufresny ecrive ses Armusemenlts serieux et comriqiies, dont le principal personnage est un Siamois; de nombreuses et rapides reeditions marquent la grande faveur avec laquelle le livre fultaccueilli. Puis c'est le silence: pendant tout le x-vlnC siecle, on ne compterait pas quatre volumes specialement consacres a ce malheureux pays: la litterature semble l'avoir tout h fait oublie. Le Siam a passe de mode: 1. Sn corresponl)ance montre qu'il avait eu antdrieurement l'ide(e de la piece, niais il IiAta la redaction et la reprdsentation. 2. On pourrait en faire d'autres. Ainsi un personnage turc du ballet les Indes gealantes, 1735, fut cree (l'apries un aullientique Turc tdont le Mlerclre (janvier 1i734, p. 73) avait fait grand eloge. 3. Relation hixsorique (du royanme de Siam, 168'. - Relation des voyages et (e. missions du ro)yaune d(e Siam, 16;Si. - Le Pere Tachard, Voyages au Siam, 1686 ct 168t.. - lVoyage (le Siam des peres Jesuiles..., 1686. - De (lhaumont, Relation dle 'ambasadle te d Siam, 1686. -) e Chloisy, Journal (lit voyage de Siam, 1687. - Gervaise, Hisloire naturelle et politique tdu royanttme de Siam, i688. - Ilisloire (le M. Constance, preieir minisi'e (Id roi de Siam, 1690. - La Loubtere, Du royaune de Siam, 1691. 4. Edlition Servois, 11, 88; 11, 248. 5. L. Lecomte, Nouveau.r Mleoires, Paris, 1696, 1, 419. 6. Parait en 1715, reddition 1706, 1707, 1723. 7. Un roman aussi peu siamois que possible: Miinakalis, vers 1732, et un ouvrage satirique, les Lettres siamoises, 1761.

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102 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. II n'a ete bien connu, dit Voltaire, qu'au temps oii Louis XIV en recut une ambassade, et envoya des troupes et des missionnaires egalement inutiles 1 Cette brusque faveur et puis ce long oubli (rien n'e&tait venu reveiller l'attention enfin lassee) sont une demonstration presque matbematique. A vrai dire, les ambassades orientales ont developple la curiosite des Franqais et precipite par de brusques elans leur attention vers les choses d'Orient, plutot qu'elles n'ont enrichi de details tres precis leurs connaissances. La sympathie que la lecture dles recits de voyages avait attirce d(ja sur les Persans et les Turcs grandit encore; on sut beaucoup lie gre a ces hommes d'Asie d'abord de la politesse meme et des egar(ls qu'on eut occasion de leur temoigner2, ensuite de l'accueil gracieux qu'ils firent a cette curiosite sympathique. De plus en plus on fut porte (et d'autres causes vinrent y aider) a idealiser un peu les races d'Orient; il parut que la (lignite, la bonne grace et l'esprit etaient leurs moindres qualites, et que le dernier des portefaix de Stamboul en etait l)are tout aussi bien que les grands seigneurs d'Ispahan. Puis le souvenir de ces armbassades retentissantes fut comme une sorte de decor permanent, oiu purent evoluer, avec plus d(e vraisemblance, les fantaisies orientales de l'imagination; si preparee, si truquee qu'eut et( toute cette mise en scene, elle n'en avait pas moins donne a la bonne volonte, vite satisfaite, des Francais, I'impression d'une couleur locale fortement teintee. Avoir pris du cafe trouble, excellent sous sa ddnomination de kahoua, dans de minuscules petites tasses, en face d'un musulman assis, les 1. Essai sur les m7neurs, chap. cxrli. Voir aussi cxcvi ct Sidcle de Louis XI ', edition Bourgeois, p. 239. 2. Lettres d'Osman, 1753, II, 59: Sur la politesse des Franiais i l'egard des etrangers.

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RELATIONS POLITIQUES. 103 jambes croisees sur un tapis de Perse, et qui vous regarde impassible, une longue pipe aux mains,... c'etait de quoi trouver le personnage (le Mahomet moins etrange, ou a tout le moins s'acheminer vers une meillcure comprehension du fatalisme oriental! On recommande aujourd'hui aux touristes algeriens, qui veulent s'initier a la vie arabe, la frequentation ses cafes maures: apres un moment d'etonnement, peut-etre ils s'ennuieront, sur les (lures lbanquettes, ih entendre des propos qu'ils ne comprennent point et a voir des figures impetnetrables; mais il restera dans leur esprit des attitudes ct des visages, un dessin general sur lequel ils pourront plaquer par la suite leurs souvenirs abstraits et le resultat de leurs lectures. J'ai vu se confondra avec J'ai lit, et de la la pente sera rapide a dire Je conprends: cette assurance, si illusoire qu'ellc soit souvent, n'est pas sans profit. Le grand service que rendit au public fran(;ais la venue des aml)assades orientales fut justement d'amener un contact, superficiel et passager, mais malgre tout un contact reel avec la vision, jusque-la purement imaginaire, de l'Orient.

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CHAPITRE IV LES MISSIONS RELIGIEUSES I. Les missionnaires et l'Orient; I'6vangelisation de l'Asie; la r6velation de l'Extrime-Orient par les Jesuites. II. Propagande et reclame, Les Lettres edifianles et curieuses, (Ill Xvl\ au NIX" sieclc. III. EItat l'esprit di missionnaire: sa vie, son apostolat. - Comment il arrive a l'admiration (le la Chine. - 11 se forme une Chine de convention: peuple vertucux, gouvernement i(leal. - Effet sur le grand public. IV. Les Jsuites et le monde savant:leurs etudes historiques, geographiques, religieuses..., etc. - La mission scientifique de P'kin. - Conception d'une Chine aussi savante que vertueisc. - ILa Chine devient la chose des Jesuites. V. La querelle des ceremonies chinoiscs: ses phases. - Attitude des Jesuites: l'exaltation de la Chine. - Influence considerable (le la querelle sur la connaissance de I'Orient et le gou't public. La venue des amlassades exotiques fut, comme on l'a vu, une merveilleuse reclame en faveur de l'Orient; mais on leur dut surtout des regains de curiosite, qui rendaient chaque fois plus vifs et plus sympaithiques les regards du public vers FlAsie a demi entrevue. Les relations de voyage restaient en realite la source principale: et les spectacles extraordinaires qu'offraient les representants du sultan ou du schah etaient, si l'on peut dire, comme des illustrations nouvelles, de riches gravures, dont parfois on ornait les reeditions d'un livre aime; mais dans ces tirages grand

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LES MISSIONS RELIGIEUSES. 105 luxe et grand papier le texte n'etait point modifie, et il n'y apparaissait guere en definitive que l'image ordinaire de l'Orient, celle des voyageurs. D'autres ouvriers avaient travaille d'un la)eur continu a reveler, puis a mettre dans une lumiere convenable, les contrees lointaines dont l goht public s'eprenait plus chaque jour. Apparemment ce n'est pas avec ce dessein litteraire et artistique que la Conpaglnie de Jesus ou la Societe des Missions etrangeres envoyerent leurs religieux annoncer la bonne nouvelle aux peuples de l'Asie: mais il n'en est pas moins vrai que les recits des missionnaires, leur propagande aussi, leurs disputes intestines meme, ont 6t6 un appoint precieux t la connaissance de l'Orient et au developpement (le l'exotisme. Voltaire ei~t ete tout a fait incapable, je crois, dl'ecrire sur l'Asie dix pages a la suite, sans glisser une allusion a la querelle des ceremnonies chinoises: il n'est pas d'eclivain du xvlIle siecle qui, parlant le la Chine ou de l'Inde, n'ait puise le meilleur de ses renseignements dans le recueil des Lettres edifiantes. II illporte done de savoir comment les missionnaires se sont employ6s a une tache aussi utile, et sous quel aspect ils ont fait connaitre les pays qu'ils evangelisaient. L'Orient des Jesuites n'est l)as tout a faitcelui des voyageurs; mais il est venu se fondre avec lui dans la notion commune que se composa par un travail inconscient l'esprit du public. L'evangelisation de I'Asie fut commencee de tres bonne lihere, mais d'un zele inegal et Inal dirige'; c'est i la fin du xvI- siecle seulement, que Fran(ois Xavier, ( apotre des Indes o, crut pouvoir conquerir le Japon a la religion de 1. Voir sur la question: lenrion, llistoire enel'ale des missions catholiqlies, Paris, 1847; - II. Launay, llistoire de la socilet des missions etranygres, Paris, 189i; - les articles de 1i. Cordier dans l'Histoire generale lc lavisse et Rambaud, V, 911; VI, 90; - Feiillet de Conches, Causeries d'Win carieux, Paris, 1862, II. (7 et suiv.

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106 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. Rome; au debut du xvIie siecle seulement, que les Jesuites, sous l'impulsion nouvelle de Matteo Ricci, s'employerent a christianiser la Chine'. Vers 1660 (et l'on remarquera au passage conment, de toute part, nous sommes conduits a placer a cette date le developpement veritable de l'exotisme) l'euvre etait assez avancee pour qu'elle pit reclamer en Europe l'attention generale et la curiosite dles ecrivains. La tache d'ailleurs se faisait plus etendue chaque jour: si l'on avait dui deserter le Japon, qui, dans un violent acces de fanatisme, s'etait debarrasse des missions chretiennes, restaient la Clhine, tous les pays de l'Indo-Chine actuelle, l'Inde, la Perse et le Levant: le domaine entier de l'Orient litteraire. Aussi les Jesuites eurent-ils bientot a leurs cotes des auxiliaires; et l'on ne s'etonnera pas qu'ils aient eu tres vite contre eux un sentiment d'apre rivalite. La Societe des Missions etrangeres se constitua et commenqa son ceuvre vers 1660; en outre les Dominicains et les Franciscains disputaient deja aux Jesuites la place )preiponderante qu'ils s'etaient donnec en Asie. On se coalisa contre l'ennemi commun qui, dans l'esp'ce, fut non pas l'idolatrie, mais le jesuite: de la naquit la granle querelle des ceremonies chinoises, longue de pros d'un siecle. La propagan(le et 1'evangelisation ne chomerent point ccpendant; et elles eurent, jusqlue dans le premier tiers du xvIIn siecle, l'dclat de leurs incessants progres. Puis ce fut le declin: les Chinois commence'rent d trouver d6sagreable l'interet que leur portaient les missionnaires, ct ils leur temoignerent par des mesures assez efficaces cc changement de leurs dispositions; les autres nations d'Asie n'agirent pas autrement; a Paris on les aida avec entrain, tant et si bien qu'on finit par expulser les Jesuites de France, comme deja ils 1. Noter la cr6ation, en 1627, de la congr6gation De propaganda fide.

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LES MISSIONS RELIG1EUSES. 107 l'avaient ete d(e Chine. L'oeuvre des missionnaires s'en trouva malade, et la ReHvolution ne leur permit pas les annees de convalescence dont ils avaient tant besoin. Neanmoins leur action avait pu s'exercer pendant plus d'un siecle et demi; c'etait assez pour marquer, dans l'esprit public et dans les oeuvres litteraires, des traces fortement empreintes. C'est en effet aux missionnaires que nous devons la revelation de l'Extreme-Orient, de la Chine et du Japon, a peine effleures par les voyageurs; et cela parut si evident aux conternporains qu'ils ne se crurent jamais quittes de le proclamer, soil qu'ils voulussent s'en montrer reconnaissants aux Jesuites, ou leur chercher chicane au contraire: Jusqu'ici, ecrit vcrs 1(;)90 un pere de la Compagnie de Jesus, la France n'a rien eu i( dei-mesler avec ces peuples et il semble cue la nature ne les ait placez si loin que pour les s6parer entierement de nos intetets 1. Le fait est que, jusqu'aux dernieres annees du xvll0 siecle, la Chine resta peu connue. Quarante ans aprils, les missionnaires avaient presque acllev6 leur besogne: On ne peut guere disconvenir - le t6moignage est de 173:i - que les connaissances les plus certaines que nous ayons de la Chline, ne nous soient venues par le canal (les missionnaires, qui ont passe la plus grande partie de leur vie dans la capitale et les provinces de ce grand empire 2... L'indifference qu'on avait ttmoigne jusqu'alors a IaCliine se changea dans un vif empressement de connaitre une nation si ancienne et dont on rapportait des choses si singulieres 3. Trente ans apres (1770), on pouvait assurer de la Chine qu'elle etait mnieux connue... que plusieurs provinces l'Europe '; le m6rite en revenait presque entierement 1. L. Lecomte, NouCeauzx Mldmoires sur l'tat present de la Chine, 1696, I, 253. Voir aussi Voltaire (Essai sur les M(rurs, chap. ii): ' Dans le siecle passe nous ne connaissions pas assez la Chine,. 2. Du iHalde, Description de I'Empire chinois, 1737;, t. I, preface, p. v. 3. Prospectus en tete du livre de Du Halde. 4. Relation duz bannissement des Jesuites de la Chine, 1769, p. 1.

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108 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. aux Jesuites; aussi les auteurs, qui, par la suite, voulurent reformer un peu la conception populaire, ne manquerent pas d'attaquer d'abord la bonne foi et l'impartialite des missionnaires, puisqu'ils etaicnt les auteurs responsables de cette tradition1. Ceux-ci s'en montraient fort gloricux d'ailleurs, et consideraient I'Orient cornme leur domaine: aussi bien que la Compagnie (le Jesus, la Socie6t des Missions etrangees dirigea le principal de son energie sur les pays d'Asie, d'Extreme-Orient surtoul: dans le recueil des Lettres edi/iantes les relations venues de Cliine et d'Indo-Chine ont une place tout a fait pr6ponderante, la moitie au moins de la collection entiere3. Le Japon, avant le xix" siecle, n'a ete connu que par quelques recits (le Jesuites; tous les ouvrages oil il est parle de lui ont 6et6 ecrits, ou a tout le moins directement inspires par etx. A vrai dire les contemporains de Voltaire n'ont jamais bien distillgue le Japon (de la Chine, et ils se reservaient seulement de penser que les Japonais etaient plus Chinois encore que les Chinois de Cline! Entre les missionnaires des deux pays, il y avait eu une rivalite amnusante: clacun exaltait ses cateclhumlunes; et si le pere Du Halde s'extasiait sur la vertu des Cliinois, le pere Charlevoix, non sans quelque aigreur, s'empressait dc lui representer que les Japonais etaient de beaucoup superieurs". Le public en retenait seulement que tous les peuples de l'Extrele-Asie etaient vertueux. On raconte qu'un Ininistre (le Louis-Philippe avait'fini 1. Voir surtout Anson, V'oyage autorI' (Itn monde, deja cit6, IV, 137, 24i2, 288,... etc. 2. Launay, ouvra,/e cite, II, 40. 3. Dans 'edlition (ec 1838, (leux volumes in-~" (texte sur deux colonnes) sur quatre. 4. I)u Halde, ourraqge cite, 1735. -.,e P. Cliarlevoix, Hisloire du Japon, 1736 (voir 1, 43).

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LES MISSIONS RELIGlEUSES. 109 par avoir une peur maladive, la jesuitophobiel, et que chaque soir il inspectait les pieds de sa table et la ruelle (le son lit, par peur d'en voir surgir une robe noire, ainsi qu'il arrive dans les cllapitres du Juif-Errant. Le mIdecin qui le soigna dut certes lui interdire la lecture des livres du xvili siecle ou il etait parl de l'Elxtreine-Orient: partout et dans tous les recoins, il aurait trouv6 quelque J(suite "! II Pour que cette iropagande evangelique )ut avoir son pleill succes, il fallait d'aborld beaucoup d'argent; si humble que fut l'existence des missionnaires, ils ne pouvaient vivre uniqueinent de priires et de jeines; puis les conversions des infideles cocutaient parfois bien cher. II etait ldone necessaire que les liberalit6s du ipublic vinssent emplir la caisse toujours videle des missions. En outre il etait besoin que cette muvre, poursuivie a l'autre extremite du monde, fut soutenue moraleinent en Europe et (u'elle cut l'opinion pour elle. Au besoin les ( ap6tres des In(les, devaient pouvoir trouver des defenseurs a Rome et a Paris, si la malice ('adversairesjaloux ou d'ennemis impies cllerclhait a compromettre les resultats (e le ur activite. Or il n'est qu'un moyen d'amener a soi l'argent et de se concilier l'opinion, c'est de faire beaucoup de reclame. Les Jesuiles en eurent le sentiment tres avise, et les directeurs des agences modernes de publicite et d'afficliage ne perdraient peut-etre pas tout a fait leur temps, en leur deman1. Voir Nettement, Eltudc s critiques, Paris, 18S5, t. I. 2. Voir, sur les publications des missions: Catalogue de l'histoire l'Asie la la Biliotlieque Nationale; - L. lagis, Bibliographie japonaise, 18:i; - Cordier, Bibliotheca sinica, 18S8; - Biblioth/eqce de la Compagnie de Je.dsu par De Backer,... etc., 1890, 9 vol. in-i".

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110 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. dant de retrospectives le:ons. La Satyre Menippde n'avaitelle pas d'ailleurs represente les bons peres sous figure de charlatans qui, a grand renfort de gestes et de verbiage, faisaient aclleter leur drogue: le Catholicon compose? Bien que la comparaison soit irreverencieuse, on ne mentira pas en ecrivant qu'ils firent meme besogne, plus honnete et plus remuneratrice, pour mettre en vogue l'Extreme-Orient. ( A force de le manier, remuer, alamliquer et calciner ~, comme dit le vieil auteur', ils en composerent (( un Mlctuaire souverain qui surpasse toute pierre philosophale ). Aussi se vendit-il a merveille: et ce fut tout profit pour la litterature. Les lettres de nos Peres vous apprendront la seule chose qui puisse les dedommager de tant de travaux et de souffrances. Ils convertissent cllaque ann6e plusieurs milliers d'infidelles.... Ce ne sont encore ici que les preiiers des fruits de ces (tablissements que nous vous presentons. Nous vous conjurons de nous aider par vos vacux, par vos prieres et par vos sacrifices, a en obtenir dlais la suite de la misreicorde de )ieu de beaucoup plus considerablles2. Ainsi s'expriment, en tete du premier recueil, les e(diteurs des Lettres edifiantes; l'intention y apparait certes bien in'genument. C'est en effet par le moyen surtout de ces petites lettres, ecrites des lointaines missions, et publiees en Europe par les soins de la Compagnie, que fut pratique une incessante reclame en faveur des Eglises d'ExtremeOrient. A vrai dire les Lettres edifiantes et curienses ne commencent a paraitre qu'en 17023; mais sous d'autres titres, depuis pres de cent ans deja, elles etaient venues 1. Saltye Menippee, I: la Vertu du Catholicon. 2. Lettres edifiantes el curieuses, premier recueil, Paris, 1117. Preface, p. It. 3. Lettres edifiantes et curieuses ecrites des missions etrang&'es par quelques missionnaires de la Compagnie de Jesus, Paris, 1'702, premier recueil. La collection veritable commence en 1703 et va jusquen 1776, 34 volumes. En 1780 on publia une reedition en 24 volumes.

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LES MISSIONS RELIGIEUSES. 1i1 au jour par une publication presque ininterrompue, et le recueil de 1702 etait un achevement, le couronnement d'une ucuvre a son apogee, plutft qu'une entreprise nouvelle. Les premieres de ces lettres ont parui vers 1550; il en fut encore ecrit vers 1775: aussi convient-il de parler d'elles et de l'action qu'elles eurent sur la connaissance de l'Orient, avant d'etudier, a ce meme point de vue, la querclle des ce6r6monies chinoises: il y a a I un renversement de la chronologie, mais il est tout apparent: en realite la publication de ces lettres a commence bien avant la querelle; et celle-ci ne saurait guere se comprendre si l'on ne connait (l'abord l'etat d'esprit des missionnaires: or il transparait dans tous les recueils des Lettres (di/iantes. La plus ancienne date de 15o 5: c'est une lettre de 1dng-1is Xavier, l'apotre des Indes.L'Eglise du Japon trouva apparemmnent le procede excellent, puisqu'elle ne tarda pas a le reprendre; a partir de 1570, et pendant plus de cinquante ans, elle sut tenir en haleine la curiosite pieuse de l'Europe, lui contant en fran:ais, en italien, en espagnol, en portugais, en latin, ses gloires et ses martyrs2. C'etaient des Recueils des plus fraiches lettres ecrites par ceux de la Compagnie de Jesus, des Nouveaux advis sur ('amplification du Christianisme, des Advis de la bienheureuse mort de religieux de la Compagnie de Jesus, des Histoire glorieuse de la mort de Chretiens jacponais, des Relations de la persecution du Japon..., etc.; presque un volume par an, un au moins tous les deux ans, c'etait beaucoup pour le d6but du xviCi siecle. Aussi n'etait-il bruit que de l'Eglise du Japon et de ses progres; pour donner plus ('eclat encore a leur oeuvre, les Jesuites savaient a propos 1. Copie d'une lettre envoyee par FranCois Xavier, Paris, 15.I-, in-12. 2. Voir la liste tres longue dans le catalogue de l'Hlistoire d'Asie a la Nationale: articles Japon et Inde. - Voir aussi l'ouvrage cite de Pages.

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112 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. embarquer vers Rome quelques Japonais convertis, revetus du titre d'ambassadeur: le pape les recevait en grande cremonie, et vite des petits livres portaient dans toute l'Europe chretienne la description de ce triomphe et la nouvelle de la conversion du roi du Japon'. Les Jesuites de la Chine ne voulurent pas etre en reste avec leurs confreres; eux aussi ils avaient leurs martyrs, ils eurent leurs lettres; a partir (e 1605 se succ6deirent des relations sur le progris de la religion chretienne a la Chine, ou sur les persecutions dont elle etait l'objet. Les missions de Siam, de Cambodge, de Perse et de l'Inle se mirent, elles aussi, a donner de la besogne aux imprimeulrs'. Mais la reclame de FEl'gise du Japon rcsta longtemps la plus active: il fallut pour qu'elle s'alanguit (que les combattants fissent defaut, tues, martyrises ou chasses. Alors les missions de Chine n'eurent plus de concurrentes dans la faveur du public. Vers 1660 les querelles des divers ordres religieux augmenterent brusquement le nombre de ces publications; il en parut une infinite. Non contents de leurs propres oeuvres, les Jesuites (le la Chine s'adresseirent aux journaux et le lMerclre galant par exemple entretint souvent ses lecteurs de la vie des missionnaires et de leur propagande 3. Vraiment lorsqu'ils entreprirent la publication des Lettres curieuses et edifiattes, les directeurs de la Compagnie de Jesus ne firent que donner une forme reguliere i une habitude vieille deja (le plus d'un siecle. 1. En 1585. Voir F. d'Autreinort, les premiers rapports de l'Europe el du Japon, Revue hebdomadaire, 23 mars 189':, et les ouvrages de l'dpoque signales au catalogue de 1'Histoire d'Asie, 0 2 0 81 et suiv. - II y eut une autre ambassade en 1615 (02 0 11 et suiv.). 2. Voir au catalogue de l'Iistoire d'Asie sous ces diverses rubriques. 3. Voir, comme type de ces articles d'actualite. le Mercure d'octobre 168i, Galanterie d'un jeune Chinois arrive d Paris [amene par le 1P. Couplet, j6suite] le mois passe.

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LES MISSIONS RELIGIEUSES. 113 Ces lettres r(pondent parfaitement ah leur titre, ecrit un auteur de l'epoque; et si elles edifient la pliei( tu lecteur, elles ne satisfont pas moins sa curiosite SUr CC e lque n peut apprendre des Indes, (le la Chine.... et de plusieurs utlres pais 1. En effet elle etait ch;re aux ames pieuses la lecture de ces petits livres, qui, ti des intervalles rapproches, venaient dire les succes (le la religion clhrtienne; de ces plaquettes oil 'on contait, comme en de venerables recueils lhagiographiqlues, les actes de devouemnent des missionnaires, parfois aussi leurs martyres. On etait ainsi doucement ( engage a louer Dieu avec eux des bene6dictions qu'il donne aux saints travaux de nos freres qlui sont i l'autre extremite dlu monde 2). Mais plus encore qu'.di/iantes, ces lettres etaient ctrie,ses, riches (le details et d'enseignements sur les Indiens et les Chinois; c'est p)ar la surtout qu'elles out ete agreables au public. Leur succes ftlt vrainient pen ordinaire, et la conception qlu'elles donnerent (le l'ExtremcOrient prit vite la force d'une tradition ancienne et cllerie. Cette image, qu'il faut maintenant tacher a dessiner, se forma (Ie traits simplistes et (de couleurs enfantines; rien n'est plus explicable, si Fon songe m l'etat d'esprit tout particulier des inissionnaires. III Peut-etre, si 'on en est reste6 i limage populaire du Jesuite, du lHodin souple et ruse, on pourrait penser lqu les Letties e'tdinianes vont nous conter par le detail les phases successives d'une action habilement dirigec et d'une politique impllacalllemlent l)oursuivie; on serait bien loin 1. Ilistoire de l( t( n(ri' tion, 1 722, t. 1, t. 222. - Voir menme temoignage (lans a Relatlion des missions et des tvo!caq's deles vequees francais, '1674, t. It, Preface. 2. Lettres (eifi(intes, premier recteil, 1717, Pr6face, p. Ii. 8

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114 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. de compte. Le livre, aussitot ouvert, donne l'impression d'une merveilleuse candeur, d'une bonne foi naive qui va souvent jusqu'a la maladresse; les adversaires des Jesuites ne manquerent pas d'en profiter 1. Les propos et le style, le recit comme les appreciations sont d'une simplicit6, d'une me6diocrite p)arfois, qui dut ravir d'aise l'immcnse majorite du public: et si les habiles directeurs (le la Compagnie de Jesus, qui eussent pu modifier a leur gre les terrnes de ces lettres, leur laisserent ce ton si caracteristique, c'est qu'ils le savaient propre a attirer vers l'ciuvre des missions toutes les sympathies des bonnes gens. A peine sorti d'un seminaire campagnard, apres quelques anrnees de noviciat, le nouveau missionnaire etait embarqu6 vers l'Asie; il lui fallait d'abord s'habituer ' ce long voyage en mer, et les soufirances qu'il ressentait etaient quelquefois si fortes qu'apres les avoir oflertes a Dieu, il ne pouvait se tenir d'en ecrire le detail: F'imagination des nouveaux venus, constate l'un d'eux, ( n'est pas encore faite a voir s'abaisser sous leurs pieds le plancher qui les soutient, ni dlemeurer dans des maisons qui tournent a tons les vents2' ). Mais sa bonne humeur n'etait pas diminuee, et, sitot debarque, il commencait sa tache d'apotre. Certes elle etait rude, harcelee de privations et de souffrances, rendue plus penible encore par l'isolement; mais 1'ardeur de foi 6tait si grande que le missionnaire tournait tout en contentement. Le P. Martin decrit, au debut d'une lettre, ses miseres et ses durs travaux: a Je me ferai un plaisir, ajoute-t-il, de vous instruire plus au long de tout ce qui regarde cette charmante mission3 ),. Le charme 1. Par exemple Voltaire, Essai sur les Mncurs, chap. cxcv. 2. Lettres edifiantes, 3e recueil, p. 39. 3. Lettres edifiantes, 1 r recueil, p. 19.

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LES MISSIONS RELIGIEUSES. 11o etait grand en effet: sur cette terre neuve on faisait revivre lancienne evangelisation, non pas par des succes isoles, mais par une propagande incessante. Quel plaisir de montrer aux chretiens d'Europe que, dans ces contrees de foi jeune, Dieu periettait encore des miracles, par lintermediaire de ses fideles Jesuites! Ce n'etait que predications, conversions, guerisons merveilleuses; assurement on n'avait pas tous les jours l'or.ueil permis de reduire au silence quelque maudit talapoin ou de convertir une jeune bonzesse: mais les conversions ordinaires tombaient comme la manne nourrissante. ( Je decouvre, dit un missionnaire, des Infidelles par milliers qui ne demandent qu'ae tre instruits ';, on les instruisait, puis, en fin d'annee, comme un bon commercant, on dressait le bilan de ses recettes: ( Dcpuis trois mois et demii que je suis dans cc I)pys, j'ai eu le bonheur de baptiser pros de six vingts pcrsonnes 2. -,e peire Laynez... a baptis6 en six mois plus de lt 000 pIersonnes 3. - ln (1699, kcrit le P. Le lloyer, je baptisai 282 adultes ct 331 enfants, je confessai 8 (49 personnes Ct j'cn communiai 7 843.,, Six cents bapte.nes a l'an, pour le moins, et plus de mille sacrements au mois, cela faisait bien dte la besogne au missionnaire. Chacune de ses journees d'ap6tre devait etre passablement chargee; mais quelle quietude d'esprit, le soir! Comment nl'aurait-il I)as aime d'un grand amour un peuple qui se laissait si bien evaiigeliser? ( La ferveur et la piete d(e ces nouveaux chre'tiens, ecrit le P. Martin, me tiraient des larmes des yeux'. ) J'inmagine qu'ils furent plus d'une fois lamentablement trompes, et que des sacri1. I, 21. 2. 1, 37. 3. 1, 36. 4. III, 2;. 5. I, 35.

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116 LA CONNA1SSANCE DE L'ORIENT. pants chinois et japonais exploiterent ce desir naif de conversions multiples; il suffisait d'arriver a eux, et de leur faire entendre qu'on se ferait volontiers baptiser, pour que tout de suite ils vous donnassent leur sympatlie6. Ignorance, vices, betises, pratiques detestables, les bons missionnaires tournaient tout a bien, par l'esperance qu'ils avaient d'envoyer plus tard vers le ciel une nouvelle alme chretienne. Cette disposition d'esprit les rendit fort inhabiles a observer', ou plut6t (cela est trop dire) elle nuanca d'une teinte particuli;>re leurs observations; ils virent tout a travers leurs joies d'apotre recompense, et l'image (de 1'Orient se deformna en meme temps qu'elle se gravait dans leur esprit. Ils l'admirerent avec une beate bonne volonte avant menme de le connaitre vraiment. Pourtant ils 6taient en situation d'examiner nieux qu'aucun Europeen les pays (le l'Extrme-Asie: ils y vivaient de longues ann6cs, parlant la langue du pays, ienetrant (tans les demeures, visitant les petites gens comnie les souverains, se melant en un mlot par un contact direct at la vie veritable. Cent spectacles s'offraient a eux, que vainermcnt un voyageur de passage ect cherchls, ou que peut-etre il n'aurait pu comprendre; ils n'etaient guere exposes non plus a prendre pour une coutumc du pays ce q(ui n'etait (lu'un rare accident. Et, en etfet, si l'interpretation d'ensemble que les Jesuites donnerent de la Chine et (le l'Inde fut d'avance faussee, leur information n'en fut [)as moins, dans le detail, d'une minutie amusante et (l'une prcicuse exactitude. Plus tard on constatera que les renseignements, dlonnes par eux, restaient, malgre tout, cornmme des minerais precieux, ou le travail de la critique, apres en avoir brise la gangue, trouvcrait 1. Du Halde dans la Preface (le sa Description de la Chine, 1735, p. v, leur en fait dieja quelque reproclic.

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LES MISSIONS IRELIGIEUSES. 117 une authentique richesse. Mais le public du sxvt et du xv~Lle sikcle alla moins aux details qu'a la conception d'ensemble: il y cut une Chine de convention '. Assurement les yeutx des missionnaires avaient dul voir certains spectacles et leurs oreilles cntendre des recits qui genaient un pcu cc parti pris d'aldmiration; ils reconnaissaient quelques ldefauts aux Chinois, Inais leur indulgence se precilitait au dcvant de la conversion, et ils auraient cru mal faire, s'il n'avaient inscrit l'excuse ou meme la justification a ct6 de la ldfaillance. Evidcmml nt cos peuples sont idolatres, 6crit un missionnaire nouvellement arriv'i, s puisqu'ils adorcnt des (lieux etran.'oers,,, cela est ftcheux; a cepeindant, continue-t-il, il me parait evident qu'ils ont eu autrefois des connaissances assez dlistinctes du vrai Dieu2 le; e Inal etait deja bien racllete! Les vices et les crimes existaient a la Chine, coinme ailleurs, quelmluefois tres honteux; si eolarlrasse qu'on en fat, il fallait leur trouver une excuse: (( Le travail et la peine (te ces mallheureux sont au-dessus de tout cc qu'on pleut croire 3 ), et voila conmme quoi, necessite n'ayant pas de loi, les Chinois pouvaient concilier les ldebordeients de leur vie avec lune parfaite ( innocence de mowursl )! Ne fallait-il pas d'ailleurs quo le missionnaire eut quelque besogne? lui-memlne se serait plaint que sa ticlie fut trop facile: (( I lZy a paroni cux, ecrit le le.e Illoye-, que la lpluralite des femmes, Ie droit qu'on a de repudier celles dont on n'est pas content, et la barbare coutume d'y f;aiie dies eunuques qui soient des obst;cles it l'tablissement de lla religion chlirtienne.... Leurs mowurs sont d'ailleurs fort inloc(ntes.,, 1. Les d:etails dlonns sur los peuples dc lindo-Chine et du Tonkin se fondaient dans cette conception l'ensemble. Sous le non de Cliinois on entend tous les pelples d'Extrcme-Oricnt. 2. Le P. Le Lane, 30 janvier 170'9 (6dition (de 1838, II, 397). 3. Le P. de Premare, 1'r nov. 1700, 2' recteil, p. li6. 4. 2e recueil, p. 157. 5. Le P. Le Royer, 10 jlin 1700, 3" recueil, p. 9.

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118 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. Le pere Parennin trouve presque des raisons pour excuser le meurtre des petits enfants'. Ce n'etaient la en tout cas que peches veniels, et il ecit fallu etre bien janseniste pour s'en dire attriste. A ces menues bagatelles pres, les Chinois sont un peuple veritablement ideal, auquel les nations l'Euro)e doivent desesperer de faire concurrence. 11 ne faut point songer a etre plus civilise et plus poli que lui ': ce sera deja assez de l'egaler: o Je me trouvai un jour, raconte le perre de Fontenoy, dans un cheinin etroit et profondl otil s fit en peu de temps un grand embarras de charrettes. Je crus qu'on allait s'emiporter, s'entredire des injures et peut-tere se battre, cornie on fait souvent en Europe; mais je fus surpris de voir des gens qui se saluaient ct (qui se parlaient doucemnent, comme s'ils se fussent connus el aymez, et qui ensuite s'entr'aidaient naturellement a se debarrasser et -i passer. Cet cxerrple doit bien confondre les chrcsticns d'Europe:i. >, Si les charretiers eux-memes en usaient ainsi, on juge quelle devait etre 1'amenit6 de la nation tout entiere! Ces monurs exquises etaient surtout encloses dans l'interieur de la famille: la tendresse du pere, l'amour des enfants, l'affection mutuelle de tous y etaient pousses jusqu'a une telle profondeur dc sentiment, et exprimes avec tant de delicatesse qu'on en restait confus d'admiration *. Le peuple tachait d'apporter dans la vie pullique la pratique des vertus familiales; c'etait, dans tout ]'emlpire, une harmonieuse enmulation vers le bien Par une honne fortune singuliere, dont les Jdsuitcs 1. 11 aodt 1330 (ldition 1838, 111, (45). 2. Par exemple, 3' recueil, p. 157. 3. 15 fevrier 1703, 4i recueil, p. 157. 4. Le P. Contancin, 1: d6c. 1727 (6dition 1838, III,;i75)..i. A entendre ces bons peres, le vaste crnpire de la Chine n'est qu'une famillc bien gouvernee, unie par les liens de l'amitie la plus tendre, et oft on ne dispute jamais que de bonte et de persverance,,. (G. Anson, ouvrage citd, IV, 288. Voir p. 242 et 291.)

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LES MISSIONS RELIGIEUJSES. 119 s'applaudissaient fort, ce peuple ideal avait le gouvernement qu'il meritait, un gouvernement idlal: et l'on ne pouvait guere (lire si c'etait de lui que le peuple tenait sa vertu, ou bien si la nation avait communique au gouvernement son excellence. La-dessus les lettres des missionnaires sont un inlassable et copieux panegyrique; la raison en apparait fort ingenue: les fonctionnaires chinois avaient 6et pour les Jesuites des h6tes fort accueillants: ( Les grands mandarins, les oftliciers gen6raux ('armee et les premiers magistrats ont te l'cstime pour le Clhristianisme, ils le regardlent comme la religion la plus sainte et la plus conforme a la raison. Is h(onorent ceux qui la preschent, ils leur font amiti 1. - L'empereur... favorise plus que jamais la Religion chretienne. II (lit que c'est la vraie Loy, il est ravi dl'apprendre que quelques grands seigneurs l'embrassent, et qui scait si le temps ne s'approclie point ouf Dieu luy fera la grtce dle l'embiasser lui-nmlene 2'? C'6tait la un mirifique espoir! Le Fils du (iel chretien, empereur d'une Chine chretienne! Eblouis par cette vision, les missionnaires environnaient d'avance le souverain de toute l'admiration et de tout l'amour (qu'ils esperaient bien lui faire accepter plus tard; c'est ( un de ces homln es extrwordinaires qu'on ne trouve qu'une fois en plusieurs siecles3 ). Avec un entrain toujours nouveau, les redacteurs des Lellres cdifiantes etudient ses gestes, ses pensees, ses lois, ses intentions: ils fouillent les archives de l'empire, devorent la gazette officielle, s'extasient (de tout et ne songent qnu'h (( beir sans cesse un gouvernement oi l'on trouve de si sages lois etablies4 n. Laclemence, la bont, l'activit ldu prince sontincroyables: ( II faut qu'il mette son divertissement (a remplir le devoir d'empereur et at faire en sorte par son application, par sa vigilance, i. 4i recueil, p. 89. Voir aussi p. 137. 2. 2" recueil, p. 106. 3. Le P. Parennin, 1'' mai 1723 (6dition 1838, III, 330). i. Le P. Entrecolles, 19 oct. 1720 (edition 1838, 11I, 298).

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120 LA CONNAISSANCE DE L'OIIIENT. par sa tendresse pour ses sujets qu'on puisse avec v6rit6 dire dec lui qu'il est le pere du peuple; c'est lexpression chinoise 1., II ne cesse de songer au bien de son peuple, raniine le zele des mandarins, craint toujours lui-meme l'etre au-dessous de sa tache, et recoinpensc ceux qui l'avertisscnt d'une faute qu'il a commise. Son respect des droits et (de la liberter des individus est tel que les criminels et les condamnes ai mort ne sont pas traites autremcent que les honnietes gens: On accorde h l'hominm e le lus vil et le plus nimprist ce (lu'on n'accorde en Europe, comme un grand privilt;ge, qu'aux l)ersonnes les plus distinguees, je veux dire le droit d(e n'ltre jug6 et condalsinI que ilar toutes les clnambres du Parlement, assemsbl6es en cor'ps 2. L'emplereur de Chine a tellement peur, en cfet, d'user rnal de son autorite que lui-meine il a cr('e de grands tribunaux, charges de contre-balancer son jpropre pouvoir:ils doivent, si jamais il s'egarait, Ic ramener au respect de la loi3. Dans ce pays perpetuellement en paix, si merveilleusement administre, il est lien rare qu'on ait a chatier le vice; l'empereur et les mandarins n'ont guEre rqu'a cncourager la vertu. Par des fetes sp6ciales, ils honorent le merite des hommes et des femines. et cette sollicitude s'etend jusqu'aux morts. Chaque anne, dans chaque province, le souverain se fait dlsigner le lalboureur qui s'est lo plus distingue ( par son application a la culture des teirres, par l'integrit6 de sa r6putation, par le soin l'entretenir l'union dans la famille et la paix avec ses voisins4,: il le felicite et le nommoe mandarin. Du meme coup l'agriculture et la vertu sont recompenses: tout le monde voudra etre mandarin, c'est-a-dire noble et vertueux! 1. Le P. Contancin, 15 dec. 1727 (edition 1838, 111,:;6:). 2. Le P. Contancin (ddition 1838, III, 494). 3. 7' recueil, p. 199. 4. Le P. Contancin, 2 dec. 172:; (II, 492, edition (de 1838).

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LES MISSIONS IELIGIETISES. 121 Apres avoir dresse minutieusement, et vingt fois plutot qu'une, la belle architecture de ce panegvrinlue, les Jesuites se souvenaient encore que l'empereur n'etait pas si entieremnent occup6e a faire Ie bonlieur de son peulle qu'il n'invitat souvent les missionnaires i v-enir p-iri s de lui: on causait mathematique, on discutait tlieologic, on se faisait mille amities. Doux, clemenit, liumnai, savant, (( le plus gran(l potentat qui soit dans l'univcrs',,, et, par-dessus tout cela, ami des Jesuites, le Fils du Ciel, si eloine6 qu'il ftit du christianisme, etait vraimeit I'elu de Dieu! le panegyri(luc prenait l'allue d'un hymne, qui retentissait, sonore, dans toutes les paroisses (e France. Si quelque bon missionnairc, revenu dec P6ekin, avait lu, dlevanlanlt les temps, voir jouer Ic Voyage en Chirie, il aurait 6tet assurement ollusque de certaines frivolites: mais il se serait peut-etre oublie, dans l'ardeur naive de sa conviction, jusqu'ia fredonner, avec les acteurs, le couplet celJbre La Chine stl un pays hllarmlant Qui doit vo,-s plaire assurtIllent. IV L'admiration (des Jesuites lour la Chine fut si debordante qu'ils voulurcnt non sculementl l'imposer au grand public, mais encore la faire partager aux savants, aux lettres et aux Aca(lemies. Parmi les religieux qui allaient passer en Extrelme-Orient (le long ues annees, plus (l'dun etait homme 4. Mlemoires sur les Chinois... pa les Imissionnaire.s (ie lekinl. 1776. Vers anu as du portrait (le l'empereur (de Chine (1. 1!. 2. Les notes discordantes sont l)ien rares. I.e P. Magalhens, tout en reconnaissant 'liypocrisie des Chinois ct leur vertu forinaliste, n'en vante pas moins le merveilleux gouvernement de ce pays (Noutrvlle relation le la Chine, 1678'. Mcme au prix de choquantes contradictions, ii fallait obeir au mot d'ordre et respecter la convention.

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122 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. d'etude; I'apostolat apres tout laissait des loisirs, et il n'etait pas defendu de donner, par quelques travaux de l'esprit, issue a sa continuelle activit6. Observations astronomiques, renseignements g6ographiques et statistiques, relations historiques, etudes sur les arbres et les produits du pays, documents sur les industries exotiques, tout cela trouvc place fr('quemment dans les Lettres efifiantes, et souvent les missionnaires exposent en de vrais memoires, quelquesuns fort bien faits, ces connaissances, a qui, etant communiquees a l'Europe, contribueraient peut-etre au progres des sciences ou des arts',. Quelque close sollicitait plus encore leur curiosite: ils etudiaient consciencieusement et analysaient ensuite, avec une impartialite suffisante, les systemes religieux et philosophiques des peuples d'Orient ils traduisaient les codes et reproduisaient les preceptes moraux des sages chinois. C'6tait la, toujours, un moven (( d'entretenir l'estime qu'on a con(ue pour cette nation, et d'augmenter le zele de ceux qui s'interessent a la conversion d'un peuple si police et si raisonnable2 ). Avec le memne dessein de propagande et de reclame, les directeurs de la Compagnie de Jesus invitaient quel(lues-uns de ceux qui, leur mission terminee, revenaient en France, a composer des ouvrages d'hlistoire ou de description geographique. Avant les PP. du Ilalde ou Chlarlevoix, les PP. Kircher, Alvarez, (Greslon avaicnt ecrit des Histoire de Chine ou dessine des Atlas sinensis, le P. Catrou avait parle des Mongols, le P. le Blanc du Siam, le P. de la Croix avait raconte l'histoire de Tamerlan et Gengiskhan 3, etc.; tous ces ouvrages, honnete1. Le P. C(eurdoux, 18 janv. 1742 (6dition 1838, 11, 6:';). Les mremoires de ce genre sont si nombreux qu'on doit se dispenser de les citer. 2. Le P. Parennin (edition 1838; III, i70). 3. Alvarez Semedo, Ilistoire de la Chine, 1G67. - La Chine d'Athanase Kircher, 1670. - Greslon, Ilistoire de la Chine, 1671. - Martinus, Mdmne

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LES MISSIONS RELIGIEUSES. 123 ment documentes, serieusement travailles, ont eu ta leur late une vraie valeur; c'etait la, en tout cas, pour les savants de l'Europe, une source precieuse de renseignements presque scientifiques sur l'Orient. Cc role d'informateurs erudits plut tant aux Jesuites qu'ils songerent bientot a l'etendre; avec le remarquable esprit d'organisation qu'ils portent dans leur activite, ils ne tardlrent pas a constituer a Pekin une veritable mission scientifique: les etudes orientalistes en tirerent un grand profit, et aujourd'lui encore les savants ne marchandent pas aux missionnaires (le Pekin les explressions (le leur reconnaissance. En 1665 plusieurs p)eres de la Compagnie (le Jesus, membrcs de l'Acad(lmie des sciences, partaient l)our le Siamn et la Chine1: Guy Tachard, Joachim Bouvet, Louis le Comte, J. de Fontaney, J.-F. Gerbillon, C1. de Visdelou. Aussitot arriv6s, ils commencerent, avec I'aide (le (luelqucs autres Jesuites francais ou etrangers (le P. PlI. Couplet en particulier), une veritable campagne ed'tudes. L'Empereur de Chine, qui s'interessa beaucoup a leurs efforts et a leurs decouvertes, leur donna toutes facilites; ils fondlerent un observatoire, inultiplicrent les observations astronomiques et geographiques, etudierent la vieille clhronologie clinoise, traduisirent les anciens textes. Par une correspondance assidue, ils se tenaient en rapport avec les savants l'Furope, avec l'Academie des sciences surtout. De cet echange de relations scientifiques la Cliine profita: cote de la nation idealement vertueuse, on put entrevoir le pays savant et lettre; et l'admiration titre, 1692 (il y avait eu des d(itions ant6rieurcs). - Le Blanc, llisoire de la Revolution dui royaume de Siam, 1692. - Catrou, Ilistoire gcne'rale (e Ul'Empire ldu Mongol, 170';. - De la Croix, Histoirdede Gengiskhan, 1711. - Le mlme, llistoire de Tamerlan, 1722,... etc. 1. Voir Cordier, Fragment d'unee l1isloire des eludes chinoises au SX '111" siecle, 189:.

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124 LA CONNAISSANCE I)E LOORIENT. des savants vint se joindre a celle du public. De temps en temps degros ouvrages in-folio apportaient les resultats de ces patientes recherches: ce furent surtout les traductions des livres sacres, des ceuvres (le Confucius, qui par la suite devaient etre appelees a un si grand retentissement'. La mission scientifique de Pekin survecut a l'expulsion des Jesuites hors de Chine, grace a la svmpathie que les empereurs ne cesserent de marquer ( ces homines de science; et pendant tout le xv.IIj siecle, il y cut des Jesuites sirologues 2 qui empechbrent le monde savant de se decsiiiteresser des etudes cliinoises. Leur travail aboutit enfin, vers 1780, a une veritalle Encyclopedie: kMll oires couce'rna(t I'histoire, les sciences, les arts, les moeurs, les usages des Chinois,... par les missionnaires de P;iin 3. Ce fut pour l'cuvre scientifiquc des J6suites, cc quc les Lettres ddi/iantes avaient ete pour l'oeuvre evangellique: un couronnement. Les le;moires sur les Chinois sont en bonne place dans toutes les grandes bibliotllques; et c'est aujourd'liui encore, je crois, une so1urce oi puisent volontiers tous ceux qui ecrivent sur la Chine, et que mncne les specialistes ne d6daignent point. De toute maniere la Chine etait dlevenue la chose des Jesuites; il n'y fallait pas toucher avec irreverence, si l'on ne voulait voir s'dlancer i la riposte, <a par un zile contraire, mais plus raisonnable n, quelque l)on pire, fort empresse a ( venger les Ctlinois",. Or il vint un moment oui leur oouvre fut attaquee de toutes parts. ls durent, pour se defendre, exalter plus que jamais les Chinois; cc qu'ils avaient jusqu'alors dit presque intimement dans leurs 1. Confucius Sinizrum philosophies, traduit par les PP. Intorcetla, herdtrichs, Couplet, liougeniont, Paris, 1687, in-folio. 2. Par exemple l e pe ree remare. 3. Paris, 1776...,;1 vol. in-4. 4. Le P. Parennin, 11 avril 1730 (edition 1838, 11, 660).

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LES MISSIONS RELIGIEUSES. 125 lettres ou dans leurs livres, ils durent le crier bruyamment dans toutes les langues et par tous les pays, devant toutes les juridictions ecclesiastiques, et par tous les movens que la presse pouvait alors leur offrir. La querelle des ceremonies chinoises fut une formidable reclame cn faveur de la Chine: le xviiiv siecle qui commeniqa, alors qu'elle etait dans sa periode la plus violente, recut d'elle, en traits ineffacables, I'image conventionnelle d'un Orient ideal, qui dejit s'etait lentement constituee; et l'on est oblige d(en parler autrement que par une lbr;eve mention. V Trois quarts tie siecle apres la crise, Voltaire ecrivait encorce ~ La guerre de Troic n'est pas moins connue que les succes des re6vrendls peres a la Chine et leurs tribulations' ). La prise de Troic n'avait demande que dix ans, il en fallut plus de cent t la querelle (les ceremonies, et cerltes les troupes les Achiens et des Troyens luttaient moins nombreuses autour du cadavre de Patrocle, que celles des Jesuites, des Dominicains et des Franciscains disputant sur l'atheisme des lettres (le la Chine ou sur les honneurs rendus a Confucius. De 16337 a 1742, Jesuites d'un cote, Dominicains, Franciscains, religieux de la Societe des Missions etrangeres d'autre part, se firent, avec des fortunes diverses, une guerre acharnee; elle se termina enfin 1. /elettes chinoises, indiennes...., elc., '17T6. Lettre VI. '. la l)ilbliograpllie (le cette question est enornic. Voir surtout: Cordier.!iblio/theca sinica, 1, 373 et suiv. (avec ine chronologie des e6vnements); - Catalogue de I'llistoire d'Asie, a la Blibliothequie Nationale, p. 547 et suiv. ct;;62 et suiv.; - Bibliolheque de la Compagnie (le Jesus des PP. (e Backer ect Carayon: voir an norn des principaux anteurs de brochures. - Le retentissement de cette querelle sur les questions coloniales a et6 marque par I'. 1)escllanps, flistoire de la question coloniale, Paris, 1891, p. 193.

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126 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. avec la defaite de la Compagnie de Jesus. Pour des raisons, dans le detail desquelles il n'est pas utile ici d'entrer, les Dominicains et les Franciscains se reconnurent un jour une haine devote et farouche contre les Jesuites, leurs rivaux en influence a Pekin: ils n'eurent plus d'autre pensee que de ruiner leur weuvre, et pour cela de la faire condamner par la cour de Rome. A ce dessein, tres habilement, ils les accuserent d'idolatrie; ils crierent avec indignation que, sous pretexte de favoriser l'expansion du christianisme, ils passaient condamnation sur les honneurs rendus par les Chinois h leurs ancetres et ai Confucius; les Jesuites auraient meme consenti a donner i ces ceermonies chinoises' et paiennes une maniere de consecration catholique; en un mot, comme dit Voltaire, on les accusait de ( flatter les athees de la Chine 2 ). Cette maniere de voir fut acceptee par certains papes: d'autres, au contraire, pllus sensibles aux interets politiques de l'Eglise, no s'indignerent pas trop de la conduite des Jesuites. La lutte s'eternisa, se compliqua, se renouvela sans cesse: a partir de 1670 elle devint bruyante, et, i la fin dlu xvii si'cle, ce fut une conflagration generale. Lorsque le Jesuite Louis le Comte cut publi en 169 ses Nouveaux JMleoires sur I'IEtat pesent de la Chine, des leux camps partirent, ainsi que dans la lutte grotesque oil les chanoines du Lutrin se mneurtrissent avec les in-quarto et s'assomment sous les in-folio, une infinite dle brochures, de volumes, de traites, d'arrets, de censures, d'eclaircissements, lte reponses, de lettres, de memoires, etc.; la plupart etaient d'une extreme violence. A Paris, a Cologne, a Rome, a Venise, a Louvain, les imprimeurs suffisaient a 1. II y eut aussi une affaire des rites malabares qui fut plaid6e et discutee dans le mnme temps, mais beaucoup moins bruyamment. 2. Voltaire, Essai sur les nmzurs, Introduction, xvII.

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LES MISSIONS RELIGIEUSES. 127 peine aux necessites d'une telle production: toutes les langues, y compris le latin, etaient bonnes a ces religieuses injures et a ces savantes ar-gumentations. L'Europe en fut inonde'e. Aussi le public, en majorite peu favoral)le aux Jesuites, suivit-il avec un interet amuse les fortunes diverses de la lutte; les memoires du temps disent quelle place la fameuse querelle tint dans les preoccupations des Francais; la chanson elle-nmeme2 s'en empara, ce qui consacrait sa popularite. Censures par la Sorbonne (1700), par la Congregation du Saint-Office (10i4), les Jesuites surent encore prolonger la lutte; et la )publication r guliwre des Lettres edi/iantes leur fut une arme excellente. En 1742 seulement, une bulle de Benoit XIV prononqa la defiiti-ve condamnation. DWja le public et les ecrivains avaient recolte tous les fruits de cette querelle. ( Les autres inissionnaires ne sont pas d'accord sur la grande sagesse (le ces peuples (les Chinois) avec ceux de la Compagnie de Jesus3,; c'etait la, en effet, le ton que tout de suite la querelle avait pris. Pour se dlefendre, les Jesuites devaielt faire une apologie retentissante de la Chine; on leur reprochait (I'honorer ( le dameon de la Chine ), ) l'idole Confucius,,; ils proclamerent que c'etait ( un saint homme... tout brillanlt de vertus, 4; les honneurs qu'on lui rendait, ainsi qu'aux ancetres, n'avaient point du tout le caractlere d'idolatrie; c'etait un culte ( civil et politique )), (le simples manifestations de la piete filiale, les temoignages (du souvenir reconnaissant que les Chinois gardaient 1. Voir surtout Saint-Simon. 2. Chansonnier dle Clairambault:recueil manuscrit, VII, 422; VII, 431; X, 19,... etc. - Recueil manuscrit de chansons contre les J6suites (Bibliotheque Nationale), feuillet 6. - Rauni6, Chansonnier du XVIIIF sidcle, III, 117,... etc. 3. Encyclopelie de D'Alembert et Diderot, au mot: CHINOIS. 4. Expressions prises aux chansons du temps. 5. Histoire apologetique de la conduite des Jesuites, 1700.

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128 LA CONNAISSANCE DE L OIIENT. d'un de leurs plus grands hommes. Jusque-la rien de remarquable; inais il est curieux de voir comment les Jesuites, pousses par leurs adversaires, en vinrent a justifier, a louer et a exalter, dans leurs pamphlets, la Chine entiere, catholique ou non catholique. Alors ils dessin6rent d'elle une image merveilleuse, plus sublime encore que celle des Lettres edi/iantes, parce qu'elle etait brossee d'ensemble et composee enl vue (le l'effet; ce ne furent plus des croquis, des aquarelles, mais un plafond majestueux, une immense fresque ou tout 6tait simplifie et grossi. Dans le royaunle du Fils du Ciel vivait un peuple vertueux, civilise dtepuis les temps les plus lointains; sa morale etait sublime; quant a sa religion, evidemment elle n'6tait point catholique de nom, et on ne |pouvait tout a fait la comparer avec le christianisme; mais, a cela pres, elle etait d'une a(dmirable purete; d'ailleurs, a qui savait bien lire le clinois, il apparaissait que le (lieu XangTi etait (de tons points conforme au dieu de la Bible et de 'l;vangile1. Comninent voulait-on que ces hommes fussent des ipaens et des idolatres? par la les Jesuites se trouvaient justifies de n'avoir pas et( trop severes a certaines de leurs pratiques, mais en realit6 c'etait la Chine qui, dans I'opinion du public, avait les veritables profits de l'allaire2. Les philosophes ne diront pas mieux, mais ils le diront 1. R. P. Longolard(i, 'Traie sr quleliues points (le la religion de(l Chinois, 1701. 2. Les MIle'oires sur 'l'slal piesent (e la Chine tie Louis Le Cointe (1 696) - cc livre ouvrit la priode la plus ipre de la lutte et cn rcst;a le plus celeire - sont d'une lecturle )ien curieiuse. IJe livre est dedi6c Louis XIV, et le pire jesuite ne crailt pa;s dlanls l'pitre d(edicatoire le nmetre I'Elmpcrcur de Clinie en coinar;aison avec le Roi Soleil. - Parlni les innoml)rables ouvrages que )puliierent alors les Jesuites, je cite, conitme les plus caracteristiques: De/fense des nouveaul. Chrieiens (le la Chine, 1688. - Le Golien, Ii.stoire de vidit (le l'enmpereur de la Chine, 1698. - L. Le Cointe, Lettre ( monseigneeur le duc du Maine sur les cerdmonies de la Chine..., 4700. - L. Le Comte, Des ce'rmonies de la Chine..., 170(. - Longolardi, Trait? sur quelques points de la religion des Chinois, 1701.

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LES MISSIONS RELI(IELUSES. 129 avec d'autres desseins. I1 est piquant seulement de constater qu'ils ont pris aux J6suites certains (d leurs arguments contire la religion; et que (Confucius doit aux memes Jesuites le renom de sulblime sagesse que l'Europe, depuis, n'a cesse de lui accorder. D'ailleurs les ev6ncmients qui, en Chine meme, apportlercnt a Ia queroelle des ce6r6eonies sa v6ritable solution', semblaient donner raison a la Compagnie de Jesus, puisqu'ils temoignerent, a ses 6plccns, de la mod6ration et de l'intelligcnce du gouvernement cliinois. L'empereutr Kanghi, aimi des missionnaires, en qui il voyait surtout des lettrds, (es s savants t des atlmaticiens, avait longtemps tolere, et Inimme encouragte, par des edits, le developpement de la religion chretienine. II fut tr6s etonne d'apprendre les lultes qui mettaient si violemnment aux prises les fideles de cette croyance etrangre; on le fit entrer dans le debat, on voulut, chose singuliere, qu'il s'en declarat l'arbitre; il cut la sagesse remarquablc de ie i oint prendre parti. Bien qu'il fut un peu revenu de ses sentiments favorables envers Ic cliristianisme, il continua a accueillir et a bien traiter les missionnaires. Ce fut seulement son fils Young-Tching qui se d6cida a lproscrire la religion chretienne (1724) et encore il semble bien qu'il y apporta une douceur et une tolerance dont p)eu de pays au monde auraient pu olfrir alors l'exemple. Les Jesuites avaient joue de malieur; ils avaient etroitement uni leur sort a celui des Cliinois; ils avaient serre dans leurs bras ce modele de la vertu orientale, et s'etaient ainsi otferts aux coups des me'chants; on ne pouvait frapper 'un sans l'autre; pcut-etre le Chinois ferait-il epargner le 1. Voir surLout le dernier cliapitre du Siecle de Louis XIV oil Voltaire raconte avec assez l'exactitude et d'humour les derniers e6vnements de la querelle. 9

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130 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. Jesuite! Mais d'un tour de main le public lefit ce cocasse assemblage, il repoussa le Jesuite, et garda le Chinois pour ami; meme il cut la cruaut6 d'applaudir a la bastonnade que le Jesuite requt du Chinois. Les philosophes firent grand accueil a cet auxiliaire imprevu; et des lors, sans que la mode s'en lassat jamais, le xv\iiie sicle s'eprit d'un bel amour pour les choses et les gens d'Extreme-Orient. Une constatation le marquera aisement; la querelle commence vers 1670 seulement a devenir bruyante; jusque-la, en dehors des ouvrages des missionnaires, il n'a paru que quatre ou cinq volumes sur la Chline et un pauvre roman'. Mais aussitot apres, les volumes d'etudes et d'histoire se multipllient2, et, a partir de 1690 (c'est-a-dire au moment ou la dispute des rites est la plus violonte), la litterature elle-meme est gagnee a l'Extreme-Orient; Ilegnard donne ses Chinois en 1692, et des lors les auteurs de comeddies et de romans firent maintos fois paraitre dans leurs fictions les petits hommes jaunes, les clialpeaux a clochettes, les femmnes aux yeux en amande, et les mandarins au bouton de cristal. Par la r6velation de l'Extreme-Asie, la litterature et le gout public recurent un elan tout nouveau, qui ne se fatigua point; et l'on ne peut contester aux Jesuites le merite d'avoir lonne a 1'Europe une image nouvelle de l'Orient, et determine vers les pays exotiques un mouvement general de sympathie et d'attention. 1. Ilisloire (ld gran'l roi/aue (de la Chine, 1606. - Nouvelle hi.toire (de la Chin,', 1622. - NI. IBal(icr, listoire de la cor d(l ro/ de la Chine, 162i. - llisloire universelie du grand royawel de Chine, 16 Vi. - Du Bail, Le Fameux Chinois, 16i2. - (Voir aussi Axiamire et le roman chinois, 167T:.) 2. Parnii les principaux je note: une ree(ition (ul livre cit de Baudier, 1668; - Ilistoire de la conquCle (le la Chine, 1t670; - La Chine (t'Athanase Kircher, 1670; - Intorcetta, La science des Chinois, 1673; — Voyages de lemperelr de Chine, 1685; - Le P. d'Orlcans, Histoire des confrquerants tartares qui ont subjuque la Chine, 1688; - La morale de Confuacius, 1688; - Le P. Martin, Histoire de la Chine, 1692; - Bouvet, Portrait historique de 'empereur de Chine, 1697;- Bouvet, L'elat prsent de la Chine, 1697,... etc. Aprcs 1700 le nomlbre augmente encore.

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CHAPITRE V ETUDES SUR L'ORIENT. LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. I. L'Orient et les savants; les etudes sur l'Orient sont une veritable source. - D'abord des vulgarisateurs; extension et progres de la vulgarisation. II. Eltude historique et geographiqule de I'Orient: elle est d'abord presque exclnsivement bornee a la Turquie. - Les grands travaux du xvin" siicle sur la Cliine ct le Japon. - L'histoire (le l'Asie est fort l)ien connue au xvriii siecle. III.,'orientalisme proprement (lit. - Les origines: es savants (ld xvi' et du xvIl' sicle: (le Postel h d'llerlelot. - Developpement de la science nouvelle: etat ('esprit des savants; l'Orient lettre et philosoplique. IV. Les ktudes orientalistes an xvii siecle: les savants, les travaux, le public. V. Principal resultat: les traductions des auteurs orientaux. - Peu (l'ceuvrcs litteraires proprement (lites: surtout des ouvrages de morale, legislation et thlologie. - L'orientalisme donne naissance a l'histoire des religions: Zoroastre, Confucius et Mahomet. - Phases et progres de la connaissance de l'islamisme ui xvnli et au xvniF siecle. - Naissance vers 1770, avec A. l)u Perron, du vrai mouvement orientaliste. I I)e bonne heure le public francais avait eu en mains les elements I'une serieuse et personnelle information sur l'Orient; il pouvait controler les relations des voyageurs par des recits des missionnaires, puis, s'aidant d'autres sources encore, se constituer une image particuliere des choses et des gens d'Asie. Mais un travail de ce genre, oui il faut de I'initiative, de l'intelligence et quelque methode,

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132 LA CONNA1ISSANCE DE LOIRIENT. n'etait pas plus pour plaire aux lecteurs du xvNie siecle qu'a ccux d'aujourd'lui. Volontiers ils s'en remettaient a autrui dlu soin (e dlCeagcer ct de (liriger leurs inlllressions; modestemlent ils attendaient pjour les formulor que la formule en eut etc rldigee par d'autres. N'y a-t-il pas, nmor en ce siecle, de fort honnetes gens bien aiscs que lc journal leur disc au inatin ce qu'il faut penser (t ie la Ilice ee la fr'emilre de laquelle ils assistaient la veille? A cllacun son mnetier; le spectateur regardo et lc critique juge! Les ouvrages oi l'on larlait de l'Orienit avaient des Iccteurs plus assidus que les autrcs; par goat naturcl, lar liabitude l'esprit, les holmmes d'etude appliquaient a ces livres modlernels, les proceles, devenus cllez cux presquc instinctifs, (que d'abord ils avaient reserves aux cx(uvres des anciens: le rapprochement, le conmmcntaire, la glose, la complilation, etc. Gralce t eux etait nee une image abstraite et simple d(e home, tirede tde Tite Live et de Tacite, quc les auteurs de tragedic taclhaient a rcpreselteSr sur la scene et que le public acceptait avec confiance et respect. Aussi jugea-t-on tout a fait naturel de demander aux historiens et aux savants une conceltion commode et sucre de la Perse ou de la Chine. II ne vint pas a l'idee que cctte methode abstraite d'etudes, indispensable a la connaissance de l'antiquite, puisqu'elle est la seule possible, pouvait devenir bien insuffisante, lorsqu'il s'agissait de nations modernes, de peJuples vivants, de civilisations actllelles. Mais dleja, et plus encore qu'aujourd'hui, le public avait une deference de bon gout pour la science officielle; d'ailleurs le doute etait impossible, tant les savants se montraient assures de leurs dlecouvertes! ils ne se sentaient certes point de scrupulesa I parler de la Turquie sans mime connaitre Constantinople, ou a detailler la religion hindoue sans avoir de leur vie entrevu seulemenit le profil d'une pagode; on assure

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LES COMMENCEMENTS I)E L' O1ENTALISME. 133 qu'il est auljourd'lui dlans des Universites d'Allemagne die doctes orientalistes qui n'ont jamais parle ces difficiles langues qlilavec leurs livrcs, et jamais connu, en fait de paysages orientaux, que les rayons dte bibliotheque oui se succedent les re'barbJatives clitiolls dles auteurs arabes ou cliinois. Ils etullient les langues d(e l'Orient coinme (les lanigues mortes. Quoi qu'il en soit, leur parole est de toute autorite; leurs ouvrages, l)ien que composes p1arfois (le seconde et de troisi'me main, sont une source que le publJic consid&ere comme originale. Ainsi en fut-il pour les savants, ancetres des orientalistes, qui pendant le xvs\-i et le xvsii siecle travaillerent couraieeusement a ldeclilcrer les hieroglyples de l'ecriture orientale, et h apporter dans le cliaos des mythes et des traditions d'Asie ce (u'ils pouvaient (le lumiere scientifique; leurs ocuvres ont tc', pour la connaissance de '(Orient, Iune source aussi importante peut-etre que les relations de voyage ou les lettres dies missionnaires. 1Ce fut d'abord, et pendant assez lollgtemps, un travail de mediocre vularisation. La bonne volonte des auteurs etait grianle, sinon l'exactitude et i'abonldance de leurs connaissances; bien peu avaiclnt vu les pays lont ils parlaient; lu moins, comme le vieil IIlrodote fit pour les pretres d'lgyptc, ils interrogeaient ldevotement les missionnaires et lisaicnt avec grand soin ce que les libraires d'alors avaient imprimt sur l'Orient. Sans crontrole, tout entrait dans leur compilationl; aussi nous paraissent-elles aujourd'hui bien enfantines, par endroils, ridicules. Mais les contemporains ldurent les estimer de vrais trdsors (le faits et d'idees. Les livres d(e M ichel Baudier' par exemnple furent tres respectueusemnent' lus a l'epoque (1620); leur auteur 1. Voir Bioyrop/lie unicerselle (IC Didot. 2. Ses livres ont et; plusieurs fois rteedit6s dans le cours du siecle.

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134 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. fut un infatigable vulgarisateur; le principal de son travail allait aux antiquites de France, mais il n'en etait point lasse, et, avec une egale competence, il ecrivait une histoire de la Turquie, une relation de la cour du roi (le la Cliine, une etude sur le gouvernement turc, ou bien un trait6 sur la religion de Mahomet. Toujours l'acuvre s'appelait histoire generale, comme il convient aux livres qui epuisent le sujet. Baudier a tenu a nous avertir que le Languedoc fut sa patrie; on el't pu, sans cet avis, parier qu'il etait uequelqu peu meridional, tant sa confiance en lui-meme avait de bonne humeur, tant il simplifiait et amplifiait avec desinvolture les maigres renseignements qu'il avait recueillis. Pour un peu il raconterait comme siennes les aventures exotiques rapportees en ses livres. Un jesuite flamand lui a dit grand bien de la Chine; aussitot Baudier compose le tableau d'un pays ideal; les Chinois ( vivent au milieu d'un asseure repos, combles de toute sorte de felicites2,,; le jesuite a ajoute que les villes de Cline etaient fort grandes; l'imagination de Baudier s'est excitee la-dessus; la ville de Quinsay, dit-il, n'est qu' (( un petit 6chantillon du royaume ) et pourtant elle a ( de diametre ou de longueur ce qu'un homme h cheval peut faire en un jour; sa largeur est la moitie de cela; les faux bourgs contiennent tous ensemble autant que la ville3 )). On j uge des autres villes! et onjuge aussi, ces seuls exemples, du livre tout entier. Mais s'il est vrai qu'une uouvre de vulgarisation ne saurait etre exacte, et que la verite doit y etre un peu deformee et appretee pour le public, il faut reconnaitre que Michel Bau1. Inventaire de l'histoire qenerale des Turcs, 1617. - llistoire de la cour du roy de la Chine, 1624 (rdeditions 16i:;, 1667). - Hisloire geqnrale du SeIrail et de la cour du Grand Seigneur, 1621 (re6ditions 1626, 1638, 16:;2). - Ilistoire gefnerale de la religion des Turcs avec la naissance et la mort de levur prophdte Mahomet, 1625 (r66ditions 1632, 1640, 1741). 2. Histoire de la cour du roi de la Chine, p. 10. 3. Mele passage.

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LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 135 dier a fait d'excellente besogne; il s'est eleve en tout cas, par son succes, Lien au-dessus de tous ceux qui en meme temps que lui travaillerent a la meme tache'. On se contenta de cela, jusque vers le milieu du XVi siecle; alors vinrent les ouvrages niieux faits, et qui ne sont plus a proprement parlor des livres de vulgarisation. Mais le besoin qui avail provoque ce genre de livres ne disparut point; et il y cut toujours une portion considerable du public h qui il fallut prep)arcr, sous forme d'une nourriture facile a digerer, les connaissances, d'ann6e en annee plus exactes, sur les pays d'Orieot. Les auteurs ne man(luerent point; ce travail devenait d'ailleurs bien facile, puisqu'il suffisait d'analyser et de resuiner les travaux des vrais savants. A mesure que l'information se fit plus scientifique, a mesure aussi les livres de vulgarisation perdirent un peu de leur inprecision primitive. Le Dictionnaire critique de Bayle a sur 'Orient des articles qui certes ne sont point meprisables; les ouvrages du comte de Boulainvilliers, relatifs aux Arabes 2, sont d'une lecture fort instructive; tout cc que les redacteurs de l'Encyclopjdie ont 6crit de l'Asie a ete puise a d'excellentes sources. Mais ce sont la encore, si lon peut dire, des acuvres de haute vulgarisation: et, derriere elles, sur leurs traces, profitant de leur besogne, sont venus quantite de livres sur l'Asie, les inours et la religion de ses habitants. Anecdotestulrques, Anecdotes chinoises, Anecdotes orientales3,... etc, 1. Jc cite entre autres: Esprinchard, Histoire des Ottomans, 1609; - Chalcondylc, Ilistoire de la decadence (le l'empire grec et (de l'etablissement (le celui des 'trcs, 1620; - Nouvelle histoire (le la Chine, 1622; - Iistoire universelle d(l grand roi de la Chine, 1615. -- Voir aussi les Cosmographies indiquees au, 2 du chapitre i. 2. Histoire des Arabes, 1'731. - La Vie de Mahomet, 1730. 3. Anecdotes ou histoire secrete de la cour otlomanre, 1722. - Anecdotes persanes, 1727. -- Anecdotes de la 7maison otto7mane, 17T0. - Anecdotes venitiennes..., 1740. - Anecdotes venitiennes et turqtes, 1741. - Anecdotes

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136 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT. tels sont les titres modestes et prevenants sous lesquels ils se presentent a l'ordinaire; le prix en etait peu elev6, et la lecture point difficile, agremelnte ('ailleurs de jolies histoires et de lieux communs d'une honnete morale. Moins chers encore, et d'un format plus menu, les almanachs portaient la connaissance de l'Orient jusqu'aux limites extremes de la vulgarisation: pour douze sols, quiconque savait lire pouvait se donner ( une idee abrg'oee des mceurs, usages et coutumes ) de la Chine'. Ainsi fut misc a la portee de tous une image de l'Orient, lien leformnee, il est vrai, par son passage a travers (de multiples intermediaires, mais d'une simplicite et d'une generalite si commodes (lu'elle etait parfaitement intelligible. II L'orientalisme, disent les dictionnaires, est ( la science, la connaissance de l'istoire, des langues des peuples orientaux ),; il semble bien en effet que l'une et l'autre soient inseparables, et qu'on ne puisse etudlier vraiment l'histoire des nations d'Asie, sans connaitre leurs langues et leurs litteratures. Mais, au xveit sikcle, cette union n'apparaissait pas si necessaire; puis, s'il avait fallu retarder les recherchcs lhistoriques jusqu'apres le moment ou l'on possederait tout a fait les parlers d''Asie, on eOt risque de ne les commencer jamais. D'assez bonne heure il y cut, sur l'Orient, des travaux historiques et geographiques fort serieux: les resultats en furent vite appreciables. Comme il etait naturel, ce fut vers la Turquie d'abord orientales, 17:i2 (plusieurs rePditions). - Anecdotes chinoises, 1754. - Anecdotes arabes et mnisulmanes, 1772. 1. L'Almanach chinois parait de 1t60 ih 176,. Voir aussi l'Almanach turc

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LES COMMENCEMENTS 1)E L'ORIENTALISME. 137 qu'on dirigea cette cnquete d'histoirc. Sur le detail des evenements eux-memes, deja des livres avaaient paru, nombreux; on s'etait habitue par une attention plus que seculairc a etudier et, par suite, ( comprenldre un peu cette eternelle ennemie; les necessites de la lutte avaient d'ailleurs pousse les chefs (larmece a chercher les secrets de sa force; enfin la guerre incessante ou les peuples d'Europe se relayaient contre elle, etait une permnanente invitation au travail des historicns. Avec beaucoup) de zle, sinon d'originalite, Mlzerai, du Verdier, Stochovc, Chassel)ol, licaut ', le plus celehre, publiCrent entre 165)0 et 1700 des histoires generales le la Turquie, soit l'enormes compilations, soit d'exacts abireges. Ces livres clairs et utiles furent tris lus (Icurs re6ditions suffiraient h le l-rouver), et l'on savait au besoin y cherchler une rapide documentation. Ainsi, en 1672, a peine la trageidie de Bajazet a-t-elle ete repr6sentee, que Donneau dle Vise veut en critiquer la valeur liistorique; leux ou trois joours suffisent h son instruction et, tout plein de sa science vite acquise, il reconstitue (lans l ercurl e -' la vrmaie histoire d'Amurat, et ldeclare impossible le personnage dc Bajazet. Racine etait a11 aux mnmes sources et il se defendait d'avoir manqule a la ve6ite. Qui croire? le jugement etait remis au public; et c'est la en tout cas ulne prelle que, dles cette epoque, I'histoire turque 6tait assez connue, et que mIme on pretendait la connaitre avec une certaine exactitude. I. J cite par1ii les livres d('lisloire (tris nonmbreux) les principaux seullem nc t: Ml zerai. lisltoir'e des ''tres..., 2 in-f6lio, I 1;i (reed. 1662); - Ilottinger, Ilistoria orientalis., 1t5il; - 1D)l Ve rd..lbrded d(e l'histoire d(fs 'Tarcs, 166i; - I)e Stclhove, L'Othomnanl oiu aree/d des vies des emperetrs, 16(6:; - Ricaut, L'Estat presenlt de l'empire olho0man (traduit de I'anglllis), 1670 (reed. 16I77);- I)e (lhassepol, Ilistoiire des!grands visirs, 167'; - Ricalt, Ilistoire des trois dernier'ls empereurs tlur'c, 1682; - Guillet, Ilistoire du reflne (le Mahomet II, 1682; - licaut, Ilistoire (le 1'empire oltoman, 1709. 2. 9 janvier 1672.

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138 LA CONNAISSANCE I)E L'ORIENT. L'histoire de la Turquie fut presque seule d'abord a beneficier de ce travail consciencieux; c'est a elle du moins qu'allerent le plus grand nombre de livres et les meilleurs. D'ailleurs, quand on comprit mieux le gouvernement du sultan et qu'on eut commence a deviner ses secretes faiblesses, on eut moins t'estime pour lui; et c'est, commrne on verra, avec les premieres annecs du xvIlue siecle, que la litterature retira sa faveur aux Turcs pour la donner a d'autres hommes d'Orient. Les historiens furent dociles a ce changement de gout; ils s'etaient jusqu'alors peu occupes des autres nations d'Asie, et s'il avait paru des histoires de Perse, d'Inde et de Chine, c'etaient a l'ordinaire des oouvres fort hlatives. Mais le moment approchait oil l'Asie tout entiere depuis la Coree jusqu'aux Dardanelles, sans en excepter le Japon, serait etudiee en des livres d'histoire et de g6ographie, si bien faits qu'ils purent devenir de veritables sources. On ne pouvait parler des Turcs sans citer Ricaut; on allait avoir pour le Japon l'autorite de Kfampfer et de Charlevoix, pour la Chine celle de Du Halde. Ce fut vers 1730; presque en meme temps parurent l'Histoire naturelle, civile et ecclesiastique de l'empire du Japon par le voyageur allemand K nmpfer 2 (1729); la Description goog ralphique, historique, chronologique, politique et physique de I'Empire de la Chine et de la Tartarie Chinoise par Ie pere du Ilalde3 (173t5); l'listoire et Description generale du Japon du pere Charlevoix4 (1736). A 1. Voir les histoires de la Chine, dleja citees, oeuvres des peres jesuites. Voir aussi: Texeira, Ifistoire des rois de Perse (trad. de lespagnol), 1681; - Gervaise, Histoire naturelle el politique diu royaume de Siam, 1688; — Catrou, Ilistoire qge'nale de I'empire mongol, 1705,... etc. 2. Deux in-folio d'abord publi6s en anglais. Reedit6 en 1731 et 1732; il parut un abrege. 3. Quatre in-folio et un atlas de 42 cartes dessinees par d'Anville: nombreuses r66ditions. 4. Deux gr. in-4o et neuf in-12. - Une nouvelle edition parait en 17i4.

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LES COMMENCEMENTS DE L ORIENTALISME. 139 eux seuls, ces trois ouvrages pouvaient entasser sur les rayons d'une hibliotheque le poids de dix enormes in-folio, riches de renseignements precis, de details statistiques, d'anecdotes pittoresques, (le gravures fort bien dessinees; des cartes exactes accompagnaient les indications oeographiques, des tables chronologiques eclairaient la confusion de l'histoire; il n'etait rien (lit sur la morale, la religion, la litterature et l'art des Chinois, coinem des Japonais, qui ne fut accompagne de traductions abondantes et longues des livres originaux: partout un souci scrupuleux de citer ses sources et (le mettre les documents eux-memes sous les yeux du lecteur. Les trois auteurs marquaient un egal empressement a redresser les erreurs communes, et a comleltter les renseignements jusque-la donnes d'une maniere insuffisante. Chacun d'eux eut consenti sans doute a signer l'ouvre des deux autres, tant lesprit, la methode, et les details aussi de l'execution etaient identiques: on ct (lit qu'ils s'6taient partage, par une laborieuse collaboration, la tache de faire connaitre l'Extreme-Orient; et il pouvait paraitre que toutes les parties de cette encyclop)die, encore qu'ouvrees par des mains differentes, avaient ete si bien ajustes que lensemble en etait harmonieux. Ce fut la un admirable repertoire scientifique, plusieurs fois reedite en chacune de ses parties, auquel les romanciers, les philosophes, les auteurs de theatre, les historiens, tout le monde se refcra; Montesquieu, Voltaire et Rousseau citent en maint clapitre Kwempfer, du Halde et Charlevoix commne des autorites universellement connues, aux affirmations desquelles on est sOr de voir tout ceder aussitot. La masse et le poids de ces ceuvres empechent de - C'tait la refonte complete d'un livre du merne auteur paru en 1715, sous le titre: listoire de l'etc(Ilisse.;elt, des progres et de la decadence du christianismoe dans le Japon.

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140 LA CONNAISSANCE DE LORIENT. dire qu'elles furent, pour la connaissance de l'Orient, des livres de chevet: elles evolueraient plut6t, coimme le Dictionnaire critique dle Bayle, l'image L('un arsenal, olyvert au pillage public, dont on pouvait au grand jour emplorter toutes les erudlitions et tous les arguments, au service de toutes les causes. L'amas etait si abondant qu'on ne sentit pas la ncessite de l'enrichir encore, ou de recommencer cette cuvre sur un nouveau plan. Jusqu'.t la publication des Jl;emoires des )issionnaires d(e I'Pin, c'est-a-dire pendant pros d'un lemi-siecle, il ne parait plus (le grande cruvre llistorique sur l'Orient; cc sont des travaux sur quelques points particuliers ', ou bien ties compilations destinees h re1pandre les connaissances que l'on considerait comme dlefinitivement acquises. Des 1 730 on avait traduit de l'anglais une histoire universelle du monde 2, qui, comme plus tard l'Essai sur les mutcurs, s'ouvrait avec le tableau des anciennes civilisations Il'Asie. Plus tard paraissait en trente volumes une Hisloire moderne des Chinois, Japonais, Indiens, Persans, Turcs,... etc., )pour servir de suite a I'Histoire ancienne de M1. Rollin: assez bien accueillie pour qu'on en fit une prompte re6dition3; et p)eu apres l'Histoire qgenrale des Hrens, Turcs, Mongols et oiutres 'atars (de Guignes'' pretendit informer le public sur des nations d'Asie moins connues que les autres. En mmem temps d'AnNville pour1. Outre les Iiistoires deja citces, relatives ia Thamas Koili-lian et Gengisklan: Ilistoire de l'ese, 170; - Ilisloie de Pers.e, 1750; - 1)e iMarigny, llisloie des Ara/,es, 1754; - )e la Flotte, Essais historiques sulr 'ltnde, 1769; -- Mignot, Illsloire (le 'emlpire ottoman, 1771. - L'llistoire fernerale de la Chine du P. du Maille est contemporaine (1777, 13 vol. in-4") les 1dnoires soin les Chinolis d(lont il sera parle plus tard. 2. Salmon, Ilisloire moderne ou etla present de tons les peuples (du mondde. Amsterdam, 1730... Le tome 1 est consacr6 a la Chine. 3. Nouvelle rdition, 1755 a 177i), 30 vol. - Voltaire en parle dc faoon fort meprisante (Fraymenl sur l'Inde, 1773, article 32). 4. 1756, i in-4~.

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LES COMMENCEMENTS DE L ORIENTALISME. 141 suivait sur la Chine et sur 'Indc ses travaux cartographiques'. Vers 170 l'lhistoire de l'Orient, longtemps ignoree, etait devenue une richesse solide et estime6e, incorpor6e tout a fait au domaine intellectucl, ct dont la plilosopllie allait aussitot tirer un precieux revenu. Aussi Voltaire eut-il beau jeu pour reprocher a Bossuet,le n'avoir point pare (le l'COrient dans un livre qu'il illtitulait lourtant Discours sur I'listoire l,'iv)rse(le'2. Ce (qui n'etait au xvii siecle qlu'un oubli )resque excusable, eut 6t6, cent ans alres, une scandaleuse onmission. On sait, et on verra, combien, dlans la plupart de ses ecrits, et surtout (lans l'Essai sur les Jlwurs, Voltaire a dlonIne place aux anciens peuples (l'Orient. Grace aux tres vieilles annales (des Clliiois, il a pu reculer si loin dans le temps lorigine (le I'llistoire, que la liinite etablie par lui n'a etc depassee qlue trl's tard dans le XIxs siecle. Le profit a ete considlerable, (lu'y ont trouv6 et la critique historique ct 1'esprit l)hilosol)li(ue: le en6rite, sinon la gloire, en doit revenir, pour une petite part au Inoins, aux travailleurs honnetes qui, comnie le pere du Halde, ont plermis cet elargissement de l'esprit. Mais ce n'est li encore qu'un des aspects sous lesquels il faut envisager les services rendus par les premlier orientalistes. En mene temps qu'on constituait l'histoire de l'Orient on en tu(liait les langues; aux savants comme aux bijoutiers, I'Asie etait un champ inepuisalle de pierres precieuses, une mer oit etaient enfouies des Cperles en nombre infini, et la derniere qu'on amenait au jour paraissait toujours la plus belle. 1. O( tre l'album qu'il donna a 1'ouvrage (Ie Du tlalde, voir Eclaircissements sur la carte de l'inde, 17oi3, et les revues savantes du temps. 2. Par exemple, Dictionnaire philosophique, au not GolORE, section in: Entreticn avec un Clinois.

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142 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. III Le xvile siecle est ( l'epoque ou se place la decouverte, pour ainsi dire, du monde litteraire des contr6es exotiques' o. Les langues d'Orient, l'arabe du moins, n'etaient pas tout a fait inconnues aux hommes du moven age; on y etait naturellernent amen6 par l'etude de l'hebreu et du syriaque, indispensables a une bonne connaissance de la Bible '; quelques grecs renegats, des musulmans convertis, avaient pu en instruire de rares savants; mais ceux-ci etaient dejf assez atTaires levant cette dure besogne, et ils ne songeaient pas a publier leurs difficultueuses trouvailles: point de traductions veritables, point (de grammaires, point de dictionnaires. La prise de Constantinople, l'exodc vers 1'Occident des Greccs instruits, l'elan donne lpar la IReforme aux recherches d'exegese biblique, le prodigieux effort de travail auquel se livrerent les erudits de la Renaissance, tels ont ete les vrais prodromes de la future science orientaliste 3. Des le xviL siecle il y eut des chaires d'arabe lans les principales universites d'Europe: le College de France ne manqua point a en creer une, lui aussi; et il se verifia une fois de plus qu'il est, pour s'instruire, peu de movens aussi profitables que d'enseigner la science qu'on veut acquerir! On pourra, si l'on veut, aller chercher dans la 1. Dugat, Iistoire des orientalisles de l'Ei2tope (ouvrage inacheve), t. 1, Pr6face, p. in. Voir, dans Langlois, Manu el (de Bibliofraphie historique, p. 334, quelques indications siir les etutds orientalistes au xvrl et an xvir' siiecle. 2. Pendant longtemps on ne s6para guere l'tide t le l'arabe (le celle de l'hUbreu, du syriaque et du clialdden. Nombre de dictionnaires et de grammaires, au xvr et au xv'' siecle, unissent ces quatre langucs. Par exemple, et comme type, voir l'ouvrage de IIottinger, Grammalica quat.nor linqlaruai hebraica, syriaca, chalcldica et arabica, Heidell)erg, 1658. 3. Le terme lui-mrme parait bien tard. L'Acad.enie l'adniet en 1835, et il n'a guiire paru qu'a la fin dlu xvlii' si6cle, au Inoment of precis6ment se constituait le v6ritable orientalisme.

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LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 143 Gallia orientalis du vieux bibliographe Colomies 1, les noms, obscurs et rebarbatifs, sous leur forme latine, des savants francais qui jeterent sur les langues d'Orient toutes leurs ardeurs de travail; pour la plupart ils se bornerent a l'etude de l'h6breu, mais quelques-uns deja, comme Scaliger, Postel surtout, ( lecteur des lettres grecques, hebraiques et arabiques ) au College de France ', parvinrent a une connaissance veritable de l'arabe. 11 y avait des professeurs; il y cut des eleves, et avec les premieres gen6 -rations du xvn" siecle, on put commencer le defricllelnent d'un lomaine, jusque-la si broussailleux qu'on n'en devinait pas meme l'etendue. A vrai dire le travail orientaliste se fit a cette epoque surtout hors de France, en Angleterre et en Ilollande 3; mais il existait d6ej une sorte d'internationalisme de la science, et peu imlortait que les livres fussent 6dites & Leyde, a Cologne, ih ome ou a Paris, puisqu'ils etaient tons ecrits en latin. Toutefois, meme au xvni siecle, il y eut en France une s6rie continue de savants qui furent d'assidus orientalistes: Du Hyer, le premier traducteur du Koran4; Thevenot, garde de la bibliotheque du roi;, Vattier, professeur d'arabe au College de France; d'Herbelot, enfin, l'auteur de la Bibliotheque orientale, sont les moins inconnus parni eux; mais il serait facile d'en citer d'autres qui collaborerent obscurement a cette tache, grammairiens, lexicographes et tra(ducteurs. Pendant cette premiere periode, ce qu'on chercha surtout a produire, ce furent (( des instruments de travail... 1. Coloinesius, Gallia orientalis, 166i;. 2. Auteur, en particulier, d'lne gr;mmaire arabe. II avait voyage en Orient. Voir A. Lefranc, Histoire du College dte France, p. 159 et 184. 3. Erpenius, Bochart, Castell, Golius, lHottinger. 4. Avait ete consul en Egypte. 5. Oncle (Iu voyageur.

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144 LA CONNAISSANCE DE L'O1RIENT. pour pouvoir plus tard sonder ces immenses mines littetraires (le l'Orient',, et l'on pourrait ecrire a la suite, en une meme liste, plus (le vingt grammaires ou lexiques qui parurent entre les lRudimenta.frammatices lihglu~e turcicm de Du Ryer (1630) et la libliotlaque orientate tde d'Herbelot (169) 2. C'etait la le plus presse; aux troul)es qui demandent la bataille il faut d'abord des arines et tine theorie claire qui puisse en enseigner le maniement. Mais a quoi lon tous ces exercices d'assouplissement si l'on n'a pas occasion de les appliquer? I1 n'etait pas a la portee de tous d'acheter cherement en Orient quelque mlanuscrit, pour le dechitfler ensuite avec passion; on dut dlonc se preoccuper d'editer les textes orientaux eux-memes, on grava les pointons et les matrices ndcessaires, on donna aux imprimeries les sinueux caract6res aral)es. Des Louis XIII, on put publier quelques textes, et a la lin lu xvl' siecle l'Imprimerie royale vint, avec ses belles editions, soutenir cet effort de 1'initiative privee. Le travail ltes fouilles n'etait pas acheve, que deej s'eleverent au-dessus des fondations, mal deblayees encore, quelques pieces de la batisse future; des traductions latines ou frantaises vinrent apprendre au public a la fois I'existence des savants orientalistes et celle d'une litterature asiatique; on put, de bonne heure, connaitre Sadi, Pilpav et Confucius, le Koran et quelques livres de philosolpeic clhinoise': alors les ecrivains s'einpress6rent de refuter 1. Dugat, ouvraye cite, Preface, p. xxviiI. 2. Parmi les principaux: Grammaire aral)e d'Erpenius, 1I31; - Une grammaire et un diclionnaire japonais publics en 1632 par la Congriegation De propafandca fide - Une gramnaire persane, 1649; - Golius, Dictionnaire amabe, 1653; - 1ottinger, (rammatica quatuor lingu/Iar/m, 16.59; - Bibliotheca orientalis et El/nmnloyitum orienlale, 1661; - Thlvenot, Granmmaire lartare, 1682. - Un dictionnaire persan, 168. 3. Dugat, ouvrage cile, Preface. Les poincons furent donnes en 169'1 a l'Imprimerie royale. 4. Voir plus loin dans le cours du cliapitre.

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LES COMMENCEMENTS DE L ORIENTALISME. 145 Mahomet ou (I'exalter Confucius, apres avoir lu cent versets de I'un ou dix sentences de l'autre. Si superficielle que fut cette erudition, trop prestement acquise, il n'y en avait pas moins la de quoi modifier beaucoup la notion de l'Orient. A ces premiers orientalistesles encouragements royaux ne manquerent pas. Sur cc point encore, Colbert s'interessa beaucoup a la revelation (le l'Orient. De menme qlu'il encourageait les voyageurs et surtout les commerpants, de mnme il fit donner dles subventions aux savants; il crea des chaires au Collee de France, institua des o secretaires interprltes du roi aux langues orientales,; des missions archeologiques furent envo-yes en Egypte, en Asie Mineure, a Constantinople, plus loin meme dans l'Orient '; des sommes importantes furent dlpensees pour l'achat de me(lailles et d'oljets exoti(lues; et le cabinet du roi s'enrichit peu a peu d'une masse considerable de manuscrits orientaux, que ne devaient pas epuiser, malgre leur feconle curiosit6, les traducteurs du Xille et du IxCx siecle. Cc premier Jean vers l'6tude scientifique du monde oriental sc termine a peu pres i la fin du xvIL sicle: la Bibliotheque orientale de D'Herbelot (1697) marque en effet non pas un arret, mais comme une etape dans le developpement de ces etudes: elle r6sume et codifie les efforts que pendant plus (le cent cinquante ans avaient accumules les savants de France et d'Europe. Cet enorme in-folio offre a sa premiere page un interminable sous-titre (honnete Hlabitude qu'on avait alors d'inscrire en tete ldu livre tout son contenu!): D)ictionnaire universel contenant generalemenit lout ce qui regarde la connaissance des peuples de 1. Osmont, Missions archeoloqiques, deja cite: il y cut au xvniI siecle au moins huit missions en Asie. 10

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146 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. I'Orient ',... etc.; en effet, dans le livre, comme dans le titre, tout avait sa place: histoires, traditions, religions, politique, sciences, arts, biographies,... etc., le tout dispose sous des rubriques commodes, accompagne de tables des matieres qui en rendaicnt l'usage aise nmeme aux moins erudits. On s'attend bien qu'il v ait en ce livre beaucoup d'erreurs et que la critique y soit generalement insuffisante; neanmoins cette oeuvre, aujourd'hui encore tenue en grande estime, etait une richesse extraordinaire pour une science encore bien pauvre. II va de soi qu'un tel instrument de travail facilitait la tache des savants, et rendait possibles des decouvertes nouvelles; on euit dit (le multiples sondages, executes methodiquement sur l'emplacement tout entier de la mine, jusque-la exploitee un peu au hasard. Mais le public en tira lui aussi avantage: le livre de D'Herbelot devint une source oi dlirectement chacun alla puiser, quand il voulut parler de l'Orient. Nombre d'auteurs dramatiques et de romanciers, d'historiens ou de plhilosophes, avouent ce qu'ils lui doivent; mais combien se taisent qui l'ont effrontement pille! Deja au moment ou parait la Bibliotheque orientale, une nouvelle generation d'orientalistes est arrivee a maturite. Mais avant d'etudier cette seconde p6riode, qui va de Galland et de Petis de la Croix jusqu't Anquetil du Perron, il faut dire en peu de mots quelle contribution les orientalistes de la premiere heure apporterent a la conception du public sur l'Orient. Comme ils furent les premiers a l'oeuvre, ils purent la marquer au coin de leur esprit; et 1. Voir en 1658, du mme genre, mais moins consideralle: Hlotinger, P'omnpttuarium seu Bibliotheca orientalis. Le dictionnaire de D'Herbelot a ete publie apres sa mort et achev6 par Galland. 11 y eut plusieurs reeditions, 1176 et 1177. En 1780 parait un Supplement, par Visdelou et Galland. 11 y eut un abrege en 1782 - et une nouvelle reedition en 1797.

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LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 147 leur influence fut, sinon plus scientifique, du moins plus generale et plus profonde que celle de leurs disciples. Or leur etat ('esprit etait bien singulier: i quelques exceptions pres, ils n'avaient point voyag6 en Orient: toute leur science etait livresque. 'rout ce qui etait kcrit leur paraissait vrai; si Confucius emettait de belles maximes, c'est done que les Chinois les mettaient en pratique. Un livre (de theologie, un traite (le philosophic devenait l'image exacte dte Incurs reelles '. Puis la lecture des manuscrits orientaux etait assez difficile pour que le savant elt le droit de s'extasier str son propre travail: a travers la fatigue de son esprit contracte, les pensees ordinaires revetaient une beaut6 singulire, et les sentences remarquables devenaient des traits de sublime philosophie. Peu at peu l'erudit s'cnthousiasmait '2: t l'imprineur n'etait pas loin qui reproduirait son latin ciceronien ou ses phrases oratoires en l'honneur de Confucius. La Chine des savants fut plus merveilleuse encore que celle des missionnaires; elle ne devait etre d6passee que par celle dles philosophes! Au frontispice d'une dissertation latine 3, l'erudit Spizelius fit representer un mandarin assis, au travail, avec un serviteur tenant au-dessus de lui une grande ombrelle: c'etait bien ainsi que les savants devaient imaginer la Chine, et avec elle un peu l'Orient tout entier. De la Chine des missionnaires ils avaient surtout retenu ce qui etait dit des mandarins et des lettres; ils admiraient ce pays etonnant ouf, l'empereur etant lui-ln6me un erudit, toutes 1. Voir, par exemplc, Letire du P. Parennin au directeur de I'Academie des Sciences, 11 avril 1730. 2. Voir, dans Marmontel, Memoires, liv. VI, un arusant portrait de Mairan., II etait quelquefois soucieux de ce qui se passait a la Chine; mais lorsqu'il en avait recu des nouvelles,... il 6tait rayonnant de joie.... Quelles arnes que celles qui ne sent inquietes que des mcturs et des arts des Chinois!, 3. Spizelii de Re litteraria Sinensium Commentarius, Leyde, 1660.

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148 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. les gloires, tous les honneurs, toutes les charges publiques, et, avec elles, les richesses, allaient aux hommes d'etude. Leur enthousiasme debordait d'autant plus volontiers qu'en faisant l'6loge des mandarins, leurs collegues lointains, ils avaient vaguement conscience de rehausser leur propre dignite. Tout sujet leur etait bon pour arriver a ce theme favori. Isaac Vossius ', ecrivant un traite sur l'antiquit6 du monde, est amene a parler des tables de chronologie chinoise, recemment re6velees par les Jesuites. Immediatement il s'exalte: le pays ou l'on fait de si belle chronologie est un pays merveilleux; point de guerres, point de querelles, on s'adonne uniquement au plaisir et (i la contemplation de la nature: les etrangers qui y vont n'en veulent plus revenir '. rous les savants relptaient le meme cantique de doctes louanges 3. Mais tine autre raison les inclinait t tant de bonne volonte vers l'Orient. En general, malgr6 une d6ference tout exterieure, ils n'avaient pas beaucoup de svmpathie pour l'Eglise qui, un siecle aul)aravant, persiecutait leurs devanciers, et surveillait encore leurs propres travaux avec hostilite. Or ils s'aperqurent que cet Orient, si vante par les Jesuites, on pouvait le retourner aimablement contre la religion, sans que d'abord personne prit garde a cc detour: on dirait de Mahomet ce qu'on n'osait dire de Jesus-Christ, et l'on constaterait que Confucius avait fort hien agi en pratiquant des maximes tout opposees a celles (de Home. 1. Voltaire, Essai sur les Mourvs, chap. ii:, Dans le siecle passe nous ne connaissions pas assez la Chine. Vossius l'admirait en tout avec exageration..... 2. De vera aetate mlndli, 1665;, p. 41. Voir Spizelius, Ouveage cite, p. 1. 3. Sur les contradicleurs, voir Voltaire, Essai sur les Mcitrs, chap. ii, et l'article de l'Encyclopedie de D'Alembert sur les Chinois. -- Au xvnrl siecle encore Le Beau citera, conime coml)le de gloire pour l'Ahrne'g chionologique du president lIenault, ce fait qu'il a ete traduit en Chine. (Histoire de l'Academie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, XXVIII, 135.)

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LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 149 De cette tactique les erudits du xvir siecle userent en general prudlenment, mais parfois des scandales eclaterent, assez bruyants pour quo les libertins et les pbilosophes fussent avertis de l'excellence de cette Ieithole. Ainsi le mathematicien Wolff fut accuse, condlamne et exile, pour avoir i Hall, (lans une c6re'monie acad6mique, prononc6 I'dloge de Confucius '; ne le mettait-il pas en effet au rang des granls proel)Ites (le toutes les religions, et parmi eux de Jesus-Christ 2! L'affaire eut assez (le retentissement pour (lue Voltaire en ait dit quelque chose dans son Dictionnair.el)ilosolphi(ique 3; s'il avait fallu lui faire un pi)oces, a lui, toutes les fois qu'il cut recours a cet ilnglr ieux P)rocedt, il aurait lass6 les juges par ses r6cidives. Cette vision d'un Orient ildal et d'une Chine pllilosoplhe ne pouvait que llaire aux honmles du xvin siecle. Aussi les nouveaux orientalistes, s'ils ont perfectionnel admirablement la science qu'ils avaient h6eritee (le leurs ancetres, n'ont pas manque de l'entreprendre dans le memne esprit. Pendant tout le siecle des Encyclope6distes, la rev6lation scientifique de l'Orient fut plus d'une fois detournee au profit de la libre penlsee; les orientalistes eux-inernes n'y faisaient point difficulte; et si cela risquait de devenir une faiblesse plus tard, cela fut d'abord une force, puisqu'il fut ainsi possible au public de s'int6resser a des sciences un peu rebarbatives. IV Ce qui manquait; tous les premiers orientalistes presque, c'etait d'avoir eu occasion, ne fit-ce qu'a un 1. Oratio de Sinarum philosophia practica (12 juillet,1i21). Francfortsur-le-Mein, 1726. 2. P. 24. 3. Au mot CHINE. section I.

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150 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT. moment (le leur vie, d'entendre parler dans le pays mmem les langues qu'ils 6tudiaient. Or, avec les premieres annees du xviiie siecle, il sembla que cette cause l'insuffisance, de retard du moins, allait disparaitre. Alors ( la resurrection des langues orientales comrnenca serieusement'1. Entre autres bonnes besognes, les savants J'suites, envoyes ia 'kin en 1665, eurent soin de recruter, parmi leurs confreres plus jeunes, des disciples qu'ils associerent bientot a leurs etudes de litterature et (le philosophie chinoises. Ainsi le P. de Premare ct le P. Visdelou purent devenir d'excellents sinologues a qui ne manquerent ni la pratique, car ils vivaient parmi les lettres chinois, ni la theorie, puisqu'ils avaient ete formnes aupr;s des es eilleurs maitres qui fussent a l'epoque. Pareille lonne fortune vint, dans le meme temps, echoir aux autres pays d'Asie: Colbert, tres preoccupe des clioscs d'Orient, avait envoye dans le Levant quelques jeunes gens, et parmi eux F. Petis de la Croix, pour etudier la langue du pays et devenir par la suite secretaires-interpretes du roi. Cette idee n'eut d'abord qu'un commencement d'ex6cution, mais des d6crets royaux lui donnerent bientot la forme d'une institution reguliere 3; il y eut un corps des jeunes de langues, c'est-i(lire une maniere deja d'Ecole des langues orientales. Des jeunes hommes vinrent a Paris, aux frais du roi, pour apprendre l'arabe, le turc et le persan; de lh on les envoyait a Constantinople, ou ils perfectionnaient leur science. A leur retour, ils n'etaient point oublies; nommes secretairesinterpretes du roi, gardes de la bibliothetque royale, professeurs au College royal, ils avaient le loisir et les moyens 1. Dugat, ouvraqe cite, Preface, p. xv. - Voir Osmont, oulvr(ne cite. - Cordier, Fragment d'une hisloire des ettdes chinoises au XVIII siecle. 2. Voir surtout les ouvrages lte Masson et de Fourmont sur la langue chinoise. 3. 1699, 1718, 1721.

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LES COMMENCEMENTS I)E L'ORIENTALISME. 151 (le traduire les manuscrits orientaux, longtemps entasses a Paris, comme un luxe inutile. Galland ' et toute la famille des Petis de la Croix2 furent de ces jeunes de langues: les traductions des Mille et une Nuils et des Mille et un Jours, sans compter maint autre conte persan ou turc, disent assez les services que cette institution rendit a la connaissance de l'Orient. Le premier fut de donner aux etudes savantes un regain puissant. Deux institutions favoriserent surtout ce mouvement: le Coll(ge de France, l'Academie des Inscriptions et Belles-Lettres. Depuis l'eploque de sa fondation, le College royal avait eu son professeur l'arabe, et il avait Ret longtemps la seule ecole franqaise oi l'on puit s'instruire des langues orientales; au xvinL siecle il y eut deux cours d'arabe3, et on y enseigna par surcroit le turc et le persan; les Petis de la Croix, les Fourmont, (de Guignes, Deshauterayes, Cardonne y furent professeurs et ce ne sont pas les moindres parmi les orientalistes de l'epoque. Aux premiers on put reprocher de n'etre que les demi-savants, trop vite improvises, et de garder, sous la dignite nouvelle de l'appareil universitaire, les habitudes d'esprit qui avaient fait leur fortune de drogman; mais at l'oeuvre on connut bien qu'ils etaient d'estimables ouvriers; leurs eleves ne tarderent pas a completer, par une science plus reflechie, ce qu'il pouvait y avoir eu d'insuffisant dans le travail de leurs maitres.Beaucoup allerentvers cet Orient qu'ils 6tudiaient, et y passerentde nombreuses annees comme interpretes,comme consuls; ou simplement comme charges de mission. 1. (16i6-175). Suivit l'ambassadeur Nointel a Constantinople. 2. Le grand-pere, peu connu; - puis Francois (1653-1713), le plus celebre; - puis A.-L.-M. Petis, le fils de ce dernier (1698-1751). Ils eurent tons les trois meme fortune et remplirent les m6mes fonctions. 3. A. Lefranc, ouvrage cite, p. 252. 4. Par exemple, L.-J. de Guignes, Cardonne. 5. Mission de Lucas, Fourmont et Sevin. Missions en Chine.

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152 LA CONNAISSANCE I)E L'ORIENT. On n'etait point professeur d'arabe ou de persan au Collegc Royal, sans quo l'Academie des Inscriptions et BellesLettres tint ia lonneur do vous elire plarmi ses membres des sa reorganisation au debut du xvlll' si(cle, elle donne t la connaissance de l'Orient uno bonne partie (le son activite1. A mesure que le siecle s'avanca, les communications sur les pays, les langues et les mcurs (l'Asie devinrent plus nornbreuses. L'estime ou l'on tenait leurs auteurs, le bruit qu'on menait autour d'elles dans le monde savant, n'etaient pas de pauvres encouragements aux e'rudits; quelque attrait qu'olfrent, de soi, les 21 1l clefs (le la lanrue chinoise, le svsteme theologique des mages, ou l'6criture hindouc, on les 6tudie plus aglreallement si lon oslpere pouvoir faire apprecier en docle colmpagnie l'ingeniosite ct la science dont on a fait preuve. Puis les discussions, les polemiques quelquefois, surtout quand on v miit la dose d'acrimonie convenable, ne fureint pas inutiles a l'avancement de l'orientalisme: ed Guignes et Deshauterayes disputerent longuement si les Clinois etaiient ou non une colonie egyptiennc: on n'en tira guere (le conclusion solide, mais la Chine et l'Egypte n'en furent que mnieux connues. Le recueil de l'Acadenie ldes Inscriptions ct BellesLettres2 et le Jout.rnl des Savtats' sont sur toutes ces questions d'une constante ricliesse. Freret, Fourmont, de Guignes v parlerent de la Chine; Mignot et plus tard Anquetil du Perron s'interesserent a 1'Indle, l'al)be Foucher expliqua la religion des Persans: Cardonne et Brequigny se reserverent aux Arabes, aux contes turcs et au 1. Maury, lisloire de l'ancienne Acadenie des Inscriptions et BellesLellres, 1862. 2. Voir la liste des demoires dans la Biblioqraphie des Societes savantes de Lasteyrie. 3. Voir ses Tables g6nerales.

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LES COMMENCEMENTS 1)E L'ORIENTALISME. 1;; 3 Koran, etc. II y a la toute une collection de travaux, en gen6ral fort interessants, toujours serieux et documentes, qui sont en bonne place a c6te de minutieux commentaires sur des vers grecs, ou de recherches erudites sur l'ancienne histoire de France. La matiere memne d(es Ildmoires, leur erudition longuemnet pr6par6e furent close dont le public ne tint guere conmpe, puisqu'il ne les lut pas. Mais on fit causer les savants (dans les salons et leur science dut se parer de quel(lues dentelles; on interrogea les critiques dont c'etait le metier 4( lire les gros livres; et alors on put parler (le la Cliine et de la Perse, avec la mrme incompetence et le meine entrain dont furent victimes de nos jours la tiare d( Sa'itapllarlns, la courtisane Thais, les fouilles d'Antinoe, tant d'autres trouvailles savantes quo lc journal et l'iterviewu dellorer'ent, a lieine ecloses. On en parla mal, soit; mais on en parla, ce qui etait bien; mieux encore, on se persuada qu'il en fallait parler. Dans un mImoire Fourmont avait expose a l'Acadelmie des Inscriptions et BellesLettres colmbien l'6tude (de ces langues orientales serait utile au progres dle l'histoire '; Boulainvilliers, dans un livre de vulgarisation, reprend a son compte cc d6veloppement, et le public, alrreis lui, le rrepete. De ogrands seigneurs amateurs, conme le comte de Caylus, daignent faire entrer les choses d'Asie dans la collection de leurs blibelots scientifiques, et honorent les orientalistes d'une particuliere protection; ils consententnt meine parfois a signer de leur norn les livres que ceux-ci ont ecrits 3. A la suite des savants viennent les connaisseurs; apres los revues erudites il v a les journaux 1. Memnoires (le l'Academie, VII, 219 (communication faite au d6but (le 1730). 2. listoire des Arabes, 1731. p. 6 et 8. 3. 1)e Caylus a signe les Conte.s orientaux, 1743, traduits par des jeunes dc lan.ques.

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LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. litteraires; tous, plus ou moins, se croient obliges de faire connaitre de temps en temps, an public, les dernieres affirmations de la science sur la chronologic chinoise, ou bien ce que l'on a invente de plus nouveau sur Zoroastre. Quelques-uns, le Journatl tranrger' entre autres, ont mnme des correspondants en Orient et se font envoyerl des articles sur les poetes arabes. Des journaux cette mode passe aux conversations: on cause sur l'Islamisme et les Chinois2; Grimm ne manque pas d'informer ses correspondants de la dispute qui mit aux prises de Guignes et Deshauterayes sur l'origine egyptienne des Chinois3; Diderot ecrit soigneusement a son amie Sophie Volland les progres qu'il fait dans la connaissance du Koran;. Bref, les d6couvertes de l'orientalisme reqoivent, avec la vie de socite6, si de eloppee au xviIm0 siecle, toute la diftusion dont elles pouvaient avoir besoin. V Les resultats les plus immemdiatement sensibles de toute cette activite scientifique furent les traductions d'ouvrages orientaux, successivement mises aux mains du public. Quelles etaient ces traductions ct que lui apprirent-elles de nouveau sur l'Orient? Les ceuvres litteraires proprement dites furent peu connues, et le xvine siecle ignora l'imagination epique de l'Inde, la fantaisie capricieuse et outree du lyrisme chinois, la poesie ingenieuse et compliquee des Arabes'. On 1. 175i aI 1762, et plus tard la Gazette lite'raire, 176.i. 2. Diderot, Lettre a Mile Volland, du 30 octobre 1759. 3. Correspondance litteraibe, 15 septembre 1359. Voir Voltaire, Lettres d M. PLauw, 1776. 4. 8 novembre 1759, septembre, octobre et novembre 1760. 5. Excepter les traductions d'auteurs chinois parues dans la Description

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LES COMMENCEMENTS DE L'OOIENTALISME. 5 " soupqonna bien un peu leur existence, mais il fallut attendre la fin du xvnlr siecle pour qlu'on songeat a interesser les Francais a la litterature des Turcs', on pour qu'on traduisit le draine exquis qui conte l'amour et l'infortune de Cakountala2. Aussi Marmontel, dans les articles de litterature qu'il donna a 1'Encyclopedie, parait ignorer tout a fait l'existence des poetes persans et des auteurs hindous: il n'est jainais qluestion chez lui que de l'antiquite, des classiques fran(-ais, ou bien des italiens3. I1 etait pourtant convenu que l'Eclcclol)cdie etait le repertoire universel des connaissances du siecle: si ses redacteurs ne parlaient point des litteratures de l'Orient, c'etait appareminenlt qu'on ne les connaissait pas. On n'avait guere en realite traduit que quelques recueils de contes: les recits des fabulistes d'Asie, oil Ie moven age et La Fontaine etaient alles puiser leurs apologues, les livres (le Pilpay et de Lokman'. Cela ne parut point tres oriental, tant les auteurs fran:ais avaient donne a cette matiere un peu seche l'habit et le caractere modernes. En revanche les traductions des Mille et une Nulits, des Miile et 1u Jours, de l'Histoire de la sultane de Perse el des visirs, qui restent l'oeuvre principale de (alland et de Petis de la Croix, furent accueillis avec un immense succes a; et le public, a de la Ch/ine cd P. Du Halde, 1735, en particulier (( Tchao-Chi-Cou-C(Ilh 1,, tragedie cliinoise, source (lc l'Orphelin (de la Chine de Voltaire. 1. Par exernple:Toderini, De la liltelalure des Tur'cs, 1789. 2. Tradllit en anglais en 1789, fut connu en France d'abord par des articles de revues, puis par une tradllction publite en 1803. 3. Ces articles ont 6et reunis en un volume sous le titre: Eleiments de lite'rature. 4. Livre des Lumieres, 1644. - Les Fables de Pilpay, 1698. - Les contes et fables de Bidpai Pt Lokman, 1724. - De Caylus, Conles orlientaur, 1743. -Contes persans, 1769. - Contes et fables indiennes, 1778 (continuation par Cardonne du recueil de 1724, ceuvre de Galland). - Nouveaux conies orienaux. (par (le Caylus), 1780,... etc. 5. Les Mille et une Nuits, conies arabes traduils du turc (par Galland), t. 1, 1704. - Iistoire de la sultane de Perse et des visirs (par P. de la

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156 LA CONNAISSANCE DE LORIENT. travers la traduction incomplete de Galland, ti travers la prose de Petis de la Croix habillee A la lmode dul jour par Lesage, cut une veritable impression d'exotislne Les coutumes et les m(rurs des Orientaux, les cr('c'rmonics (le leur religion, disait le premier volume des Mille ct une Nuits, v sont mieux nmarques que dans les auteurs qui en ont 6crit et que dans les relations des voyageurs. Tous les Orientaux, Persans, Tartarcs et Indiens, s'y font disltiguer et y paraissent tels (1u'ils sont depuis les souvera;ins jusqu'aux personnes de la plus basse condition. Ainsi, sans avoil' essuy' la fatigue ('aller cherche rS epi'es ep dans leurs pais, le lecteur aura icy le plaisirt de les voir agi' t de les entendre parller. En el'et le lecteur y prit un tel plaisir qu'il fallut presqlue aussitot satisfaire, par de nouveaux livres, sa curiosite enfin eveillee: chose extraordinlaire, on la calma avec de fausses traductions et lpar des pasticles. Pourtant la Bibliotheqlue royale etait lleine de manuscrits orientaux; Galland et Petis de la Croix avaient meme laisse dles traductions inetdites: Lesage fut cliare' (le les donner au public, mais il n'en fit rien 2; et ainsi fut renvoyve a un autre siecle la revelation v6ritable des e-uvres litteraires de l'Asie, inauguree pourtant avec un tel eclat. Si peu nombreuses qu'aient ete les traductions ie ce genre, du moins elles donnerent de bonne heure qluellue idee l u lparler oriental et du style Ileuri des Tures:, Votre coeur soit toute l'allnee cornmme un rosier fleuri.... [1 dit que le ciel vous donne la force des lions et la prudence des serlpents. ) A ces paroles tie Covielle le public ne se meprenait pas, et l'on n'avait guerre besoin de lui alprendlre que ( ce sont faoons de parler obligeantes de ces paysCroix), 1707. - Les.11ille et un.lours. conies persans (par P. de la Croix). Voir deuxi/me partie de ce travail, chap. II. 1. Avertissement du tome 1. 2. L. Claretie, Lesaqc romancier, p. 51.

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LES COMMENCEMENTS 1)E L'ORIENTALISME. 1 7 la1 I. Les ( paroles remarquables, les bons mots et les maximes d(es Orientaux' 2 s'etaient assez vite repandus pour qu'on aimat leur style figure, leur maniere originale d'exprimer par de vives images les idees les plus abstraites. Ce qu'on apprit des Chinois vint confirmer cc qu'on savait des Arales: et il se forma pen a peu une notion conventionnelle sur le gout oriental: Ils se piquent dans leurs usages, (dans l]eu'S productions, dans leurs actes et dans leurs ouvrages, d'une certaine originalit0 bizarre (lui nln seulenment les cmpeche de copier aucun autre peuple, mais leul dtfend d'iliter la nature. Quand on voulut faire du chinois, de l'oriental, on se crut done invi a ei tre bizarre, ia ( violer la nature,; les auteurs de roman n'v manquelrent pas, non plus que les artistes, (lecorateurs (le meubles ou dessinateurs d'estamlpes. Mais les fables et les contes d'Orient n'avaient pas ete seuils a attirer l'attention des erudits; et ce furent surtout les livres d'histoire, de legislation ou de theologie qu'ils repandirent, lts le xviin siecle, par leurs traductions: chroniques mahomtanes, turques ou persanes, livres sacres de l'Arabie ou de la Perse", poemes iidacti(lues sur le gouvernement'..., etc. Pourquoi s'interessa-t-on avec une si 1. BourLteois (entilhomnme, acte IV, sc. iv. 2. Galland, Les paroles remarlcuables... des Orientanu, 194i. $. Grillnm, Correspondance litelraire, 15 mnai 17i6. '. Vattier: Traduction 'El Maarin, 1657; - d('lbn Arabnach, 1658; - l'un livre stir Tanierlan, 1658; - Tablealu fdneral de l'empire ottoman, 1695; - un livre sur Gengiskllan, 1711; - Zafer Namefh, 1722; - Le canon de Soliman, 1725; - Merloires de Selim, 1735; - Histoire de Nader Chah, 1770..., etc. 5. Le Koran. trad. de 1)Du Rer, 1647 (voir plus loin). — (En 1641, Synopsis proposilionlu sapientiae arabicorum philosophorum.) -.- Ertrait du Zanda Vastav, 1667. - Sinarum scientia..., 1672. - Confucius, 1687. - Le Koran, tradclOtion de Marracci, 1698. - Religion des Turcs, 1704. - Specimen doctrinae velerun Sinarum, 172. - Zoroastre, 751. - Le Chouking, 1770. - Zend Aresta, 1771. -- Le Koran (le Savary, 1783. 6. (rulistan ou 1'empire des roses, 1634. - Nouvelles traductions en 1701 et 1789.

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158 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. vive curiosite aux religions d'Orient? C'est apparemment que les Fran(ais y etaient comme pousses par la tendance commune de leurs pensees. Au xvii siccle ils etudiaient les systemes th6ologiques de l'Asie pour y trouver matiere a des apologies du christianisme; au xviie siecle, Mahomet, Confucius et Zoroastre seront appeles a la rescousse dans la grande lutte contre ( l'infame ). De toute rnaniere, la pensee religieusc, soit qu'il falluit la defendre ou la jeter bas, a eu sa place parmi les preoccupations les plus chores d'un Pascal ou d'un Voltaire, et, avec eux, de tons leurs contemporains. Or les etu(les orientalistes, en r6velant l'autres religions que le judaisme, le protestantisme, et les mythes de l'antiquite, ont elargi tout d'un coup jusqu'a l'infini la matiere de ces discussions; grace a elles, il a pu se constituer, encore incertaine au d6but, une science nouvelle: l'histoire des religions. L'islamisme, les dogmes de Zoroastre, la philosophic de Confucius, tels sont les trois grands systemes religieuxl que l'orientalisme naissant revela, pendant le xvlle et le xviuIC siecle. Zoroastre d'ailleurs resta presque inconnu jusque vers 1770; on s'etait contente, a son propos, (( d'un ramas d'incertitudes et de contes bigarres2 ), on avait vu en lui un grand magicien, p)ropre surtout a embellir par ses encliantements quelque scene d'opera 3; et lorsqu'Anquetil du Perron vint eclaircir, par ses etudes et par sa traduction 1. On prit l'habitude de les unir. Ainsi Zoroastre, Confucius et lMahozmet. pat' M. de Pastoret, 1788. 2. Bayle, Dictionnaire critique au mot ZOROASTRE. Ii a paru sur iii julsqu'en 1770: lisloire de la religion des anciens P'ersans, 1667; - Relation nouvelle du Levant, 1671 (details sur la religion des Perses), reel. 1691; -llyde,Historia religionis veterum Persarumr, 1700, ree6d. 1760; - Zoroastre, Iraduit du chaldeen, 1751; - Abbe Foucher, Traite historique de la reliqion des Perses 1762. (Voir Memoires de l'Ac. des Inscript. et Belles-Lettres, t. XXV et suiv.) 3. Zoroastre, de Cahusac et Rameau, 1749 et 1756.

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LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 159 du Zend-Avesta, l'ilde confuse qu'on en avait 1 il etait trop tard pourque la litterature et la philosophie du xviI\i siecle pussent en tirer un serieux profit. Quant a Confucius et aux livres sacres des Chinois, on les consid6ra toujours plutot comme des ceuvres morales que comme la Bible d'une religion chinoise 2. II reste donc surtout l'islamisme; et c'est en elfet par Mahomet et le Koran que commen(a la naissante histoire des religions: aussi est-il utile d'indiquer la fortune, a travers le xvItC et le xviiLc siecle, des etudes 'islamiques. C'est la en definitive le plus precieux service que les etudes orientalistes (le cette epoque aient rendu i la philosophic et a l'histoire. Dans les premieres annees du xvnii siecle, on en etait encore, ou peu s'en faut, a la conception que le moyen age s' tait form6e du Mahometisme 4. (( our le regard de la religion de Mahoinet, est-il dit en 1585. n'est grand besoin d'en palflelr. se perdant, minant et confutant d'elle-mlnme, comine sotte et ridicule qu'elle est, par la seule lecture de son livre ou Alcoran; qui a neantmoins gast6 beaucoup (de lpCUlls pour la permission qui y est contenue de paillardise et autres orduies et voluptez:;., C'est li la pensec g in6rale, et l'on conqoit des lors que les ecrivains aient longtemps hlesite a etudier une doctrine 1. Zend Acesta, 1171. - Sy.sltme ilheologique des mages, 1768 (Mimoires Ac. Inscript., XXXIV). - Mieoires sur Zoroastre 1769 (mime recueil,XXXVII et XXXVlI), etc. 2. Sinarum Scientia, 1672. - La science des Chinois, 1673. - Confucius, 1687. - La morale de Confucius, 1688. - Lettre sur la morale de Confucius, 1688. - Bernier, Introduclion i la lecture de Confucius, Journal des Savants, 1688. - Sinensis imperii libri clas.ici sex, 1711. - Specimen doctrinae vetelrum Sinarum, 1721. - Idee generale du gouvernement et de la morale des Chinois, 1729. 3. Sous le litre de Mahomet en France au XVII' et au XVIII' siPcle, j'ai 6eudi6 plus en detail cette question, dans une communication faite au Congres international des orientalistes (Alger, 1905) et inseree dans le recueil des Actes du Congres. 4. Voir p. 6 et suiv. 5. L'Epitre de Polygame dans les Baliverneries et Contes d'Eutrapel, par Noel du Fail, 1585; 6dition Courbet, 1894, 11, 208.

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160 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT. aussi abominable, protegee contre la curiosite par une sorte de terreur superstitieuse. Le moment vint pourtant oi l'on aborda le Koran lui-meme; on le fit, avec grande peur, en s'entourant (le toute sorte de precautions, a grand renfdrt d'exorcismes et ldinjures; mais on le fit, et les consequences en furent lointaines. L'Histoire gne'tale de la rel/iqion des Turcs, parue en 16251, fut le premier livre oti le public fran;ais put s'informer de lislamisme; l'auteur, Michel Baudier, se vantait, avec raison, d'etre le premier qui ecit r6duit cette matiere ( en un corps parfait d'une histoire entiere, no sachant personne, dit-il, qui m'ait devance en aucune langue que ce soit,; d'autres vinrent apres lui, et ils pousserent ces etudes a des conclusions qui auraient revolte leur initiateur; mais on ne peut lui refuser ce qu'il reclane avec tant d'insistance, ( Ilhonneur d'avoir ouvert le cenmin2 2. Le livre etait dedie (a l'l'Elise de Dien; il n'avait, assure 'auteur, pour but que (( la gloire du souverain monarque du ciel et de la terre ), a qui ion offrait comme trol)hees ( les faussetes et lascivects du prophete des Turcs ), ( les impostures de Mahomet, la vanite de sa secte, sa (loctrine ridicule et brutale3 ). Cela ne promettait guere d'impartialite! Mais il n'en pouvait 6tre autrement, d'abord parce que Michel Baudier etait bon catholique; et, puisqu'il se haussait hors de son travail ordinaire jusqu'a entreprendre un sujet religieux, il tachait a racheter, par une grande. exaltation de zele, ce que son owuvre avait forcement de laique. En outre l'honnete compilateur avait blien ete contraint pour s'instruire lui-meme, et pour edifier son public, 1. Hisloire geinrale de la religion des Turcs avec la naissance, la vie et la mort de leur prophete 3iahomet..., par le sieur Michel Baudier, du Languedoc, 1625. - Rl6edit en 1632 et 1'1. 2. Pr6face, non paginee. 3. Approbation des docteurs (le th6ologie, en tete du livre.

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LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 161 de recourir aux seuls livres ou il etait parle de Mahomet. Ses sources furent purement ecclesiastiques: des chroniques de moines byzantins, des ouvrages espagnols, une refutation de lislamisme par J. Andre Maure, mahometan converti, une mauvaise traduction latine du Koran, donnee au xvle siecle par deux religieux 1..., etc. Le travail (le M. Baudier fut si consciencieux et si peu original qu'il transcrivit dans son ceuvre, sans aucun controle, non seulement des documents et des faits inexacts, mais encore les dispositions d'esprit deplorablement partiales de toute cette litterature monastique. (Grace a lui, grace a la diffusion de son livre, le xvle siecle n'eut pas d'autre opinion et si l'on se prit a etudier Mahomet, ce fut avec une granle colere contre l'Imposleur, avec le desir de l'enterrer dlfinitivemenit sous l'amas des refutations. Ce zlec religieux cut son bon c6te: plour mieux refuter le mahometisme, on voulut le connaitre; il fallut lire et comprendre le Koran. M. Baudier conta assez exactement la vie de Mahomet; il resuma convenablement les prescriptions essentielles de l'islamisme, assez du moins pour faire connaitre au public ( les pivots essentiels sur lesquels tourne la religion des Turcs2 ),. II est vrai qu'il s'attachait surtout t montrer ses impietes et la Inaniere dont la Bille y etait ( depravee ', ses ( brigandages, cruautes et enormes paillardics T. Toutefois, quoique mediocre, I'exposition de la doctrine de Mahomet y etait complete; il sera peu ajoute, par la suite, au detail meme des faits; on aura plutot besoin d(e rectifier et de supprimer. 1. Les principaux (le ces moines byzantins sont Anastase, Euthymius Zigabene, Barthelemi d'Edesse, Cedrenus, Zonaras. - Le livre de J.-A. Maure, Confusion de la sectla mahometana, a paru en 1537. - La tra(duction du Koran, dite de Bibliander, redigee par Robertus Retenensis et Ilermanus Dalmata, fut publi6e en 1543. 2. Baudier, p. 142. 11

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162 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. Aussi peut-on dire que la traduction du Koran, oeuvre de Du Ryer, parue en 1647 ', n'apporta rien d'essentiellement nouveau; du moins elle fut lue avec une extreme curiosite et souvent reimprimee pendant un siecle et demi2. Plus tard on lui reprocha son inexactitude3; on put se plaindre que, ne separant point les versets du Koran, mais les noyant dans une interminable prose, elle en eut fait a une rapsodie plate et ennuyeuse4 ). En realite cette traduction, avec toutes ses erreurs, n'est pas de beaucoup inferieure a celles qui furent publiees jusqu'a la fin du xvni" siecle; son defaut le plus apparent etait l'incorrection et l'incertitude du style; mais on chargea Mahomet d'un defaut dont seul Du Ryer etait responsable, et le livre sacre des musullmans cut deis lors une reputation, qui lui fut longtemps laissee, ccelle d'etre ( une declamation incoherente et ridicule; `. Un rrand pas avait et6 fait vers la connaissance (le l'Islam, et, pendant tout le xvle siecle, on se contenta de reediter les livres de Du Ryer et de Baudier: pourtant le dessein d'achever le vieil ennemi de l'E-lise par une decisive refutation hantait tous les esprits6. Un religieux italien, Marracci, passa quarante annees de sa vie a etudier le Koran, minant par avance chaque verset du livre maudit, pour qu'il s'effondrat de lui-meme. D'abord il publia une r6futation, afin quo le remede fut connu avant le mal; puis, quand il fit paraitre le texte lui-meme et sa traduction 1. L'Alcoran de Mahomet tlraslate d'arabe en franai.s par le sieur Du Ryer, sieur de la Garde Malezai, in-12. 2. 1649, 1685, 1719, 1734, 1755, 1770, 1775. 3. Voir deja Reland dans sa Religion des mahometans.... trad. fr., 1721. Pref. du traducteur, p. L. 4. Savary. Preface de sa traduction du Koran, 1784. - Turpin, Hisloire de I'Alcoran, 1775, t. I, p. xvIII. 5. Voltaire, Essai sur les ma'urs, chap. vii. 6. Voir, par exemple, Pascal, Pensees, 6dit. Braunschwig, gg 595 et suiv.

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LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 163 latine', il eut soin qu'ils fussent enserres entre les interminables colonnes ou s'allongeaient les objections victorieuses: on euit dit un criminel, fluet, encadre entre d'6normes oge(liers qui ne lui permettaient point de respirer. Dans le mrme temps le livre de l'Anglais Prideaux fut traduit en franqais 2; c'etait la encore une tentative de refutation l'auteur O y faisait servir a une fin sage et chretienne la vie l'un aussi mechant homme que Mahomet',. On put croire alors que l'uvre (le refutation etait vraiment achevee. Mais Marracci, voulant que sa victoire fut plus belle, avait essaye de combattre l'infidele avec des armes loyales: aussi rejetait-il les letendes que les commentateurs arabcs du Koran n'acceptaient point: son oeuvre de refutation commenqait (lone par une demi-rehabilitation; or on retint la rehabilitation qui ne faisait que poindre, et l'on oul)lia la refutation qui semblait definitive. Deja quelques ecrivains, d'esprit plus libre, avaient tache a se dlegager du pre jug antique 4; Bayle en particulier, dans son Dictionnaire critique, parlait bien (e l'imposture de Malaomet, mais il y mettait des formes si polies, il y ajoutait tant (de notes et de reticences que ( le prophete des Turcs, finissait par devenir chez lui une maniere d'apotre de la tolerance. Mais ce furent les theologiens protestants (la chose est amusante) qui le mirent tout a fait en honneur. Entraines par leur zele de refutation, les catholiquescondamnnaient, avec l'imposture du Koran, toutes les autres heresies, et ils ne r6pugnaient pas a meurtrir des memes coups Lutlher, Mahomet et Calvin. Les pasteurs 1. Prodromi ad refutationen Alcorani, Padoue, 1696. - Alcorani textus, Padoue, 1698. 2. La Vie de l'imposteur lMahomet, 1699. 3. Preface. 4. Voir surtout Histoire criti7quP e I l creance et des coutumes des nations du Levant, 168t.

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164 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. de IHollande et d'Angleterre finirent par s'en f acher: bravement ils s'obligerent a apprendre l'arabe, et a lire le Koran; le desir les tenait, tres vif, de montrer que ( les papistes avaient tort de les comparer aux Mahornmtans ). Cette etude, commencee dans d'aussi bonnes dispositions critiques, aboutit naturellement a presenter le mahometisme sous ( une face tout autre que celle qu'on lui avait pretee,2; les livres (le Reland et de Gagnier3, avec un grand amas de citations et de gloses, entreprirent de le faire connaitre au nonde avec les couleurs qui lui conviennent ). Mahomet fut represente avec (( une exacte neutralite ),; on prouva que sa religion (( avait ete mal expliquee par ses ennemis et exposee au mepris du monde6 a. Bref, s'il restait un imposteur (on le lui disait bien doucement), c'etait un imposteur honnete, intelligent, serieux, grand ennemi du papisme, presq(ue un bon protestant! Les philosophes etaient la; ils lurent les ouvrages des ipasteurs de Hollande ou des ministres an-lais; vite ils accaparerent Mahomet qui devint philosophe; on eIt dit vraiment que sa destin6e etait de toujours faire la guerre au profit des autres: apres avoir refute les heretiques, puis combattu la cour de Rome, il allait servir a attaquer le principe meme d'une religion revelee. En 1730 le comte de Boulainvilliers publia une Histoire des Arabes et une Vie de llahomet ', pleines d'une detestable admiration pour la personne du prophete; le bon chanoine anglais Gagnier s'en montra fort offusque; jugeant le livre a impie et 1. Reland, ouvrage cild, Preface, p. cxv. 2. Meme ouvrage. Epitre, p. vil. 3. Reland, la religion des mahome'lans, 1621. - Gagnier, Vie de Mahomet, 1732. 4. Reland, Epitre, p. vii. 5. Gagnier, Pr6face, p. LI. 6. Rleland, Preface, p. cxxII. 7. Vie de Mahomet, 1730. - Ilistoire des Arabes, 1731.

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LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 165 injurieux a la religion chretienne' i,; il ne devinait point que ses amiset lui etaient les vrais coupables en l'affaire. Mahomet, du coup, fut un hornme de genie, un grand legislateur, charge6 de repandre, dans I'Arabie du viie siecle et dans la France du xvmlI, les idees de liberte et de tolerance 2. Le tlheme etait commode, d'un developpement amusant il etait ais6 de montrer i travers le Koran une religion, incontestablement d'origine humaine, oil les dogmes n'avaient presque point place, oi les pratiques religieuses se reduisaient t lpeu de chose: on evoquait, sans paraitre y [)rendre garde, l'i.mage de Jesus-Christ et l'on faisait remarqluer que Maliomet n'avait point voulu, lui, qu'on le divinisat. Par ces insinuations et par bien d'autres, on pouvait se vanter ( d'ecraser l'infame ): aussi les encyclopedistes ne se refuserent point a ce jeu delectable. Voltaire comnmen(a bien par une trag6die:, un peu enfantine (le concel)tion, oil il peignait le prolhete des Turcs sous son ancienne figure; mais il reconnut bientot qu'il avail ( fait Mahomet un pcu plus mrchant qu'il n'etait4 ), et, les palinodies ne lui cofitant guere, il le compara a Cromwell5, en fit un ( sublime et hardi charlatan6,; un grand homrnme tout court: Conqu'rant, 16Igislateur, monarque et pontife, il joua le plus grand rile qu'on puisse jouer sur la terre Malignenent, il rapprocha le christianisme et l'islamisme: lSornons-nous toujours i c*etLt vwlritt historique: le lc/lislatcur dtes mnusulmans, homnme puissant et terrible, 6tablit ses dogmes par son courage et par ses armes; celendant sa religion devint indulgente 1. (Gagnier, Preface, p. V-I. 2. Vie de Malhomet, p. 18i surtout. 3. Le Fanatisme, I 42. Voir dcuxiemne partie, chalp) I. 4. Lettre a Mnei Denis, 29 octobre 1'i71. 5i. leomarques sur I'Essai, sur les MOIris, 17i6,, 9. 6. Dictionnaire philosophique, au mot ALcORAN. 7. Renmarques sutr 'Essai, sur les MoIturs, t 9.

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166 LA CONNAISSANCE DE L OIIENT. et tolerante. L'instituteur divin du Christi,vnisme, vivant dans I'humilite et dans la paix, pr'(chla le pardon des outrages: etsa sa inte ct douce religion est devenue par nos fureurs la plus intolerante de toutes et la plus barbare '. Comme lui, mais avec une admiration plus discrete, Diderot etudia dans Mahomet un legislateur habile et un apotre de verlu. Les disciples repetaicnt les!paroles des maitres, lisaient avec admiration le sublime Koran, et s'extasiaient devant l'intelligence orientale qlui avait produit ces mnerveilles. ()n etait bien loin du livre de M. Baudier, et minme il pouvait paraitre lquc la traduction de Du Ryer avait 6et con:ue dans de trop mauvaises intentions pour etre bonne. 11 y avait un nouveau Mahomet, il y cut un nouveau Koran, ce fut celui (de Savary (1783), eltrepris pour mettre ( Ie lecteur en etat de se prononcer avec sagesse sur le legislateur de l'Arabie '. Quelle que soit la valeur (le cette traduction nouvelle, ellc venait a son heure, comme celle de Du Ryer un siccle et demi auparavant; et l'on [put dire qu'elle laisse paraitre aujourd'hui encore une imnage intelligente de l'islamisme. Au moment ou fut publiee la traduction de Savary, l'orientalisne se constituait definitiiement: deja avaient ele mis au jour les grands travaux d'Anquetil du Perron. II n'en sera point parle en ce chapitre: car desormais nous ne saurions considerer les dtudes orientalistes coinme une sozrce de la connaissance de l'Orient; il faut y voir plutot l'aboutissement de la tenlance generale qui portait les Franqais vers l'Asie. Ce cliapitre ne saurait done avoir sa fin qu'avec la conclusion mmee du livre. 1. Essai sur les mnacursv chap. VII. 2. Lettres a Mile Volland, du 30 octolre et du er novembre 1759.:3. Voir les compilations ule Turpin, Histoire de la vie de Mahomet, 1773. - lisloire de 1'Alcoran, 1775. 4. Le Koran... avec un albrn/ed de Ia vie le Mahomet, 1783, Preface.

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I — CHIAL TRE VI LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT SES PROGRES, SES PHASES, SES MODES 1. Impossibilite d'leablir une evolution suivie: les principaux modes l('evolution. - Tendances generales: l'imagination et l'idle; la difyerenciation les principales nations I'Asic: la nation domiinanle. 1I. Premiere e6)oqlue: partir de 1660. - La Turquie domine: son succes, sa decadence. - La transformation du type turc. - Mode passagere du Siam, faveur discrete (le la Perse. III. Seconde e6loque: partir de 1700. - La Chine domine: duree de cette mode. Vers 1740 il v a un renouveau momentan6 en faveur de la Turquie et de la Perse. IV. Troisieie ipoquc: a partir de 1760. - L'lnde se substitue peu a peu ai la Chine. - L'exotisme vers 1780. I Comme une cathed(rale du moyen age, la connaissance de l'Orient s'est lentement edifi6e: a ce travail il a fallu de nombreuses gen6rations; et des ouvriers venus de toute part, en nomlre infini, ont assemble les materiaux que l'autres ouvriers etaient alles chercher dans les pays les plus dlivers. Mais du chaos des energies et de la confusion dles materiaux, les architectes successifs de l'6glise ont su faire sortir une unite artistique; les tours sont dissemblables, la faqade est d'un autre style que la nef; mais l'ensemble est harmonieux; et l'on peut, en quelques phrases exactes, ou avec les lignes legeres d'une esquisse,

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168 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. reproduire l'aspect dui monument. On aimerait qu'il en fut de meme pour la connaissance de 1'Orient; maintenant qu'on a montr6 de quelles multiples sources elle a decoule6, il serait agrable de dessiner l'image (lefinitive de l'Orient litteraire. Voila, dirait-on, comment les homrnmes du xvLI1e siecle se sont figure l'Orient; et voici comment cette image a ete reproduite par les poetes ct les romanciers, ou mise a la scene par les auteurs dramatiques. I1 v faut renoncer. Les notions litteraires sont chose essentiellement vivante; les definir, c'est etablir les lois (le leur existence, c'est-(a-dire de leurs chan'ements. On doit dlej' l'admettre pour des genres rigidement constitu6s, la tragedie et la colmedie, ou bien pour des conceptions solidement formulees en theories abstraites, la doctrine cartesienne par exemple et lidee (te plrog'res. Cette necessitt est bien plus uroente encore s'il s'agit du gout exotique: ses telments, '(abord 6parpilles a travers le monde, Il'ont pu etre rapprochies que par un labeur seculaire, et il y a fallu (les concours hlasardeux de circonstances, le travail Inultiple aussi l'hommes qui ne comprirent jamais l'unit6 de leurs efforts. Assurement il serait facile le marquer qluelques etapes dans son evolution, car notre esprit imagine volontiers des generalisations qui d(lforment la realite. (On pourrait dlire: la conception de F'(Orient a ete romanesque, puis satirique, puis philosophique, puis scientifique; ou encore, d'albord uniquement subjective, elle a toujours tendu at s'objectiver; et cela fournirait uine armature comumode. Mais sit6t qu'on voudrait plaquer sur elle la varie6t ties acuvres litteraires et l'ilrregularite de leur (leveloppement, on constaterait qu'elle est tout a fait inutilisable; du noins il faudrait, pour en tirer parti, jeter au rebut tous les elements qui ne satisferaient p)oint le dessein general de

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SES PROGR1ES, SES PHASES, SES MODES. 169 recomposition. Et il en serait l'une histoire (le l'exotisme ainsi faite, comme d'un animal paleontologique maladroitement reconstitue; la carcasse metallique, sur laquelle on a rapporte les membres fossiles decouverts, 6voque bien une image de mouvement et de vie; mais celte vie est artificiclle; et mnme chacune des parties, bien qu'elle soit authentique, n'a pllus l'attitude et l'aspect qui lui conviendraient pour (lu'elle fut tout a fait vraie. Renonqant done a lFelegance que pourrait donner il ce travail la beautc ('un ingdnieux ordonnancement, on se contentera d'indiquer les tendances gen6erales qui, indeniablement, sont marquees dans la conception litteraire de l'(rient, les princip)ales formes ddevolution que celle-ci a sulies, enfin les )hlases successives ou paralleles par lesquelles ellc a passe. Pour pcu qu'on fasse la critique des sources, on ne pourra s'cmpecler de classer en deux categories les livres qui parlerent au public dte I'Asie. Dans les uns l'Orient etait reproduit tel qu'il etait, ou du moins tel qu'il avait et6 vu; cc fut la l'ellort cles vovageurs. Dans les autres, il 6tait represente tel qu'on voulait qu'il partl; ce fut l'touvre surtout des missionnaires et des savants. Des lors il est naturel lqu la conception du public, etalement puisee i tous les mo-ens d'informiation, ait- reuni (lans une commune inmage deux visions poultant bien distinctes de l'Orient; on demanda au goht exotique deux sortes de satisfactions intellectuelles. D'une part il fallait plaire ai l'iumagitatior, en e6oquant d(es contrecs lointaines, dissemblables des notres par leurs paysages et les mocurs de leurs habitants; pour contenter cette curiosite, il etait necessaire qu'on chercha't a representer l'Orient aussi pr6cisemnent, c'est-a-dire aussi exotiquement que possible. D'autre part, I'Orient fut mis au service de l'ide ou, si l'on veut,

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170 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. dlu raisonnement; on aima a rapprocher sa civilisation de la notre, ainsi que ses livres et sa religion; au besoin on en tirait des consequences pratiques, et il fallait evidemment, pour que cette tendance se dleveloppat, que l'image de l'(rient fit simplifiee, generalisee, deformee. Ces deux tendances ne correspondent pas du tout a une evolution, puisqu'elles ont toujours existe, voisines dans la conception publique, et quelquefois melangees dans une mneme oeuvre. Elles sont les deux aspects les plus generaux (le ce que nous avons appele l'Orient litteraire; mais ces aspects n'ont point ete immuables, il y a eu plusieurs evolutions paralleles. D'acord, comrne il va de soi, la notion a et6 de plus en plus precise; et il suffirait pour s'en convaincre de lire le voyage aux Indes de Pyrard dte Laval, puis celui d'Anquetil du Perron, ou de rapprocher la conception que Pascal et Voltaire ont cue, a un siecle (le distance, de l'islamisme et de Mahomet. Cette pr cision, d'annees en annees plus grande, n'a pas ete, comme on pourrait le croire, la cause principale des transformations; les nouvelles acquisitions, idees ou faits, ont servi surtout a preciser un certain nombre de conceptions faciles et de formules commodes. Quand il fut bien convenu que la Chine etait une nation philosophe, tous les details que les missionnaires, les savants et les voyageurs vinrent ajouter a la connaissance qu'on avait de ce pays furent detournes vers cette (lirection. D'apres les premiers faits on avait constitue l'image; I'image a son tour servit a expliquer les faits nouveaux. C'est un procede instinctif, et c'est une methode scientifique. Une autre evolution fut plus sensible; dans la notion de I'(rient litteraire se melangeaient les visions, I l'origine distinctes, que ]es voyageurs et les savants donnaient des

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SES PROGRES, SES PHASES, SES MODES. 1, divers pays d'Asie. En realite l'Orient n'existait pas; il y avait la Turquie, la Perse, l'Inde, la Chine. Or ces pays ne furent pas tous connus en meme temps, ni surtout aussi bien connus. Des rencontres d'evenements mirent a la mode tantot le monarque de Pklin et tantot celui d'Ispahan. 11 y eut des lors toujours une nation dominante, ou, pour mieux dire, un peuple qui l'emporta en faveur sur les autres, et qui, par suite, donna sa physionomie et son caractere a la conception de tous les peuples de l'Orient en g6neral. L'()rient, a de( certaines epoques, fut turc; a d'autres il devint persan; parfois enfin on l'liabilla a la chinoise ou a l'indienne. Ces modes, souvent assez persistantes, n'etaient pas si exclusives qu'elles absorbassent toute l'attention exotique du public. Au moment ou la Chine fit le plus fureur, il y eut des tragedies turques, des comedies arabes, des romans indiens; mais on donna a Mahomet quelque chose de la sagesse de Confucius, et, dans tous les romans, on mit, comme sur les cheminees des salons, des pagodes chinoises ou autres colifichets, qui n'y avaient pas toujours leur place. Trente ou quarante ans avant, tout etait a la turque; un siecle apres, la couleur generale de la litterature exotique fut plutot indienne. En marquant les diflerentes etapes du goht, on pourra done dessiner comme les lineaments d'une evolution. Cette taclie paraitra encore plus utile, et aussi plus aisee, si l'on observe que les principales nations d'Asie ont requ de bonne heure et garde, les unes en regard des autres, des traits distinctifs qui leur firent a chacune comme un caractere litteraire tres special. 11 y a eu une sorte de difle'renciation entre les elements lont se composait la notion commune de l'Orient; et cela se comprend sans peine, s'il est exact que la loi du moindre effort et celle de la division du travail soient verifiees en histoire litteraire comme

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172 LA CONNAtSSANCE DE L'ORIENT. ailleurs. Par un proceede de generalisation paresseuse, laspect sous lequel chaque peuple avait ete surtout connu, fut juge sa marque essentielle; on ne se preoccupa pas de savoir si cet aspect etait menteur, ou, plus simplement, s'il avait lans la realite l'importance exclusive que lui donnait l'opinion ordinaire. Des lors claque nation dominanle a colore tour a lour de sa teinte l'ensemble de la conception de l'Orient; on sait d&eja que la Chine apparut comime un pays philosoplhique, et 'on ne s'etonnera pas si, au moment de la vogue chinoisc, la litterature exotique a eu, dans ses grandes lignes, une tendance a la philosophic. On verra que le Persan, qui avait la reputation ('etre fort spirituel, d6tourna, a l'heure de son succes, l'Orient vers la satire; et que l'Indien, juge pauvre, vertueux et sensible, inclina les romans et les tragedies a sujet oriental vers un certain humanitarisme. Les divisions entre les dillerentes epoques ne p ourron pas tre toujours bien marquees; il y aura dles precurseurs, des attard6s et des egares. Toutefois, en depit des exceptions, ces indications, si on leur laisse une convenable generaLlit6, pourront contribuer elles aussi a eclairer l'histoire du gout pour l'Orient. Meme il est arrive que certain pays comine le Japon ou certains peuples cornmme les Arabes resterent Inal connus. Ils parurent cependant dans les oeuvres litteraires, mais ils recurent une maniere de naturalisation; on leur donna le caractere dlu peuple qui dominait alors dans le gout public. Ainsi les Arabes se distinguerent mal des Turcs', et le Japon parut simplementt une province de la Cline. Ces consid6rations generales etaient necessaires, aussi bien pour justifier la methode suivie que pour faire d'avance les reserves et les restrictions utiles; il faut venir l.,Voir Revue africaine. n" 237 (2" triniestre 1905), p. 149: P. Martino, Les Arabes dans la comredie et le roman du X'IIIe sitcle.

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SES PROGRES, SES PHASES, SES MODES. 173 enfin aux dates. La connaissancq de l'Orient n'a pas progresse d'une facon continue; il y a eu des a-coups et de brusques 'lans; si l'on en tient compte, on pourra marquer les phases successives par lesquelles s'achemina la conception de l'Orient, depuis le milieu du xv[lC siecle, oi elle nait, jusqu'a la fin du xvIIe siecle, ol' elle semble tout a fait formee. Ce sera si l'on veut, quoique cette expression promette plus qu'on ne pourra donner, ]'histoire et 1'evolution du gout exotique au premier siIcle de son existence. II Ce fut, comme on l'a vu, dans le dernier tiers du xvii siecle que le gout pour I'Orient, deja apparu par quelques echappees, se dleveloppa brusquement; les voyages, le mouvement colonial, la propagande evangelique, les disputes des missions, l'intervention francaise dans la guerre austro-turque, tout cela fit, vers 1660, un concours remarquable de circonstances; l'Asie, ainsi entree dans le domaine de l'attention publique, n'en devait plus sortir. La mode fut d'abord a la Turquie; elle cut et garda assez longtemps l'avantage sur les autres pays, si bien que I'homrne d'Orient se presenta aux Fran(ais avec l'image surtout du Turc. Depuis bien des annees deja, l'empire du sultan etait une des preoccupatiois essentielles de la politique europeenne; on le craignait, on le haissait, on le connaissait un peu; il etait pour ainsi dire l'Orient le plus immediat et le moins irr6el. Aussi, quand la litterature se piqua d'exotisme, elle fit d'abord des turqueries; les premieres tragedies seront turques, comme les comedies et les romans; et, jusqu'a la fin du x-vii siecle, c'est a peu pres uniquemnent autour de Constantinople que les auteurs pre

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174 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. tendront placer leurs fictions litteraires 1. De l'Inde, de la Chine, du Japon il n'est point question. Pendant cette periode il y eut un moment d'extreme faveur; ce furent les annees 1670-16852; et l'on jugera le fait aisement explicable: a cette epoque la France, apres avoir envoye quelques regiments contre les troupes du Sultan, resserra ses relations avec la Sublime Porte en renouvelant plusieurs fois les Capitulations. Dans le mime temps l'Europe, unie par la Sainte Ligue, fatigue ses arm6es a repousser les janissaires des abords de Vienne. Avec les dernieres annees du xvie siecle, on Ipeut noter au contraire un ralentissement dans la mode turque. Cet engouement avait eu un resultat assez logique, malgre l'apparence. Etudiee avec plus de precision, envisagee avec plus de soin, la Turquie parut moins terrible qu'on ne lui en avait donne la reputation. C'est le plus grand empire qui soit sur la terre e, ecrivait-on en 1609 ', et en 1665 on parlait encore (de sa politique, ( la plus sage du monde ), on s'extasiait devant ( l'accroissenent prodigieux de cet empire5. ) Mais les premieres d6faites des Turcs d'une part, les travaux des historiens 6 d'autre part ne tardlrent pas i ruiner cette peur respectueuse: les livres de Ricaut pr6tendirent expliquer, et non pas admirer, la force du gouvernement turc, et bientot on se crut assez documlente pour jeter bas ]'opinion commune: ( Cette puissance, ecrit du Vignau en 1(87;, s'est rendue si considerable et par terre et par Iner que toute personne qui la regardera 1. La production t, turque > est, pendant ce dernier tiers de siecle, an moins le triple de la production. persane, dont il va etre question. 2. Environ 20 histoires de Turquie; - 10 romans; - 5 pieces de theatre. 3. Voir a la page 86. 4. J. Esprinchard, Histoire des Ottomans, 1609, Epitre d6dicatoire. 5. Du Verdier, Abreqe de I'Histoire des TuPrc., 1665, Preface. 6. Voir a la page 137. 7. L'Estat present de la puissance ottomane, Preface.

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SES PROGRES, SES PHASES, SES MODES. 175 dans son entier en concevra toujours de la frayeur. I1 senible encore que dans tout ce qui a etc ecrit jusqu'l present sur ce sujet, on n'ayt pas ose ddmentir ce qu'on s'en est imagine, que 'on ait affecte de ramasser et de rehausser menme ces imaginations... II n'en sera pas de mrme si, suspendant les fausses preventions, on veut lenvisager en dltail et dans ses parties principales, ol l'on pOUrra voir conlbien on s'est abuse., Desormais ce fut a l'eslprit de tous les livres composes sur les affaires de la Turquie; les auteurs meme qui faisaient le plus (le cas de ses forces militaires' ne doutaient pas qu on pult la vaincre; et de plus en plus l'opinion publiquc se persuada que, sous les dehors d'une apparente puissance, la Turqulie etait malade d'une inguerissable faiblesse. Des lors on cut moins de consideration: et l'iportance que lui avait donnee la litterature parut une erreur, a tout le moins une exageration; on s'eloigna de ce ~ corps Inalade:' )) avec un me6pris de plus en plus gran(l; mais, commne on avait pris gout a l'exotisme, on reporta cette estime et cette faveur inemploeyes vers d'autres nations, mooins vieillies, et que l'eloignement faisait paraitre plus belles, la Cline et lInde. La Turquie ne fut pas abandonnee sans retour; elle passa au role de nation secondaire, et du coup son image primitive se deforma. On avait d'abord clherch6 dans 'histoire turque des sujets de tragedlie pathetique et sanglante, ou bien des romans de passion, pleins de meurtres en leurs dernieres pages. Quand le sultan et ses visirs furent detrones dte la place d'eclat qu'ils avaient longtemps occupee dans les imaginations occidentales, la litterature noble les abandonna; ils 1. Marsigli, ltat militaire de l'empire ottoman, La Haye, 1732, II, 199. 2. Encyclopidie (17;1), au mot TunQuE: l'article est dlu Chevalier de Jaucourt. 3. Montesquieu, Lettres persanes. 4. Voir, par exemple, abbe Prevost, Menoires d'un homme de qualile, 1728, t. I, liv. I, et Diderot dans la Correspondance de Grimm, 15 decembre 1769 (edition Assezat, IV, 78).

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176 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. ne cesserent point de paraitre, mais, par une vengeance tardive, on en peupla les romans erotiques et les farces bouffonnes: grace a ce qu'on savait de ses serails, de sa polygamie, de ses eunuques et de ses chaudes passions, la Turquie inspira une bonne partie de la litterature scabreuse ou meme scandaleuse du xvIILn siecle. En reunissant l'histoire galante des Turcs et celle des Frangais d'alors, on pouvait offrir au lecteur des plats suffisamment epices et delectables. Ainsi parurent des Anecdotes secretes de la cour ottomane, des Jlemoires du serai(, maint autre livre encore, au titre moins prometteur, mais pareil par le sujet. Du temps meme ou elle etait la nation domainante, la Turquie avait failli etre depossedee de cet espece de principat litteraire; elle cut h l'emporter sur deux modes accessoires. L'une des deux cut l'existence chetive et courte: le Siam fut aussi vite admire que r6v616, aussi ral)idement oublie que connu'; et pourtant il avait etc, inaugure, avec eclat, lance avec une reclame assez bruyante pour que sa fortune puat etre de duree; mais a peine les derniers ambassadeurs siamois eurent-ils quitte la France, aussitot reapparut l'ignorance dedaigneuse dont on s'etait un moment departi: et la seule trace qui resta dans la litterature, comme vestige d'un tel enthousiasme, fut ]'incolore Siamois de Dufresny 2, et sa fugitive apparition en un livre ou il n'est presque point parle (le lui. La mode pour la Perse fut moins tapageuse, mais plus reelle: sans trop dl'eclat elle eut quelques annees d'une vraie vie. Ce furent les relations de voyage de Tavernier et de Chardin 3, parues a quelques annees d'intervalle puis assez souvent reeditees, qui ouvrirent cette voie nouvelle; 1. Voir p. 101. 2. Amusements serieux et comiques. Voir deuxieme partie, chapitre iv. 3. 1676 et 1686.

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SES PRIOGRIS, SES PHASES, SES MODES. 177 alors colnmenqa une reputation discrete qui se prolongea, dans les premieres annees du xvmIle siecle, jusqu'a l'apparition (tes Lettles persanes: une dizaine de romans furent composes, et quclques pieces (de theatre 2 se firent jouer dont les heros etaient persans. II aurait ete naturel que la Perse accaparat tout a fait l'attention publique, alors surtout que la domination litteraire (le la Turquie s'affaissait d'ellemenme; mais bien des raisons expliquent qu'elle n'ait pu usurper un leritage presque abandonne. I1 n'y cut point alors de grands bouleversements (lans l'histoire persane, des venues d'ambassades, ou h tout le moins des evenements rctentissants qui pussent accrediter, sous une figure speciale et avec une image concrete, le type du Persan. Seuls les vo-yaes de Taverniier et (le Clardin avaient cre6 cette mode; seuls ils la soutinrent d'abord; et cette inspiration purement livresque noe donna pas aux auteurs un entrain suffisanl (d'sprit. Puis le Persan ne se distingua janais bien du Turc: ils voisinaient tous deux gtograpliiquement; leur religion etait pareille d'aspect, et leurs mcurs semblables; il n'y avait point dte voyageur qui visitat un de ces pays sans parcourir au moins les provinces frontieres de 1'autre. Le Persan fut done une vari6te du Turc, si Y'on peut dire; et jamais il n'obtint un premier r6le. I1 cut bien quelques succes passagers, d'albord vers 1720 h la venue d'une ambassade persane et lors de la publication des Lethres persanes; ensuite vingt annees plus tard grace a la popularite litteraire de l'usurpateur Nadir3; mais on lui 1. Tachmas, p,'ince de Perse, l;67. - Alcine, princesse de Perse, 1683. - Zamire, h/istoire persane. 187. - Syroi;s et Mirarna, histoire persane, 1692. - Aazolide, 1716. - Ilisloire de Melisth&ce, roi de Perse, 1723. - Anecdotes persanes, 1727..., etc. 2. Mezetin, grand sophll de Perse. 1689. - Cosr(oi, roi de Perse, 1697. - La princesse de Carizme, 1718. - La reine des P'ris, 1725..., etc. 3. Voir page 88. 12

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178 LA CONNAISSANCE DE L')RIENT. reserva toujours les doublures. La vraie raison c'est que la place n'etait plus at prendre; elle etait prise. Entre le regne (de la Turquie et celui de la Chine, il n'y cut plas d'intervalle. III Le royaume des mandarins et du th6 cut, dans le gout public, une entree triomphale ou, pour mieux dire, une inauguration solennelle qui devait le garantir longtemps, gr;ace a l'impression qu'en garderent les memloires et les imaginations, contre un oubli de la mode. Si les circonslances avaient ete, vers 1660, favorables au d6veloppelnent de l'exotisme, elles le furent encore bien plus dans les premieres annes du xviii" siecle, et le hasard voulut que le Chinois parut 'i point pour en recevoir sans effort tout le benefice. A cette epoque le nombre des recits (le voyage s'accroit brusquement', et un elan tout nouveau porte les Franqais vers les entreprises coloniales; au meme moment les 6tudes orientalistes commencent a donner de vrais resultats, et les traductions des conteurs orientaux forment rapidement toute une petite bibliotheque exotique; enfin et surtout la querelle des ceremonies chinoises fait, avec un incessant fracas, la meilleure des reclames a l'Asie. Quoi d'etonnant si ( l'Orient passionne les esprits et captive les imaginations a) et si la Chine devient l'image la plus commode et la plus familieire de 1'Orient! Cette faveur fut d'autant plus blrusque qu'elle succedait a une ignorance presque complete de l'Extreme Asie3; il y avait meme eu, contre la Chine, comme une eslpce de 1. Voir les chapitres pr6ecdents aux pages 54, 82, 150, 130. 2. L. Claretie, Lesage romancier, p. 49. 3. Voir p. 107.

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SES PIROGRES, SES PHASES, SES MODES. 1 79 prejuge, reste de l'incredulite voulue (lont on accablait anciennement les voyageurs qui, comme Marco Polo, pr6tendaient revenir l'unc contree aussi lointaine et problematiquc. Mais la reclame des Jesuites fut si bruyante et si efficace que le sentiment public subit une immediate transformation: I)~es cc moment l'incertitude lit place i la conviction, et celle-ci entraina les esprits i l'admiration d'un peuple aussi an'ieii, aussi sage, aussi religieux 1 Dcs 1710 ( les pago(les se multiplient sur les cecmines ' ), et elles y resterent jusqu'a l'epoque de Louis XVI, attestant, par un agr6able symbole, la domination absolue ce la moe chinoise. Pendant soixante ans, tout s'en inspire:le roman et le the'tre, la satire et la philosophie, la peinture et la gravure elles-nmemes: ce fut par instants un engouement extraordinaire, aux environs de 1760 surtout. ( I1 y cut un moment oil toutes les cheminees furent couvertes de magots de la Chine: et la plupart de nos meubles dans le gout chinois 2 ) le mandarin fit fureur au theatre, et les auteurs comiques ne manquerent pas a ridiculiser cette passion. Dans le Chinois poli en France (173i4), Noureddin, le Cliinois, declare: Croirez-vous que meme i Paris... Que moil goiut Faisait loi partout; Qu'A la cour les jeunes marquis Venaient prendre de mes avis, Que lcs magots y font fortune, Tout comme en ce pays. Nos lacqs, nos vernis Nos fleurs et nos fruits, 1. Clerc, Y le Grand, histoire chinoise, 1769, p. xm. 2. Gherardi, ThtItre italien, V, 57. 3. Grimm, Correspondance, novembre 178j).

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180 LA CONNAISSANCE DE LOORIENT. Nos petits pots pourris Y sont d'un grand prix; J)ans tous leurs bijoux, Ils ont pris nos gofts; Pour dansel nos ballets On s'y met en frais. Puisqu'en France On collmmenlce A donner dans le chinois,.J'imagine Qu'ht la Chine Bientot des Fran-cais Nous prendrons les Loix 1 N'assurait-on meme pas qu'un ministre le Louis XV, consulte par le roi sur les reformes a introduire en France, aurait declare qu'un seule voic parvenait sirement au bonheur public: il fallait ( inoculer aux Flran'Iais lesprit chinois 2! t1 est inutile (ly insister ilus: I' ltude des ouuvres litteraires montrera abondanmment que, pendant deux tiers de siecle, jamais cette nlode ne fut diminuiee: elle est le fait le plus important dans l'histoire dui gou't exotique au xvlle0 siecle. Pourtant il y eut, aux environs de 1740, uli renouveau de faveur vers la Turquie et la Perse; l'intervention (liplomatique de la France dans la guerre austro-turque, le role de mediatrice qu'elle se fit donner au Congres (le Belgrade, double'rent subitement et pendant lpr.s d'une quinzaine d'annees, le nombre des romans ou des comedies a sujet turc 3. Pareillement les troubles de Perse, la royaute rapide et victorieuse de Nadir, son assassinat ramenerent dans le roman le type un peu neglige du Persan, et l'introduisirent au thcatre oiu il n'avait pour ainsi dire pas encore 1. Scene iv; voir aussi les Mal ols, IT:;6, se. viii. 2. Grimm, Correspondance, noveml)re '1 78i. 3. Voir p. 87.

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SES PRO(tIES, SIES PHASES, SES MODES. 181 fait figure '; du minme coup les reeditions des Lettres persanes et leurs imitations se multiplierent 2. Mais l'enthousiasme pour les choses de Chine ne fut atteint en rien; il n'y eut point de revolution, pas meme une usurpation passagr'i'. Le Fils du Ciel consentait (ue quelques provinces de son immense empire litteraire fussent administrees, et pour quelques annees seulement, par des gouverneurs etrangers; il permit aux Turcs de se faire ridiculiser sur la scene, et aux Persans de distribuer de la bonne satire aux Franqais. A son peuple et t ses mandarins, il reservait une meilleure besogne: celle l'initier les Franqais a la philosophic. IV C'est vers 1760 et dans l'Fouvre ('un philosophe, dans 1'Essai sutr les Jle/its, que la Chine atteignit un comlrle dte gloire, apres lequel elle ne p)ouvait )Ilus que descendre. Comme il etait inevitable, ce long regne fatigua; il y eut des gens qui admirerent moins, Diderot par exemple; d'autres, comme Grimml et Rousseau, qui furent tout a fait des dltracteurs 3. Alors sans emeute, sans (lepossession brutale, Ia Chine fut peu a peu remplacee; et la litt6rature exotique cut un autre tour. 11 fallait naturellement que la nation dominante nouvelle satisfit, aussi bien que la Chine, les tendances philosophiques du temps '; si, avec cela, elle savait flatter la sensil)lerie et les gouits humanitaires qu'on commentait a afficher un tleu partout, elle pourrait lutter, avec tout 1. Voir p. 87. '2. Voir (leuxiicne parlic, chap. iv. 3. Voir deuxiemne partie. chap. v. '. Voltaire, Dictionnaire philosophiqule, an mot: BLe.

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182 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. l'avantage que lui donnait sa nouveaute. Or il se trouva qu'une immense contree de 1'Asie, jusque-la rest6e peu connue, fut brusquement incorpor6e, par des evenements politiques et par des travaux litt6raires, au domaine de la curiosite publique: l'Inde s'insinua dans l'attention comme, soixante ans auparavant, la Chine l'avait fait: et la Chine fut ecartee, comme l'avait ete la Turquie, mais moins brutalement. (( Nous n'avons pas tant de connaissances de cet empire que (le celui de la Chine;... on n'y a pas envoytJ de si bons observateurs que ceux par qui la Chine nous est connue t, (1756). Exprimer un tel regret, c'etait avouer que deja on se preoccupait de connaitre l'Inde: les evenements donnreent satisfaction a ce desir. D'abord la politique coloniale et la guerre avec l'Angleterre amenerent brusq(uement au jour toute cette partie de l'Asie, restee assez ignoree2; en outre grace a Anquetil du Perron, & ses voyages dans lIn(le, aux manuscrits qu'il en rapporta, les etudes orientalistes se trouverent tirees vers les religions et les civilisations iraniennes 3; apres 1760, les histoires de lInde, les etudes g6ographiques ou politiques qui jusqu'alors avaient ete plutot rares, eurent un devcloppement subit '. Par contre-coup, la litterature se fit quelque peu indienne: les auteurs de roman et de theltre ' se jeterent avec d'au1. Voltaire, Essai sur les Ma urs, chap. ciLvi. 2. Voir p. 83. 3. Voir la Conclusion. 4. En outre des etudes d'A. du Perron et d(e Mignot: Dow, Dissertation sur les mwnrrs des Hindous, 1769; -- Voltaire, Fragments sur I'ldcle, 17;3; -D'Anville, Antiquite geograaphique de l'Inde, 1775; - Cardonne, Conies et fables indiennes, 1778;- A. du Perron, Ldgislation oricntale, 177'9; - Lettres indiennes, 1780. 5. Voltaire, Bababec et les fakirs, 1750. - Dosley, le Bramine inspire, 1751. - Saurin, Mirza et Fainme, 175 i. - Voltaire, Ilistoire d'un bon bramin, 1761. - Aventure indienne, 1766. - Charpentier, Banisc et Balacin, 1773. - Dantu, Zelis ou la difficu1te d'elte heureux,... etc. 6. Les Indes dansantes, 1751. - Les Amours des Indes, 1753. - Le

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SES PROGR(IS, SES PHASES, SES MODES. 183 tant plus de fureur sur cette region nouvelle qu'elle avait presque l'attrait de l'inconnu. La faveur persista; de meme que les philosophes s'etaient attaches d'une durable amitie aux livres des sages chinois, de meme les savants poursuivirent, sans presque de relache, l'exploration scientifique de la p6ninsule hindoue; moutonnier, le public suivit cc nouveau mouvement: ( l'indianisme etait fonde 1,. I1 parut tout naturel, a la fin du siecle, que Bernardin de SaintPierre allat demander a un paria indien la clef de toutes les sagesses et le modele de toutes les vertus; I'id6e n'etait point, de soi, originale, tant on 6tait habitu6e opposer ainsi l'Orient t l'Europe: mais Voltaire, cinquante ans auparavant, aurait trouve mauvais qu'on donnat cette mission d'apostolat it d'autres gens qu'a des Chinois. En 1739, d'Argens n'imaginait pas pour un livre de satire et de philosophic un meilleur titre qlue Lettres chi'noises: en 1789, au contraire, un ouv(rage ecrit avec le meime dessein s'appellera Lettres d'un Indien 1. Sans quc personne ecutjamais songe a proclamer la dccheance de la Chine, elle avait 6et lentement 6liminee de la situation preponderante qui longtemps lui avait ete donnee. Au moment oh s'arrete ce travail (vers 1780) le gout pour l'Orient est done aussi vif que jamais: la Chine et lInde sont au premier plan, Inais la Chine se voile d'ombre et l'Inde entre dans tout l'6clat de sa lumiere: la Turquie, la Perse out des scintillements qui rappellent parfois leur splendeur offusquee. D'autres feux se sont allumes dans ce ciel: atiris s les Lettres persanes, il y a eu des Lettres bonhomme Cassandrte auz. Indes, 1756. - Aline, reine de Golconde, 1766.La veuvc da Malabar, 1770. - L'lndienne, 1770. - Les Brames de La Harpe, 1784. 1. Barth, Journal des Savants. 1900, p. 119. 2. Letlres ('un Indien d Paris, et son ami Glazir, sur les mcurs franVaises, 1788.

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484 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT. p~ruielnes ou chlinoises: les Alnericains ont paru au theatre, et les Africains dans le roman; mais ces autres formes de l'exotisme, comme des nouveaux venus encore timides, ne songent point a reclamer trop d'attention pour elles '. L'Orient satisfait toutes les curiosites litteraires, il excite toutes les aspirations scientifiques. II est, si l'on peut dire, l'exotisme par excellence. 1. Pour bien constater la dlependance de ces exotismes secondaircs: voir Voltairc, Lettre a d'Argental, 20 septembre 17;if. Son amni, apres le succes de l'Orphelin dle la Chine, lii demianda uine piiece africaine. ~, Apres des Chinoises, vous voulez des Africaines.,

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1) I XIEAIE PAR TIIE L'ORIENT DANS LA LITTERATURE

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La litterature chercha l'abor(l dans l'Orient, tel qu'elle le concevait, ce qui pouvait satisfaire l'imagination, et c'est l)ar le thettre, par le roman aussi que l'exotisme commenca. La tragedie fut de tous les genres litteraires celui qui profita le premier des perspectives nouvelles ouvertes sur 1'Asie. La comedie vint plus tard: pour se moquer de quelqu'un, il faut d6jat le connaitre assez bien. Ie roman, toute epo(-ue, au xvir et au xvirw siecle surtout, s'est d6velolpp6 en meme temps que la trateldie et la com6die: il a requ d'elles sa matiere presque toujours, et souvent son esprit: 'Orient ne manqua done p)as d'y faire figure, et avec les premieres annees du xvli siecle, il s'y installa pour ne jamais l'abandonner. Ensuite il sembla, par un naturel progres de la reflexion, que l'Orient, tout en restant algreable a 1'imagination, pourrait etre mis au service de l'idee et de la raison. D'abord il fut un moyen comm-ode de satire, et le xv1lll siecle connut toute une litterature satirique qui aima s'habiller de fictions orientales. Plus tard, renoncant a ce deguisement, les ecrivains detournerent leurs reflexions vers une Asie desormais sans parure, et de plus en plus abstraite: il y eut la comme une voie d'acces a I'histoire, a la legislation et a la plilosophie.

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188 L'ORIENT DANS LA LITTEIIATURE. On etudiera done comment l'Orient parut dans la trag6die et la comedie, ce qu'il devint dans le roman; puis comment la satire et la philosophic le mirent en ocuvre. Ce plan, tres simple, peut se reclamer d'une certaine logique, ct de plus les dates n'empechent point qu'on le suive: c'est dans cet ordre, a peu lpres, que les divers genres litteraires ont subi successivemcnt l'influence du gout exotique. I1 suffira, p)our que rien d'essentiel ne soit omis, de marquer, cn un dernier chapitre, la place que la mode (le l'Orient cut dlans F'art et la socie't (lu temps.

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CHAPITIE I L'ORIENT ET LA TRAGEDIE I.,Le vrais precurseurs lie lacinc: Mairet et son Solnman: Tristan 'illermite c t sa.Molt cd'Osman. II. Uia/aje: sa turqueric (?): divcrsitd des ilmprtessions: les contemporains, la critilque mnodernc. - Quclle a et l' intention (de aicinc? 6eude de ses sources; la relation orale de M. (le C6zy et ses transformations: le I,'lor)idon de Segrais; en quel etat la donne parvint Ralcine. - Qu'il a votlu reellenent faire de la couleur locale et ce (It'on doit entendlre par cc mot. - Lc milieu moral ldans Ba/a:ef: la vraisenmblance des sentimlents; loxane et l'amo)ur t'Orient; scnsualite et imnpudleur sous (<uel aspect IBajazet lui-lnem-e est tout a fait fuic. - Exotisme vrai de la piece. 111. Dc Bl(jaze t t Zairc. - (onstitution de la tragedie exotique: avantages tlieoriques qu'on lui reconnait alors: espoirs (Id'n renouvellement du tlhle3re. - Insuflisance des autcurs; ses causes. IV. Voltaire: pourquoi il aurait pu faire de la bonne trag(die exotique. - Mais, a chaque tentative, il introduit (tans ses pilcc s sa conception philosoplhiqut (e e 'Orient, et ainsi son intention premiere se trouve faussec: Zaire. Mahomnet, l'Orphelin de la Chine. - Apres Voltaire: la queue des tragdlies orientales. - Raisons generales (le leur echec. II serait peut-etre meilleur de comnencer avec IBa'azet seulement l'histoire de la tragedie a sujet oriental: cc serait, pour plenetrer ans le sujet, une assez belle porte, hiaute et grande, fiieinent sculptee: on s'arreterait longtemps a la regarder et, conime il arrive souvent au pays aral)e, on serait surpris, une fois le seuil depasse, de ne retrouver en aucune partie de la maison l'impression si

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190 L'ORIENT DANS LA LITTIERATURE. joliment artistique que l'on avait reque a l'entree. Mais un coup d'cil donne, dans la rue, aux abords imnmdiats n'est pas inutile: il restitue le cadre. D'ailleurs, au moment ou la porte s'ouvre vers l'interieur, ne laisse-t-elle pas passer la vision rapide du dehors sur lequel elle va se fermer? On ne repetera pas ici que toutes les tragedies tlWques parues avant Baj'azet etaient sans exotisme vrai; et l'on n'accusera pas a nouveau leurs auteurs de n'avoir pas risque un effort dont ils ne pouvaient guere avoir F'ilde'. II vaudra mieux insister sur deux tentatives interessantes, pres(que perdues aujourd'hui parmi la confusion de tant (de mediocres trageies; on y trouvera 4lja le sentiment de ce qui est convenable en un sujet exotique. Si Racine ne s'est pas inspire de Tristan l'Ilermite et de Mairet, au moins ontils travaille tous deux a degager par avance quelques-uns des elements qui allaient faire le succes de Bajazet. L'histoire turque, telle qu'on la connaissait, avait des catastrophes, des drames dle passion, de jalousie et de mort qui, parfois, bouleversaient brusquement 1'oisivete des serails: le sultan condamnait i mort son frere; une sultane faisait disparaitre une rivale: des janissaires, envahlissant le palais, detr6naient et tuaient le souverain: c'etaient la pour la tragedie classique d'admirables sujets, puisque l'action, sans que le poete eut besoin de la resserrer, etait d'ellememe violente a souhait, et qu'eile s'aclievait en quelques heures, entre les murs d'une mele maison. D'instinct pour ainsi dire, tous les faiseurs (le tragedie orientale allerent vers les sujets dont 6tait riche l'histoire turque; et c'est a elle que Mairet prit la donnee de ASolyman (1630), Tristan l'Hermite celle d'Osman (1656). Evidemment la couleur exotique n'y est point tres sen1. Voir p. 33 et suiv. 2. Voir p. 85 et suiv.

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- L'ORIENT ET LA TRAC(EDIE. 191 sible, car on ne saurait qualifier ainsi quelqucs coups de pinceau un peu fortement appuyes par endroits: lapparition de janissaires, le personnage d'un mufti, la description de vestes brodees d'or, des prosternements (( a la maniere des Turcs ).... Mais, ce qui est mieux, il y a chez les deux auteurs, chez Tristan l'Hermite surtout ', un effort intelligent pour reconstituer un milieu moral et psychologique, si je puis dire, qui convienne au sujet, et oi les personnages se trouvent a l'aise. Visir, sultan et janissaires, tous les personnages du drame evitent avec assez dle bonhcur les propos qui les rapprocheraient par trop des autres heros de theatre. N'est-ce pas deja respecter la couleur locale que de n'y point manquer? L'une et l'autre de ces tragedics s'aclhevent en une gran(e tuerie.; dans la piece de Mairet2, Solyman a eu autrefois, de dlux femmes, deux fils: Mustaphla et Sclim. Roxelane, mere de Selim, par crainle qu'il ne flt sacrifie a son frrec aine', lui a substitue un enfant mort: elle a confie son propre fils c une vieille femme, et depuis elle ignore ce qu'il est devenu. Elle n'en hait que plus Mustapha, l'autre fils (le Solyman; avec toute son autorite de sultane unique, elle cherche a le perdre. Une correspondance amoureuse (ue le jeune prince avait avec une pLrincesse 6trangere, Despine, sert, habilement exploitee, a prouver un pretendu complot contre le sultan. Solyman ordonne la mort l e Mustapha et de Despine; il y met une cruaute qu'il est naturel ici le nommer asiatique. En effet, conmme cadeau, il leur envoie les instruments de leur 1. Avec quelques r6serves, on pent admettre ce jugement de M. Bernardin sur lui:, On sent a chaque vers un effort pour peindre les usages et les m(turs du pays dans lequel il a plac6 l'action de son drame,. (Edition classique de Bajazet, notice, p. 3.) 2. Solyman ou la mort de Muslapha, 1630. La scene est, en Alep, ville de Syrie. La piece est inspiree du Solimano de Bonarelli.

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192 L'ORIENT DANS LA LITTEIRATURE. prochain supplice; puis, au moment de la double execution, il met la tete h une fenetre secrete du palais; il appelle son fils: Je l'ouvre encore un coup pour vous faire scavoir Que si j'entends de vous ny murnmure ny plainte, Si le moindre des miens en re(:oit une atteinte, Le corps de votre armante, expose tout un jour, Servira de spectacle aux pages de ma cour Ce gout de la torture, qui cherclhe f tourrmenter la victime par la vision des spectacles qui suivront sa mort, est bient6t afflig6 d'un convenable chatiment; on ldecouvre que Mustapha n'est autre, a la suite d'une substitution tries compliquee, que Selim, le fils (le Roxelane; elle se tue, le visir est tu6, le sultan parle de suicide. La catastrophe est suffisamnment tragique. Mais l'Osmian, tratCedie du sieutr Tristan I'lerlite, a peutetre plus d'allure encore. Sur la vue l'un portrait, le sultan Osman est devenu passionnement aoureux (Ie la fille du mouphti, et il la veut pour femmne, malre' les resistances du pere, malgre une revolte des janissaires qui le met dans un facheux embarras. A peine a-t-il vii la realite de son reve, qu'il juge le portrait flatteur, et il renvoie la jeune fille avec la desinvolture qui est d'usage au serail. Iumniliee, celle-ci veut se venger, et le p)ere favorise la revolte des janissaires. Le serail est menace, puis envahi; d'un balcon du palais, Osman repousse les rebelles avec des paroles hautaines; mais bientot ils reviennent, et tuent leur empereur qui, meme en mourant, tient a leur marquer son mepris: trois coups (le poignard sont necessaires au suicide (le l'amoureuse dedaignee, et devant tous ces cadavres commence une revolution sanglante de palais. On pourrait insister plus sur l'une et l'autre de ces deux 1. Acle V, sc. i.

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L ORIENT ET LA TRAGEDIE. 193 (cuvres: il serait facile, par exemple, de montrer chez Tristan 1'Hermite le souci, sans cesse manifeste dans le (letail, d'une certaine couleur locale. Mais il vaut mieux, je crois, apres ces deux analyses, resumer en quelques phrases cc que les auteurs de trageldie oricntale avaient essaye avant Racine, et ce qu'il restait (le leur ceuvre: Bajaet, apres tout, si unique que soit sa valeur litteraire, fut pris dans la mneme matiere et representa les me'mes personnages comme les meimnes scenes'. Plusieurs tentatives, celles de Mayret et (le Tristan, mieux que les autres, avaient enfoncie dans l'esprit public une conviction: plus que l'histoire antique, les evenements de Turquie offraient au poete des complications violentes, (les interets de famille tres heurtes, des rivalites de passions exacerbees; on y pouvait surtout voir l'amour si intimement mele a la politique qu'il la dirigeait. Les spectateurs s'etaient accoutuimes l'avance aux mysteres soigneusement clos du harem; ils savaient la toute puissance des sultanes aimecs, l'imnpossibilite aussi ou elles etaient (le levenir vraiment reines, l'imbecile cruaute des sultans, le pouvoir des grands prdtres et la credulite empressee du peuple musulman, enfin l'indocilite q(uemandeuse (les janissaires; ils s'etaient habitues aux noms etranges de Roxane, de Bajazet, de Rustan, d'Acomat, ils avaient vu sur la scene les eunuques ct les muets. En un mot ils possedaient toute 'e(ducation theatrale necessaire pour comprendre Bajazet. 1. Ibrahim ou lillustre bassa commence de la meme maniere que BIjazet: un confident s'etonne qu'on puisse si facilement entrer dans le s6rail. 2. Voir, par exemple, Roxelane, 16N3. 13

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194 L'ORIENT DANS LA L1TTERATURE. II On est d'avance incline h croire que Racine a fait une ceuvre vraiment originale. Son Bajazet' a suscite les jugements les plus divers, puisque les uns ont nie qu'il s'y trouvat la moindre parcelle d'exotisme, alors que les autres pretendaient y voir une piece adlmirablement turque. Assureinent il y a chez les critiques un esprit raisonnable (de contradiction; mais ils n'arrivent en g6eneral a des opinions aussi opposees dans leur intransigeance, que pour des oeuvres veritablement hors du conmmun. La phrase que Corneille prononca, par mauvaise humour, le soir de la premiire replresentation de Baj'azcet, etait joliment dite et avec assez de malveillance, p)our que le public, sans y trop reflechir, la reprit avec faveur: successivement, Donneau de Vise, Mine de Sevigne, Robinet et maint autre rep6 -terent que, les maeurs des Turcs y etaient mal observees2,; Voltaire le dira encore3; les anas consacrerent l'anecdote, et le jugement s'inscrivit dans la critique litteraire, coro -e autrefois un mot d'Aristote dans une dispute de the'ologie. Chose singuliere, ce fut au xixC siecle, alors que la Turquie etait de jour en jour mieux connue, qu'on comrnena a hesiter un peu; on s'avisa que peut-etre Corneille n'etait pas un arbitre incontestable en matiere de couleur locale, et qu'alpres tout Racine, puisqu'il avait voulu ecrire une piece turque, etait bien capable d'y avoir mis quel(ue chose de turc. Jules Janin s'en aperqut un jour: il assista 1. 5 janvier 1672. La piice eut un grand succies: elle fut tres souvent jou6e a la cour de 1680 a 1700. Le succes augmenta pendant tout le xvnJI0 siecle. 2. hIme de S6vigne, Lettre du 16 mars 1672. 3. Lettre a M. de la Noue, auteur de la trag6die de Mahomet II.

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L'ORIENT ET LA TIlA(GE)IE. 195 a une representation oiu Rachel jouait le personnage de Roxane; la soiire dut etre bien extraordinaire, si l'on en juge par l'article milodramatique et echevele qu'elle inspira a l'enthousiaste critiqlue. 1I proclama ( la nouveaute etrange, infinic du Baazet (le Racine,; il s'etait cru transporte dans une mosquee ou dans un harem!, Ce sont des mocurs que nul n'a vues excepte Racine...; ce sont des amours a epouvanter les amoureux de Racine lui-meme... sans compter que Mahomet regne sans partage dans ce drame. On sent le Koran dans IBajazet autant qu'on retrouve la Bible dans Athalie.... L'Orient s'est revele tout a fail! ' )) C'etait beaucoup dire, et Racine eit ete probablement eftlre do ces felicitations extravagantes; a travers l'emphase dces mots il eit (lifficilement reconnu ses intentions, si exotiques qu'elles aient pu etre. Toutefois 1'exaltation ridicule (le Jules Janin re6vlait une attitude lnouvelle de la critique; et lecpuis on a admis en g6nral que IBajazet etait l'une tuirquerie relative'. L'ceuvre est suffisamment belle pour qu'on s'arrete a une question, toujours effleuree, mais jamais traitee vraimnent. A tout le moins on verra lans une plus granle clart6 le dessein veritablce qui poussa Racine t l'ecrire; et ce serait la deja un suffisant resultat. Assurement la tragedie classique, telle qu'on la concevait vers 1670, n'6tai't gu;re portee vers l'exotisme par des sympatliies naturelles; on s'etait habitu(, avec les heros de Corneille, a aidmettre l'existence d'une espece d'humanite tragi(lue, dont les gestes et les pensees n'avaient que des rapports incertains avec la realite ordinaire; et si, par 1. Le spectateur inconnu, Critique dramatique, l. II, p. 277 et 279, Paris, 1877. Janin suppose que la soiree a eti transform6e par la pr6sence d'un spectateur inconnu et mysterieux qui n'est nomnme qu'a la fin Lamennais. 2. Brunctiere, Spoques dlu thdeitre franfais, p. 27'1. Bernardin et P. Albert, Notice en tete de leurs editions de Bajazet.

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496 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. moments, les sentiments exprimes en ces sujets grecs et romains paraissaient se rapprocher de la verite, c'est qu'ils etaient modernes et generaux, mais non pas antiques. Cela est vrai, meme d(e Racine. Or ce que l'on n'avait point tente pour la Grece et l'Italie, allait-on l'essayer au profit de la Turquie? Jamais, je crois, Racine n'e'lt de luimeme songe a un pareil sujet, et surtout il ne lui aurait pas donne la couleur particuliere qui distingue Bajazet entre toutes ses tragedies, si la matie;re et l'esprit meme de son cuvre ne lui avaient ete imposees du dehors: il y eut alors tout un concours (de circonstances, qui jamais plus ne se reproduisit; aussi ne saurait-on decider de la tu(rquerie de la piece sans connaitre d'abord ses sources., Quoique le sujet de cette trag(edie ne soit ldans aucune hisloire imprimee, il est pourtant tres v(ritable; c'est une aventure arriv-e dans le serail, il n'y a pas plus de trente ans.,, Comment la passion tragique de Roxane fut-elle connue? par quels intermnediaires le recit passa-t-il avant d'arriver t Racine? jusqu'a quel point celui-ci prit-il soin de se documenter? C'est la une histoire qu'on peut reconstituer avec assez de precision. 'Trente ans avant IBajazet, M. de Cezy 2 ambassadeur de France a Constantinople, etait revenu a Paris: on l'entoura avec l'empressement de curiosit q(u'il est naturel d'offrir en ces circonstances. Ii avait beaucoup a raconter: eve'nements politiques et recits d'amour; il se disait fort renseigne sur le serail, pour y avoir eu quelquefois ses entrees, ou du moins pour y avoir facilite quelques sorties discretes. Ainsi il avait pu connaitre un drame d'amour et de politique qui, peu de temps avant son depart, avait emu le harem du Grand Seigneur et reveille une fois de plus la cruaute meurtriere des Ottomans. Cette aven1. Bajazet, premiere Preface. 2. Voir p. 86. 3. Deuxieme Pr6face.

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L'I/IENT ET LA TRIA(GEDIE. 197 ture avait tellement frappe M. de Cezy qu'il en redigea une relation. Ce manuscrit et surtout les conversations de lambassadeur, voila quelle fut la forme lpremiere de la donnee d(e aj'azel'. Mais il s'ecoula i)ris d'un tiers de siecle entre le retour de M. (le Cezy en France et la rel)r6sentation de la tragedie: avec le temps, la matiere de celte amourouse liistoire perdit appareinment beaucoup (de son actualite et surtout de son originalite: Iacine pourrait-il y retrouver les traits exotiques dont elle etait s~irement lparee quand l'ancien amlbassadeur la racontait? II semble que le public ne s'en soit L)oint aussit6t desint6resse: les conversations la conserverent quelque telmps a peu pros intacte. Quinze ans apres, elle etait si a la mode encore que Segrais lui donna la forme l'une nouvelle: Floridoni ou C'amour impnrudent 2 a pour sujet, mnalgre son titre trompleur, le recit de M. de Cezy. Ce fut comnie une etap)e, et il sera interessant,I'v faire une courte station. lFIoridon a ete directement inspire par lFambassadeur, aussi ne s'etonnera-t-on pas si la nouvelle conserve un assez joli exotisme. A quarante ans, la sultane, mire d'Amluratll, s'eprend (d'amour pour le tres jeune Bajazet, frere d'Amuratl et fils d'une autre femme; elle a vite fait de l'avertir de cette passion. Bajazet ( ne balanqait pas s'il ferait Ie cruel ou non. Ce qui l'embarrassait le plus estait qu'il connaissait que la maniere de s'v conduire serait difficile. II sS(avait que cette fiere princesse etait une femme qui aimait les adorations et qui voudrait sans loute qu'il reparast par une ardente poursuite le petit reproche qu'elle 1. MIene Preface. 2. Les Divel)tissements de la princesse Aurelie, lt656, t. II, Ge nouvelle. 3. Le rdcit est fait ( d'aprls un liomnim qui a et6 longtemps almbassadeur a Constantinople,.

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198 L'ORIENT DANS LA LITTEIIATURIE. sentait infailliblement en son coeur d'avoir parle la premierel'. Mais un vicil eunuque, Achomat, lui conseille de ne pas laisser echapper ( cette bonne fortune2'. L'intrigue est vite engagee; Achomat et une suivante de la sultane, Floridon, sont les seuls confidents: cette liaison dure longtemps. Bajazet finit par se lasser d'une femme beaucoup) plus agee que lui, et remarquant que Floridon a dixsept ans, il l'aime. Cola fait une seconde intrigue, et pendant de longs mois on reussit a tromper la sultane. Bajazet, qui d('abord avait assez bien dlissimule le relacherent de son amour, so fatigue de cette contrainto; la jalouse sultane cherche les raisons (le sa froileur et ldcouvre tout; mais elle tient trop a son jeune amant plour le lerdlre; elle obtient de lui facilement des excuses et de nouvelles demonstrations d'amour; pour mieux le retenir, elle consent i un partage: Bajazet et Floridon pourront se voir un jour par semaine; le reste (lu temps et le surplus de l'amour seront donnes, sans qu'il en soit rien distrait, a la sultane. Bajazet manque a sa promesse, inais on hesite encore a le punir, quand un courrier, venu de la part d'Amurat, ordonne imperieusement sa mort. La sultane, desesperant de jamais obtenir meme une (lemi-fidelite, laisse accomnllir le meurtre; inais plus tard, Floridon ayant mis au monde un ils (le Bajazet, sa rivale vieillie reporte en affection sur l'enfant tout l'amour qu'elle avait pour le pere. Certainement la nouvelle de Segrais est assez proche du recit Inmme de M. de Cezy; et l'on devine la vulgarite primitive de l'aventure: une passion (le femme leja agee, (qu'exploitent un jeune homme sans scrupules, un vieil eunuque et une petite esclave. Dominee par ses sens, la sultane, - 1. P. 21. 2. P. 23.

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L'ORIENT ET LA TIUA(EDIE. 199 mere, et non pas, comme dans Racine, femme 1d'Amurath - consent aux concessions les plus avilissantes; et malgre les fougues de sa colere, elle n'ose jamais se venger ellememe, par peur de perdre ainsi tout moven de satisfaire sa passion. C'est une histoire de la vie ordinaire, ai laquelle le cadre du serail et la chaleur (le l'amour oriental donnent uno plus vive realite. II serait tres naturel (le croire que Floridon a et6 l'interinediaire par lequel Racine connut l'aventure, mais il se defend tres nettement, et par deux fois', d'en avoir lu aucune (( histoire imprimee ), ct en effet il ne semble pas que la tragedie se soit inspiree (le la nouvelle. Cc fut par ailleurs que Racine fut informe: sa source fut encore la tradition orale, mais une tradition que le temps avait dhu singulierement attenuer. M. (de Nantouillet avait entendu M. de Cezy et, pros de trente ans apres, il conta ses souvenirs a Racine; or, comme il arrive toujours en pareil cas, ce qui reste a la mr'moire, ce sent les traits les plus generaux et les plus abstraits du recit, le dessin des evennements; mais tous les details exotiques, qui ne sent point logiquement indispensables, s'eftacent; Roxane avait du rajeunir; Bajazet s'etait donne un role plus honoralle; Floridon sans dout e6tait devenue princesse; Achomat avait rejete le role lurniliant dl'eunuque; en un mot l'histoire s'ano)lissait et se francisait. Quand Racine a-t-il con(u le dessein de sa tragedie? on peut conjecturer qu'il connut le recit dle M. de Nantouillet bien avant d'ecrire BIj'azet; et s'il songea a en tirer parti, c'est que les circonstances attirerent son attention vers l'interet qu'il y aurait i composer une tragedlie turque. Or 1. Dans ses deux Prefaces. 2. Premiere Preface.

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200 L ')ORIENT I)ANS LA LITTEITATURE. pricisement en 1670 la mode etait tout a fait a la Turquie1: des allaires politiques, des ambassades, la ceremonie du Bourgeois geotiilhomme, etc., tout forma un concours favorable. Racine put se souvenir alors de la catastrophe qu'on lui avait contee; mais lui-meme il reflechit que la matie re avait duc s'alterer avec le temps, et il chercha a reconstituer un cadre exotique; i un autre ambassadeur, M. de la Have, qui revenait de Constantinople (1671), il demanda d'utiles avis 2; il lut des livres d'listoire, celui de Ricaut surtout3, avec une preocculation evidente de la couleur locale: Lia principale chose, dit-il, i cquoi jc me suis attachct, c'a.. 6t de ne rien changer ni aux mcurs, ni aux couturnes de la nation s.... Je Ine suis atta(che iL l)ien exprinier dans ma trag^die ce que IIous savons des IOmurs et des maximes s tle s [urs5. Comment les a-t-il representees? Certainement, Racine a voulu ( faire de la couleur locale. Mais cette expression a et6 si souvent employee, et si mal, qu'on levrait la (1emonetiser maintenant, parce qu'elle fausse les discussions. II ne saurait s'agir ici des costumes, ni du decor; on sait quelles etaient les habitudes des nmetteurs en scene du xvit~ siecle": et d'ailleurs, si on la r(duit a cela, lt couleur locale n'est plus une qualite litteraire; elle est l'ceuvre du decorateur, et ce serait une raison de i)lus pour jeter cette expression hors du langage de la critique. Prise a la lettre, elle designerait une certaine teinte, un aspect general (e l'ouvrage qui invite le spectateur a i. Voir p. 86 et 173. 2. Premiere Preface. 3. Voir les deux Prefaces, la deuxilieme srtout, oi il se defendl contre les reproclies (d Melcure (article du 9 janvier 1672). 4. Premiere Preface. 5. I)euxieme Preface. 6. Pourtant M. Bernardin (Notice citee p. 45) fait observer ingenielsement: (( I)s le temps de Racine on dut reprdsenter Bajazet avec d'autres postumes que les tragdcies ordinaires, puisquc Corneille trouvait aux personnages un air fran(cais sous l'habit turc,.

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L'OI/IENT ET LA THA.\GrEI)IE. 2()1 replacer instinctivement les personnages et les e-veanements dans leur milieu: elle permet de recrecr le passe en reconstituant le lieu geograplhique de l'action et, si l'on peut dire, son lieu historique. Une telle deeinition n'eclaire pas beaucoup. La couleur locale n'existe pas en soi; elle ne vaut que par l'impression qu'on reoit, et il fauflrait supposer, pour qu'elle eut tout son ellet, que le public fit aussi habile a la sentir que l'auteur a la produire. C'est cliose impossille: les lecteurs dte Salamnmbo sont evidemmlent incapables laplpr'cicr le caractere punique du roman l': rudition de Flaulert fut vraiment trop fragmentaire pour qu'il ait eu lui-mimoe une image bien vivante tie la Cartilage reelle. Peut-etre ces evocations fideles sont-elles l)ermises a I'lhistoire: les oeuvres litteraires n'y sauraient pretendre. La couleur locale est, h l'ordinaire, bion moins amblitieuse; il s'est constitu6 sur les principales epoques de ]hlistoire un leger bagage de traditions conmmunes que l'on transporte du roman au th6atre et du theatre a la poesie; tout honmme un peu instruit saura penser en lisant Walter Scott: ( Voila un sentiment qui est bien Lowis XI o, et il jugera que Notre-Dam? e de Paris est tout a fait. Ve" si'cle! Qu'en sait-il au juste? il ressemble ti ce personnage de Scribe qui reconnaissait les soldats i leur habit mIilitaire! 11 suffit que l'auteur ait respecte les donnees les l)lps vulgaires de la tradition, qu'il ait p)eint un Louis XI cruel et devot, ou bien un Gringoire bohbme pour lqu'on s'imagine du meme coup ressusciter le passe; on a eu plaisir a retrouver ce que l'on connaissait dleja. Si l'on retranclhe les menus dltails, on verra qlue les romans les plus historiques en leur fond sont justement ceux qui renferment le moins d'histoire, et dont la documentation fut faite presque exclusivement avec les livres familiers de notre enfance. II x a done, ( l'origine de ce qu'on est convenu d'appeler

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202 L'ORIENT DANS LA LITTEI/ATURIE. la couleur locale, une certaine vraisemblance morale: il faut donner aux personnages les sentiments et les attitudes que l'opinion generale leur donne: Vigny s'est bien garde de representer Louis XIII autrement que, comme un roi devot, tremblant devant Richelieu! Si l'on respecte cette exigence, le public sera prevenu en faveur de la ( realite historique, de l'cuvre; apres cela il ne sera pas detfendu, pour qu'elle soit vivante et coloree, de d6peindre les costumes tels qu'ils sont sur les tableaux les plus celebres, ou de decrire les armes qu'on voit accrochees aux lmurs des musees. Mais cette mise en valeur des details et des accessoires, si elle est commode au ronancier, devient presque impossible a l'auteur dramatique: ses personnages doivent parler et non decrire. Le poete est dlone reduit uniquement a cette vraisemblance morale tr's generale qui est le fond de la couleur locale: pour satisfaire if nos connaissances historiques, il devra multiplier les traits de mocurs parl;s, les sensations, les opinions, les gestes, propres a rappeler nos images familieres du passe. Chez lui la couleur locale sera une couleur purement intellectuelle et sentimentale. A ce compte-la, Racine a fait (lans Baj'azet de la couleur locale aussi bien, et je dirai mmem mieux, que Voltaire, Vigny ou Victor Hugo: il a eu soin de donner a sa tragedie un cadre qui lui fiut convenable. 11 a eu d'abord un soin extremne a nous marquer le lieu meme olt se passait l'action et le caractere particulier que les evenements en recevaient: des le dlelut il rappelle la rigoureuse cloture du serail, et souvent, au cours de la piece, il fait dire par ses personnages que le harem imperial est le lieu du monde le plus tragique pour les intrigues d'amour; il laisse entrevoir les chambres mysterieuses ou se tiennent les muets, les corridors secrets par lesquels peuvent arriver les emissaires imprevus et vengeurs; il suspend au-dessus de

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L'ORIENT ET LA TRAGEI)IE. 203 l'action la tuerie toujours imminente, qui doit marquer la reapparition du Sultan. La scene a ainsi un prolongement a(lmirable', et quand Roxane tiche d'emouvoir Bajazet par un entretien, dont elle a decide qu'il serait le dernier, il semble qu'on puisse voir, sans trop d'effort, les muets qui attendent a la porte la sortie de l'amant condamne et, derriere eux, tout l'interieur mysterieux et bientot sangiant du serail. Le milieu (le sentiments, de croyances et (le prejuges ou sc meuvent les personnagcs n'a pas et dessine avec moins de scrupule. Le sultan, bien qu'il ne se montre point dans la piece, n'en est jamais absent; sans cesse on nous avertit de sa toute-puissance, et les habitudes de son esprit ou de sa politique sont li pour donner des motifs le conduite aux acteurs du d(rame: tantot c'est le visir qui rappelle la defiance du maitre it l'egard des ministres qu'il a choisis, et par la il justifie sa loyaute oublike; tantot c'est la sultane qui 6voque la condition humiliante des femmes lu serail, toujours concubines et jamais reines, et ainsi elle s'engage a demander a un autre amour la satisfaction de ses dlesirs et de son ambition. La servilite asiatique, la mauvaise foi de la politique orientale, les troupes indisciplinees des janissaires, la credulite absurdement superstitieuse du peuple turc, tout cela est indique souvent et avec soin; et cela acheve de constituer un milieu moral tres particulier, qui peut donner a la passion de Roxane une couleur deja quelque peu exotique. Mais c'est dans le personnage d(e Roxane - et par contre-coup dans celui de Bajazet - que Racine a surtout fait ceuvre d'exotisme; d'aillcurs le public s'etait fait une idee trop Ilaute de l'amour d'Orient, sensuel et brutal, 1. Voir les idees ingenieuses (le M. Le Bidois (la Vie et l'Action dans la tra ge(ie (le Racine).

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204 L'ORIENT DANS LA LLTTEIRATUIEE. pour que Fauteur hesitat a flatter cette opinion commune: sa Roxane, de toute evidence, aime et parle, comme n'a aime ni parle aucune des grandes anoureuses d(e la tragedie classique. La encore la tentative originale de Racine a 6et genee par les hlabitudes du theatre franqais; une certaine pudeur de la scene y a souvent altere, (lu moins a l'apparence, le vrai caractere des sujets: c'est d'un nariage que Pyrrhus prie Andromaque, son esclave; c'est aussi de mariage que Roxane parlera a Bajazet: mais sous la pompe un peu solennelle (le ces mots, il s'agite des sentiments violents, point soucieux des convenances, Iour lesquels le poete quelluefois a su trouver une expression brutale. Iloxane est une heroine ( savante en amour,,, occulpee seulement ( a plaire et a se faire aimer ) (ces mots sont de Racine), et Mile Clairon, quand elle voulut donner aux jeunes actrices quelques conseils, a 6crit, je crois, la formule nemne d(e ce role: ( I)Dfendez-vous de toute explression touchante. L'air duti dsir... est la seule marque (le sensibilite qu'on doive apercevoir dans vos yeux. > Bien que Racine ait quelque peu rajeuni son personnage (il n'est plus question, comme dans Segrais, de la sultane mere), Roxane n'en a pas moins, chez lui, une trentaine d'annees. Or a cette 6poque de leur vie, les femmes d'Orient s'acheminent vers la vieillesse; c'est pour elles l'age du retour, non pias d'un retour dont on craint 1'approche, mais qui (leja a douloureusement commence: la crise ordinaire, excitee d'ailleurs par le temperament, par le climat, par toutes les ambiances morales, est chez elles d'une particuliire vivacite. C'est au plein de cette crise que Iacine a voulu representer sa Roxane, pour qu'elle symbolisat 1. Memoires, p. 116. Elle ajoute (toujours par respect pour la pudeur de la scene): I'air du d(lsir subordonne a la plus rigoureuse d(cence,,. Voir, p. 318, un commentaire interessant.

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L'OIIENT ET LA TR1AGY(I)IE. 205 toutes les ardeurs (le l'amour asiatique; et il lui a donne par surcroit, en vertu de son sujet, le droit et les moyens d'imposer a son entourage, avec une puissance presque imperiale, l'obeissance qu'elle veut a ses d6sirs. Roxane a besoin d'etre aimee, Roxane est reine! elle sera aimee. Cornme une autre Catherine de Russie, elle trouve des bonnes volontes expertes a la servir et h ]'exploiter; et les intenldants des plaisirs du sultan absent ont continue leur office; on presente a la sultane des jeunes hommes, comme quelques mois auparavant de belles esclaves.i Amurat: Je plaignis Bajazet, dit Acoiiat, je lti vantai ses charmes, QOi par un soin jaloux dans 1'ombrle retenas, Si voisins (le ses yeux leur etaient inconnus. Que te dilai-je enfin? La stltane cperduc N'eut pluts (d'autrcs desirs que cClui de sa rue' C N'est-ce pas la le langage d'un marchand d'esclaves? et ne parle-t-on pas de Bajazet conmme d'une Circassienne ou d'une Grecque que 1'on voudrait vendre tres cher? Ces propos sont de mise dans un harem; mais par un etrange renversement (le la vie ordinaire, dont Montesquieu s'est amuse libertinement lans une de ses Lettres persanes, le maitre du harem et celui qui en jouit, est une femme! Aussi l'attitude amoureuse (de Roxane a-t-elle vraiment une marque singuliere: et peut-etre on pourrait juger, avec les idees europeennes, que sa passion a une impudeur admirablement tranquille. On a dit qu'elle a s'offrait ) a Bajazeet t ce n'est peut-etre pas le mot exact; comme le sultan, a qui l'on amene une nouvelle esclave, elle se presente, declare sa volonte ('aimer, puis s'etonne et se fache des resistances. Elle se plaint et menace: rien n'y fait; elle parle a Bajazet de le tuer; mais celui —ci, par une extreme habilete, insinue que cette mort sera douce a 1. Vers 138 et suiv.

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206 L ORIENT DANS LA LITTERATULRE. Amurat. Toute retournee alors par une brusque repulsion contre cet homme qu'elle deteste, elle serre Bajazet contre elle: Dans son cceur? Ah! crois-tu... Que je ne vive enfin, si je no vis pour toi 1. Alors elle devient caressante et douce, seductrice, et si l'on transpose cela du ton tragique h la vie reelle, c'est presque une scene de sopha, ainsi qu'il y en a dans les romans de Crelillon, ou Roxane essaie de forcer la volonte de Bajazet par l'attrait du contact feminin: Tu soupires enfin et semnles te troubler, Acheve, parle 2. I1 resiste encore; elle a la brutalite de haine de la felmine qui s'offre, et qu'on a repouss6e: Ah! c'en est trop enlinl. Aucune idee chez elle de ce que nous appelons la pudeur; elle n'a mtnme pas la delicatesse ou l'orgueil d'une femme d'Occident4. Dans cet entretien troulblant, Bajazet reooit les caresses d'une esclave desireuse que le sultan lui jette le mouclhoir, et qui, pour cela, cherche tout dans l'enlacement de son corps; qui veut obtenir l'amour comme elle a obtenu des bijoux et (des fleurs; elle va en avant de toute sa force seductrice, et, apres 1'echec, un violent sursaut d'orgueil lui rappelle sa puissance (le souveraine; elle appelle les gardes, elle cherche, comme (lit Janin, en une formule un peu exageree, a a se faire aimer le poignard sur la gorge ~! 1. Vers 547. 2. Vers 559. 3. Vers 567. 4. Vraiment elle ne fait pas, comme lui reproche Mme de Sevigne,, tant de facons que cela pour se marier,. 5. Ouvrage cite, p. 279.

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L'ORIENT ET LA TRAGF;DIE. 207 Un amour aussi uniquement sensuel, que la simple apparence d'une caresse bouleverse, ne cede point devant l'humiliation des refus: memne apres la revelation des ruses de Bajazet et d'Atalide, Roxane s'offre encore: Je veux tout ignorer 2 Pour un peu elle aurait les complaisances presque maternelles de la sultane de Segrais; la possession, meme partagee d'abord, lui suffit: Viens m'engager ta foi; le temps fera le reste 3. Aussi ne se decide-t-elle au crime que pressee par les circonstances: la peur d'Amurat, et l'affolement ou la met la trahison obstinee et insultante de Bajazet. Alors ce temperament ardent, a qui l'amour n'a pas donne issue, va se jeter tout entier sur la cruaute: Atalide verra le cadavre d(e Bajazet: Ouel surcroit de vengeance et de douleur nouvelle De le montrer bientt' patle et mort devant elle, IDe voir sur cet objet ses regards arretes Me payer les plaisirs que je leur ai prites,! Tous les sens ct toutes les passions sont maintenant en tumulte chez elle; il ne peut y avoir a cette crise d'autre fin que la mort; le coup (le poignard d'Orcan previent le suicide inevitable de Roxane et fait par surcroit apparaitre, a la filn (e la pibce, la vision des cruautes turques. A cote (le Roxane, Atalide et Bajazet font assez pietre figure, du mnoins si on les juge avec des idees exclusive1. Vers 982. La sultane a suivi son penchant ordinaire.... A peino ai-je p)arl(; que, presque sans enten(dre. Ses pleurs pr6cipit6s ont coupd mes discours. 2. Vers 1250. 3. Vers 1547. 4. Vers 1323.

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208 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. ment francaises. Atalide est sans (loute trop tendre et delicate pour etre bien turque; mais, si europeenne qu'elle soit, elle a cependant une moralityl bien particuli're; et le complot par lequel elle espere faire regner son amant, tout en le gardant, n'est au fond qu'une vulgaire histoire (de serail. A travers l'Atalile de Racine on entrevoit encore la petite esclave insignifiante et amnoureuse qui, dans la realit6, fut iivale de la terrible sultane. Quant a Bajazet, qui nous paxjait si mou et si incolore, son caractere est (lepeint avec un sens tres intelligent de l'exotismc; l'auteur nous en avertit: ~ I1 y a une grande difference entre sa passion et celle de ses amantes',. Si I'on se souvient du personnage qu'il joue dans la nouvelle de Segrais, on pourra facilement interpreter son role, tres clair encore, malgir la transposition de ton que Racine lui a fait subir. Bajazet s'est trouve, en l'absence d'Amurat et dans le dechainement (le la crise sensuelle de Roxane, le seul homme qui pot se faire aimer; ayant au fond un parfait mepris de la femme, il a tache d'exploiter cette situation favorable. Mais, rejete dles caresses de Roxane aux pleurs d'Atalide, alangui par une indolence naturelle et par son fatalisme, tourmente aussi par les quelques dlelicatesses francaises que Racine a ajoutees a son caractere, il ne peut que balancer entre ses incertitudes et ses hesitations. II ne commande pas, apres tout, il est simplement l'enjeu de la partie; d'autres decident (le sa vie; il n'y a pour lui qu'une seule resolution possible, ce serait (le proposer un partage; il aimera Atalile et donnera de F'amour h Roxane! ct peut-etre voudrait-il en repetant sans cesse ses o helas!, et ses (( que faire? ) insinuer a ses amantes une solution qu'il se sent capable d'accepter. A ce point de vue, le per. 1. Seconde Preface.

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L'ORIENT ET LA TRAGEDIE. 209 sonnage n'aurait guele d(l moralite... europelnne; ct le public aurait difficilelnent supporte' que Racine insistat trop sur des indications de ce geinre. Elles y sont neanmoins et, par elles, le caractire de Bajazet, recoit une verite, ou, si 'orn veut, une vraisemblance (qu'on lui a quclquefois refusee. Tout cela est-il de lauthentiqluc Orient? l'impossibilite ou 1'on cst de reponidre a une pareille question la rend ridicule. Du moils eitait-ce quelquc chose (de tout a fait nouveau dalls la tragtceie; cela correspondait 5 la notion colnlue de l'Orient; et il serait difficile, je crois, de j)retenllre que placine ne s'est pas (( attach ll l ien dlecrire ce que nos savons des cus t es maxiues ds axies urcs,ur, ou ineme qu\il n'y a pas reussi. III Apres qu'on eut joue et publie BaIjazeet, la foule de ceux qui, comme on disait alors, sollicitaient les faveurs de la muse tragique, se trouvirrent ci lpresence d'une ceuvre qui pouvait servir (le modele i la trage(lie exotique; il suffisait que, par une methole familiere a la critique du temps, on analysit les procedes dle Iacine et qu'on les dressat aussitot en rrgles: il y aurait des pieces orientales i la ressemblance de Bajazet, comine il y en avait eu de romaines sur le type de Cina. Cela ne manqua pas d'arriver. 01n comprit parfaitement I'avantage tres grand que le theatre pouvait recevoir des tragedies exotiques; par elles les sujets dont la variete s'extelnuait dej& a la fin du xvNii siecle seraient tout a fait renouveles (( Voici, dit 1lauteur dlAben-Said, un nouveau tresor oiu peuvent puiser ceux qui travaillent pour le th6eatre. L'histoire orientale offre 14

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210 L'IIORIENT DANS LA LITTERATURE. a chaque pas des faits dignes de la majeste du cothurne; et quel succ',s n'en doivent pas attendre ceux qui courent cette brillante carriere, lorsque avec tout le genie et tous les talens que demlande la tragedie, ils scauront encore par 1'heureux cloix des sujets lui donner les graces de la nouveaute 1., C'etait dire excellemment, et si les auteurs avaient eu souci de cette declaration de principes, ils auraient peutetre infuse un peu de vie dans le corps ldeja alangui de la tragedie: ils n'auraient sans doute pas delivre la scene des Grecs et des Romains; mais ils leur auraient donne des remplaqants, et prouve ainsi qu'on pouvait representer au thletre autre chose que les derniers jours de la ropublique romaine ou les hdros demi-mytliologiques (le la Grece. Avec ces nouveaux sujets, il y aurait eu des necessites nouvelles la scene so trouverait elargie du jour oh les Chinois et les Indiens y coudoieraient familierement les Romains et les Grecs. L'action, elle aussi, y gagnerait en verite ct en mouvernent; en effet, plus les heros scraient differents du type antique, plus il serait difficile de les figcr en ces attitudes conventionnelles dont se contentait la personnalite imprecise d'un Brutus ou d'un Agamemnon. Peut-etre ainsi se fut-on achemine plus tot vers la conception (lu drame historique, tel que le romantismc essaya de le realiser. Pour se mettre tout a fait a l'aise avec leurs scrupules classiques, les auteurs observaient que les sujets exotiques permettaient de donner aux heros une dignite convenable; l'dloignement dans l'espace, assuraient-ils, produit les memes effets que l'eloignement dans le temps. Dejh Racine l'avait remarque2, et Voltaire apres lui l'affirmait nettement: 1. Le Blanc, Aben Said, empereur des Mongols, Paris, 1736, Preface. 2. Bajazet, seconde Preface.

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L'ORIENT ET LA TRAGEDTE. 211 ( II me semble que certains heros 6trangers, des Asiatiques,... des Tures, peuvent parler sur un ton plus tier, plus sublime, major c lonryinquo i., L'avantage etait precieux: tout en laissant aux personnages la solennite conventionnelle qlui etait requise, on pouivait se plaire a etudier en eux des sentiments nouveaux ou des passions curieuses, qui renouvelassent la psychologie tragiquc; et c'est lien en effet quelque close de cela que Voltaire tentera dans Zaire: il ne fait pas difficulte d'avouer dans sa correspondance qu'il a voulu representer, par le Inoyen d'un sujet turc, des sentiments l)lus hardis et dles amours plus passionnes. Mais c'etaient hl de bonnes intentions seulement et, comme telles, elles ne devaient guere se prolonger jusqu ' leur realisation. Toutefois ces reflexions theoriques eurent un resultat plus s6rieux; elles causerent, ou a tout le moins favoriserent une certaine tendance a reformer le costume et le dtcor. I1 va de soi que les pieces exotiques lrovoquaient d'avance (le la curiosite et que le meilleur moven d'v satisfaire c'etait de recourir aux artifices de la mise en scene. Pendant longtemps on ne se preoccupa guere de la verite du costume; mais les actrices ne resisterent pas toutes a l'attrait de paraitre au public, sous un costume qui habillat nouvellement leur beaute connue. Mile Clairon joua Roxane, (( pour la premiere fois.... habillee en sultane, sans paniers, les bras demi-nus et dans la verite dul costume oriental3 ); des gravures du xvii" sieclc attestent que son exemple fut suivi4. Dej-a le changement ldu costume pouvait, on l'a vu par la suite, avoir d'heureuses consequences; mais on alla plus loin I. Lettre a M. de la None, auteur de la tragedie (de Mahomet II. 2. Voir Quicherat, Histoire (du costume en France, p. 499. 3. Marmontel, Memoires, liv. V. I. M. Bernardin, dans la notice citee, en parle.

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212 L'ORIENT )DANS LA LITTElRATUIIE. encore dans cette voie reformatrice: quelquos auteurs, lont Voltaire, constaterent quo los tragedics orientales ( lemandaient un applareil peu commun sur le thieatre de Paris',, et ils esperelrent quo e egotit exotique donnerait enfill la trage(lie ine richesse (le Ilise en scene, une \vrit6 dans la representatioin, capables de la tirer dle son engourdisse ment. Ces bonnes idecs dtaicnt coimme des g'ermes jetes an vent; et l'on voudlrait que la semeence fit sortie de terre en quelques endroits, el qu'elle cut porte des fruits, Imenne maigres et fades; mais il faut bien constalelr lque de lit/tazt jusqu'l Zaire, et bien apres, il y a en au tlheatre (les sujets orientaux, Inais vraiment aucune trag(elie exoti(lue 2. llien n'est moins turc (Iue e Mle ahomet II de La Noue, ou moins mongol lue Al'lben Said dle l'abbl) Leblanc: et c'est!)ourtant la, si on s'y obstinait, (lu'il faudrait aller chercller quelque trace d exotisne: mais il est des filons si pauvres que. les chercheurs les plus tapres renonccnt i soumettre le minerai aux lavages successifs, qui finiraielt par laisser en leurs mains quelque poussieire ( or. Plulot que d anialyser ces ucuvres mr(diocres, ct de triomnlher facilement de leur invraisemblance, il vaut mieux pr6ciser les causes de cet echec. Pour 6crire une bonne tragedie exotique, it convicndrait de se renseigner d'abord sur les nmours de ceux dont on veut repeindre l'inag-e, de se documenter. Or c'est a quoi la plupart des auteurs d'alors ont tout a fait manqu6: les uns ont tire leur sujet des romans pseulo-orientaux du xvIC- sicle, et se sent bornmes a faire paraitllr au theatre les 1. Avertissement en te te S'e miramis. 2. Pradon, 'Tamellan, 6Iti.- $olyman, 160. - ZaOlde,.o8. i l.- 'Telesphonle, 1682. - Cosroes, 170. - Mustapha ct Zeanfir, 1705. - M(homel 1I, 171i. - Don Ramire et Zaide, 1728. - Aben S'aid, 1735. - Mahomeil II, 1739. - Baj'azet Ie, 1 39.

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LO(RIENT ET LA TlA(.;L;DIE. 21 3 Turcs de Mile do Scuder v'! (autres sont bien alles deinmander leutr Inatiere a la Blibliothequc orienttle de l'IIerlbelot, on,i (luelque livre dl'lhistoire; mais ils ont Iarre't' leur cnquete aussit6t qu'ils ont su le nom de leurs personnages et connu Ile (1tail des C6vnements oil ils avaient etce mIeles. Aucun n'a tenu ( s'inforiner (des mnaurs particulieres des nations d'Asie: et cette incuriosit6 a p)ris par imonments la forme (ldun ('cniSllle litteraire tres naif. L'un d'eux avoue (iue son liJros est bien respeclueusement galant C (e qui ne convieit ieuere ih un sultan... Mais, quand on est veritalblenent louclih', se porte-t-on aisinment it d6rober a une maitresse des plaisirs que son corur n'avoue p1as., l'autre se vante de n'avoir point termine par un denouement sanglant sa tragedie turque ( Ies minurs et les rbgles en seraient tblessees et je respec terai toujours les unes et les autres: il ne l'appartient pas de donner en Francoe 'exemple de verser impuni ment le san- d'un aulte: exeniple danigereux qui degenereirait lietilt en habitude dle carnage et qui, d'un spectacle innocent et er6glicr tel (ue C e Intre, ferait en peu le temps une ar',ine sanglante, une ('cole (iinlhumIanite 3.,, De telles delicatesses et de semblables scrupules sont incompatibles avec le sens de l'exotisme! Au fond, tons, jusqu'i Voltaire, les auteurs dramatiques du xviic et du xviii, siecle n'ont pas songe a creer, avec les sujets orientaux, d'autres (motions qu'avec les sujets grecs et romains; ils y ont cherche' toujours la matiere d'une tragedie psychologique et politique, oi ils montreraient les alternatives du sentiment et du coeur chez de grands personnages, ainsi que les contre-coups lointains de leurs amours. En un mot ils s'imaginaient renouveler ldes sujets vieillis et des intrigues banales par cela seul qu'ils y epin1. Voir Sollman, 16S0. - Mustapha el Zeangir, 1705. - Bajalet " I, 1739. -2. Mahomet II, par M. de Chdteaubrun, 1714, I'Prface. 3. lMahomet second, par M. de la None, 1739, Preface.

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214 L'ORIENT DANS LA LITTERATlURE. glaient une etiquette orientale. Aucun n'a eu la preoccupation dont Racine a ete si visiblerent poursuivi, celle d'evoquer des moeurs et des passions toutes differentes des notres, et l'on peut dire qu au moment ou Voltaire se proposa d'essayer a son tour les sujets exotiques, la tragedie orientale n'avait pas fait un pas depuis Bajazet. S'il le voulait, l'auteur de X'irce allait pouvoir innover, et inaugurer une 6volution, dont on avait entrevu la possibilite, sans rien tenter pour la rendre reellement possible. IV Voltaire avait quelques-unes des qualites qui peuvent incliner vers le sens des choses exotiques. D'abord l'ignorance des auteurs dramatiques, ses predecesseurs et ses contemporains, lui 6tait inconnue; son information avait ete, sur l'Orient, cornme sur toutes les autres matieres oui se porta la curiosite de son esprit, d'une merveilleuse abondance: rtcits des voyageurs, lettres des missionnaires, etudes savantes, il avait tout lu. Comme en outre il etait doue d'une tres precieuse perspicacite historique, il sut parfois reconstituer, avec beaucoup d'intelligence, la figure des civilisations disparues; cela est visible en maint recoin de son aeuvre, et d'ailleurs l'Essai sur les Mlcurs suffirait a en temoigner. Enfin, par une derniere bonne fortune, Voltaire, des sa jeunesse, s'elait moins obstine que les autres dans le respect dlevot (tes regles classiques; il avait eu idee que la trag6die pourrait etre renouvelee, si l'on voulait chercher ses sujets dans l'histoire moderne, et infuser aux sentiments des heros une vivacite nouvelle. Grace a cette erudition intelligente et a ce goout de l'initiative, il pouvait se lonner un vrai sentiment de l'exotismle au theatre.

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L'ORIENT ET LA TIIAGEDIE. 215 Mais quelque chose vint gater ces bonnes dispositions: il fut justement trop historien, et avec trop d'esprit critique; il attacha trop d'importance i l'idee pour que la forme ne lui parut pas d'un prix moindre; et s'il fit des tragedies ce ne fut pas pour realiser, a la maniere d'un Racine, une c uvre qui enfermat en elle-meme toute sa beaute esthetique; il vit la un moyen comme un autre d'expriller, sous une forine populaire, les conceptions raisonnees de son intelligence. I1 ne sera plus question chez lui de peindre (( les manurs des Turcs ) ou d'evoquer quelque civilisation d'Orient; toujours, (lans Zaire, dans Mahonet et dans, I'Orphelin de la Chine, il se proposera d'etludier un aspect particulier de l'Orient, tel qu'il se le represente philosophiquement. Des lors la vraisemblance morale et la couleur locale ne lui seront guere a souci, d'autant que, part surcroit, il cache souvent (les preoccupations insidieuses. D6jej cela est sensible dans Zaire', bien que cette tragedie soit la plus lilteraire de ses piices exotiques, celle du mnoins ou l'esl)rit de propagande n'ait riena voir: C(ux qui ailient l'liistoire litteraire, dit-il, seront bien aises de savoir comment cette pi;ece de thlictre fut faite. Plusieurs dames avaient reproche6 l'auteur qu'il n'y ect pas assez d'amour dans ses trag6dies: il leur repondit que, puisqu'il leur fallait absolument des h6ros ainoureux, il en ferait tout comme un autre 2. Je veux, ecrivait-il encore, au moment d'aclever sa piece, qu'il n'y ait rien de si turc, de si cliritien et dc si amourcux, de si tendre et de si furieux. -Quan(l Zaire cut t te joule, il avoua: (( C'est la premiere tragdie dans laquelle j'ai os6 m'abandonner 'h toute la sensibilite de monl cxur; c'est la seule tragcdie tendre que j'ai faite;., 1. Le nomn de Zaire 6tait cdeja bien connu du public: c'etait celui de la confidente dans Bajarze. - La piece, jouee le 15 aomit 1732, eut un extraordinaire succOs: 30 rcpresentations a la premiere apparition. 2. Avcrtissemnent en tete de la piece. 3. Lcttre a Formont, 29 mai 1732. 4. Lettre a MI. de La Roque, ao'1t 1732.

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216 L'ORIENT I)ANS LA LITTERATUIIE. Nous voici bien avertis du (lessein (le l'auteur, il veut traduire des passions ardentes, ecrire un Othello franmais; et naturellement il donne l'Asie pIour cadre h sa fantaisie, puisque l'amour avait la reputation d'y etre violent, et la volupt6 plus savamment obtenue. Par la Voltaire s'acheminait, comme il le (lit lui-meme, 'a ( peindre les In(purs turquest )). Mais ce dessein n'est pas le seul, ni surtout le principal qu'il ait voulu realiser dans Zaire: il a pretendu i( faire contraster dans un mnme tableau les nmeurs des mahoietans et celles des chretiens'2: et la vraie originalit6 de son oeuvre est d'avoir fait paraitre, au theatre, d(es chevaliers franqais, presque des croises. Le public ne s'y trompa pas, s'il est vrai qu'il ai aapele Zarte e une (( tragedie chretienne )): que cela ftit juste ou non, en tout cas cela valait mieux que d'y voir une ( trag6die turque ). Evidemment Orosinane se souvient bien qu'il est sultan, il evoque parfois son harem, et 'amour obeissant de ses femmes; il raille la galanterie et la dlelicatesse des hoinmes (l'Occident; il a des eclats (le colere, conmme il est convenable a un despote d'Orient '. Mais tout cela n'est que pour rendre plus evident, par un contraste facile, l'influence de la douce et chretienne Zaire. I1 est genereux, il ne veut devoir qu'a lui-merne, et non a sa puissance, l'amour de son esclave franqaise; il dit par moments des choses touchantes, en quoi il n'est guere Ture, suivant la conception qu'on s'etait faite de la ( ferocite 7 de cette nation. Les chretiens 1. Lettre a Formont, 25 juin 1732. 2. Lettre a M. do la Roque, aoi't 1732. Voir lettre It Frolnont, 25 juin 1732. 3. Avertissernent de Zaire. 4. Acte I, sc. In. 5. Acte II, sc. vii. 6. Acte III, sc. vii. 7. Mot de Racine a propos de Bajazet.

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L'OH)IENT ET LA TI\AGlEI)E. 2!7 ne penvent s'einpechler de l'ailner', et lt'ira-t-il pas d'ailleurs nous avouer qu'il n'cst pas ( forme du sang asiatiqlue 2? Voil& le coinble! ce sultan se cache d'etre Turc, conmme s'il y avait la quelque lbonte. Les parodies du temnps l'en raillrent agreallenment: Au seiti des voluptls lien loin (ue je Im'endorme, Si je tiens un s(erail ce n'est qle pour la forie;,es loix que (ois longgtemps suivewnt les Malomets Nous defendenit le vin: inoi je me le perlnets; Tout usale; nc'itn c(d(ce la In politilue Et j suis t sui ltl(1 i dte (nowvelle fabriquc;:. I'aimour oriental avait dlecidement ete bien francise; et l'on jucera (qu'apres cette deformation de l'image commune, il ne pouvait plus rester beaucoup (de couleur locale dans la piece: Macihonet en a pourtant moins encore '. Cette traog;die est singuilire a. l'apparence:; Voltaire l'ecrivit au moment ou le xv']il" siecle, grace aux efforts des theologiens protestants et des philosophes 6, comumenqait a se faire une idee intelligente de l'islalmisme; or Mahomet y est represente, cormme un abomiinable personnage, dont les crimes et limlosturle sont devotement offerts, en tro)phes, au pape Benoit XIV, p)our le plus grand triomplhe de l'Eglise. L'intrigue est vulgairement nmelodlramatique; le personnage n'a aucune espece de vraisemblance; la del)auche et l]imposture sont ses plus ordinaires occupations, mais il ne dldaigne pas les crimes (de diroit commun; comme un tlraitre romantique, il sait halilement composer les poisons, 1. Acte 1, sc. iv; acre 11, sc. vi. 2. Acte III, sc. i.:L. Les Enfants trouvis ou le Sullan poli par' l'amcur, 1732, acle I, sc. n. 4. IEssay( a Lille en avril 171. - Joul a PIaris, Ie 9) aofit 1742. - Susp(indii ia la troisieine representation. - Repris le 9 septembre 1751. 3.. Voir ma communication, (dija citee, au congres des orientalistes de 190,. Mahomet en France an XI lI" el au XVIII siecle. 6. Voir p. 163 et suiv.

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218 L'ORIENT DANS LA LITTEIRATURE. il permet l'inceste, le parricide l'amuse! A l'occasion, d'ailleurs, il etalera, avec une franchise ingenue, la turpitude de son ame: et son cvnisme serait prodigieux, s'il n'etait tout a fait pueril. Aussi Voltaire ne fait point difficulte a le traiter de ( drole, de fripon, de coquin '. (( Alahomet, avoue-t-il, c'est Tartufe le Grand2 )). Pourquoi l'auteur du Dictionnaire philosophique s'est-il plu a cette deformation grossiere du prophete des Arabes, alors surtout que des etudes toutes recentes lui permettaient d'en donner une image raisonnable? Voltaire avait travaille son sujet beaucoup:, J'ai fait ce que j'ai pu, dit-il, pour mettre Mahomet dans son cadre:'; il lut le Koran, dont il reproduit ' certains passages; il etudia l'histoire du ProphLte et y fit de frequentes allusions; il tacha aussi de decrire le fanatisme hallucine des premiers mahometans, l'attrait et le prestige que Mahomet semble avoir eus aupres des femmes; il chercha l1enee a representer a la scene l'extenlsion rapide de l'islamisme en ses premieres annees, et quelques-uns des proce6ds dle propagande auxquels on cut alors recours. C'etaientla les elements,l'une bonne couleur locale, et la piece aurait eu une raisonnable vraisemblance, si Voltaire n'avait pas voulu se servir du personnage de Mahomet pour insinuer prudemment, a labri des censeurs civils et ecclesiastiques, quelques affirmations chores a la libre pensee. La piice etait en effet philosophique d intention et non pas exotique; c'etait un aplel a la tolerance contre l'esprit de fanatisme et (le superstition: quiconque a lu les 1. Lettres de 1711, passim: par exernple, a Formont, 10 asot; a d'Argental, 22 aoit. 2. Lettre a MI. de Cideville, Ie" septembre 1741. 3. Lettre du 26 janvier 1740. 4. 11 s'amuse a ecrire dans ses lettres (er1 sept. 1741): Allah, illah allah: Mohammned rezoul Allah.

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LORI1ENT ET LA TRAGEDIE. 219 auteurs du xvirl siecle sait ce que veulent dire ces mots. La Mecque fut tout simplement une d6nomination commode le Ronme: Mahonmet est le dogme du fanatisme, cela est tout nouveau '.... La piece n'est au fond qu'un sermon contre les maximes infernales qui ont mis le couteau Ia la main des Poltrot, des Ravaillac et des Chaltel 2. I1 e~it cte bien etonnant que les jesuites, puisqu'ils ont trouve place dans l'euvre entiere dic Voltaire, ne fussent pas invites a jouer leur role dans cette trage'die! Le titre le FI'atissme etait deja lui-menme une suffisante indication, mais les propos des pcrsonnages ne pouvaient laisser aucutn doute aux spectateurs les moins avertis. La religion, enseignait-on, est cliose purement humaine a l'originc; elle ne devient divine qu'avec le temps; elle ne j)eut se developper q(ue gratce a l'inintelligence et a la sottise lu peuple; ceux qui la propagent sont des imposteurs. Aussi les pretres redoutent-ils et condlamrment-ils tous ceux qui seraient tentes (de reflechir sur le dognme, les philosoplies surtout: Quiconque ose penser n'est pas ne pour lle croire. Une fois installee dans la credulite publique, la religion ne se soutient que par le fanatisme et la superstition: elle conduit naturellement au crime! Telles etaient les idees pour lesquelles Voltaire avait ecrit Mahomwet. Assurement il ne s'etait gutere pr6occupe d'y representer l'Orient; mais, usant d'une conception familiere aux savants et aux philosophes d'alors, il avait utilise I'Asie au profit de la tolerance. Et si les Arabes avaient 1. Lettre a Cideville, I; mai 1740. 2. Lettre (d'Argental, novembre 1742. 3. Acte 111, sc. 'I.

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220 L )RIENT DANS LA LITTERIATURIE. et6 appleles a figurer sur la scene, ce n'est pas qu l'nuteur s'interessAt vraiment a eux; il lanqait leurs hordles contre Rome et contre le principe memec d'une religion re6velee. C'est encore une concep)tion philosophique qui, dans I'Orlhein de la Chine', annihila la bonne volonte exotique 2 ie Voltaire; au moment oit celui-ci contut 'idete de.sa piece, la Chine, exaltee autrefois par les jesuites, encensce depuis par les erutdits et les encyclopedistes, etait dans la plus belle epoque de sa faveur; on nie voyait qu'elle dans la comedie et dans le roman, a l'Op6ra, chez les marcllands de Ieubles, (le gralvures ou de tableaux. Voltaire, qui fut toujours si emlpresse6 servir 'actualiU,t ne put pas se refuser le plaisir d'ecrire une ( piece chinoise3,, conforme au gotit du temps. Or ce que l'on vantait surtout, c'6tait la sagesse (du gouvernement chinois; les livres d'histoire etaient combles d'eloges, et quand tons les arguments 6taient epuises, ils avaient recours a une demonstration lui emportait les dernieres resistances: Cc qui fait bien 1'eloge de ce gouvernement, c'est que les Tartares, maitres (te le d6truire, l'ontlrespecte et s'y sonl eux-mnitn-es soumis, abandonnIant leurs propres usages pour suivre ceux d'un peuple vaincu. C'est la le sujet in me (e I'Orphelin de la Chiine. La matiere de la trage(lie etait toute preparee; dles amiss rappelerent a Voltaire que, vingt ans auparavant, le pere I. Jouce Ie 20 aoi t 17)T;i. 2. Mile Clairon joua lc role d'Idalm avec un costume qui pretendait resseml)ler h celui des Cliinoises: Sans coi;fe, sans panicr. sans pompons et sans ganils,:t.ant a la Chlinoise... ainsi que le constale les lMa/ols, parodie de I'Olphelin (le la Chine, 1756, SC. 1. 3. L'expression se trouve vers la fin de la 'Prface (le l'Orphelin. 4. Ilistoire modei'ne des Chinois.... 1;,i, 1, 229. 5. )'Argental surtout (voir, par exemple, lettre de Voltaire du 26 juillet 17it).

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L'ORIENT ET LA TIIAGEDIE. 221 Du HIalde avait inseri dans sa I)escription de la Chine la traduction d'un drame chinois: Tchao-Ch i-Cotl-Clh ou 1'Orpfhelin de Ian inaison de 'chao.Avec son cnthousiasme toujours facile, Voltaire se mit a travailler ses, mxnagots a, cornlme il les appelle; cela dura uine granale anne, et sa corrleslonfdancc est tout e pliein des preoccupations que lui dlonniait cette pi;pce nouvelle; il l'aimait patrce (u'elle etait ( singulirre ))- eot aussi iarce que la Chine avait toute son allection. Cette fois il se piqua veritalleillelnt d fie fa ine ocuvre exotilqu(:, MIes 'l'arar:ls el mes Chinois... ont an Inoins te Imerite d'avoil l'air (tliali tr. Is ll' on (iue ce l m(rite-lI:. (Ce serait i nos yeux un tres pr)icicux merite; mais les hleros de l'O'lrphlin, 1ont-ils vraiment? Peut-etre Voltaire s'est-il tromp6t ici de bonne foi; il a represent6( la Chine comnme il la vovait, et cornmme ses contelirn orai s l'inaginaient, c'est- -di re un pays abstrait et id(ale, gouven6 par les )hIilosoplies et peuple par des sages. Le drame chilois ne lui offrait. avec de tres belles scernes, Iqu'lne confusion d'llorreurs et de meurtres auxqluels finissait p)ar 6chappler le petit orplielin Tchao; en introdluisant le personnage de Gengis-Khan, et en pla(ant l'action a l'eipoque (e l'invasion tartare, Voltaire renouvela tout a fait le sujet;. Zamti, mandarin lettrl, et sa femlme Idlaine ont requ, pour le sauver, 'orphelin (le la Chine, fils de I'empereur deitron6e et tue. Les Tartares le reclarnent; Zamlti lui substitue son propre fils, mais Idame6, par amour maternel, (lenonce la tromperie; on l'amene dev-ant GengisI. OEuvtlVc ltl P. de Premare. Ellc flt rediitee a part en l175), apr/s la pieco dle Voltaire. 2. Par exemple, leltre du 8 septelni)re 17:;i, a (d'Argental. 3. 24 septcimbre 1754, au enIlo. 4. Voir l'Epitre d(6dicatoirc.

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222 L'ORIENT DANS LA LITTEIATURE. Khan et il reconnait en elle la jeune fille qu'il aima, quand il n'etait qu'un simple aventurier; il y a alors chez lui des alternatives de douceur et de cruaute. Mais l'influence civilisatrice des vertus chinoises acheve de s'operer; et le chef tartare pardonne i tous, au moment ol' Zamti et sa femme allaient se tuer. La piece est amusante dans son invraisemblance; tons les personnages, Chinois ou Tartares, ne savent que relp6ter un hymne monotone en l'honneur de la Chine. Nous etions, dit Zamti, Et les 16gislateurs, et l'exemple du monde. Quant a Gengis-Kilan, il n'est pas moins enthousiaste:... Si j'arlete une vue attentive Sur cette nation (dsolhe et captive, Malgr6 moi je l'admire en lui donnant des fers, Je vois que ses travaux ont instruit l'univers; Je vois un peuple antique, indlustrieux, immense. Ses rois sur la sagesse out fond6 leur puissance. Mon cweur est en secrett jaloux (le leurs V(rtus, Et, vainqueur, je voudrais egaler les vaincus 2. II sera recompense de ces bons sentiments. D'abord on le dlecorera d'une galanterie bien peu tartare. Comme Orosmane il refusera D'assujettir un coeur qui ne s'est point donne 3. Puis, apres beaucoup (le del)ats politiques, de controverses morales et philosophiques, il se convertit i la religion chinoise, c'est-a-dire a la vertu: J'en donnerai l'exemple et votre souverain Se soumet at vos lois les armes hi la main. 1. Acte II, sc. vn. 2. Acte IV, sc. 11. 3. Acte III, sc. iv.

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L'ORIENT ET LA TRAGEDIE. 223 I1I)AME. Qui vous peut inspirer ce dessein? GENGIS. Vos vertus. C est la le dernier mot de la tragedie, et elle ne pouvait mieux se terminer puisqu'il y a toujours et( question (le la sagesse chinoise, et jamais de la Chine; Voltaire a lui-meme defini excellemment sa piece en ecrivant que c'etait ( la morale de Confucius en cinq actes' ). Mais par lh il n'entendait pas s'adresser une critique; s'il consentait a avouer que ses ipersonnages etaient froids et leurs discours languissaiits, il s'obstinait a croire et i dire que c'etaient (de vrais Chinois! Or ils sont des Chinois, non pas merme de paravent, mais de traite dte morale. Trois fois les tentatives exotiques de Voltaire avaient echoue; ceux qui s'y essaverent en meme temps que lui ou sur ses traces ", y reussirent encore plus mal. Rien n'est moins oriental que les tragedies pseudo-exotiques parues dans la seconde moitie du xvir- siecle; ce sont de bien piteuses mediocrites, aussi lassantes a la lecture qu'elles seraient insulportables ai la repre'sentation. A peine si dans leur amas on peut distinguer le M1ustapha et Zcangis de Chamfort, la Veuve dul Malabar de Lemaire' et les CBrames de La Harpe:; les deux dernieres sont egalement ridicules, mais elles reproduisent avec une naivete amusante 1'idee qu'on se faisait de l'Orient au norn de la philosophie. L'une 1. Leltre a d'Argenson, 1'e septeml)re 1755. 2. Alza i 4de, 1745. - Zlo'de, 1747. - AmesIris, 177. - Zares, 1751.Ahcolo0mine, 1751. - Telesis, 1751. - Cosroi;s, 1752. - La Mort de Nadir, 1752. - Hoxelane,!1753. -- Sinoris, fils de Tamerlan, 1755. - Zulica, 1760. - Zaruckmia, 1762. -- Zelmire, 1762. - Cosroes, 1767. -- La Veuve dit Malabar, 1770. - Mustapha et Zeanqis, 1777. - Les Jammabos, 1779. - Nadir ou Thamas Kouli Kan, 1780. - Les Brames, 1784. - Roxelane et Mustapha, 17785. - Ahuf'ar ou la Famille arabe, 1795..., etc. 3. 15 lecembre 1777. Voir la piece de Belin en 1705. 4. 30 juillet 1770, reprise en 1780. 5. 15 decenbre 1784, non imprimee. Voir son analyse et des extraits dans les (euvres de La Harpe, 6dition de 1820, t. II, p. 642.

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224 L'ORLIENT DANS LA LITTERATURE. et l'autre sont tres inspirees des ildees dle Ravnal, auteur (ic la fameuse Ilistoire des etablissements des EIuropeeis dals les lndes qu'on condamna pour son irreligion; l'unl et l'autre etalent les horreurs de la superstition, et preclenlt la lolerance, at grand renfort de longs discours et de froides (discussions. La 'Veuve (lI Mialabar est a ce ploint (le vuc tout a fait remarquable on y voit une veuve inldiellle qu'un mechantbramine invite a se bruler, conforinne en ai la coutume du pays, tandlis qu'un jeune bramine, gagnel a la lphilosolphie, vent la sauver; la justice, l'humaniit ct la sensibilite y sont figurees sous les traits d'un g6lneral ftran~ais, qui houspille de belle inaniere les religions, sauve la veuve i demi jbrilee, et inei-e Ipardonne aumauvais bralinie! 11 faut bien conclure que la tragedie exotique a sujet oriental a ete un genre presque aussit6t mnort que ne. Les germes feconds lqu'enfermait Balazet sont restes steriles, comine si l'leureuse rencontre de circonstances, qui lpermit a Racine une vision rlelle de l Orient, n'avait pu se reproduire une (deuxiefme fois. L'Asie parut bien dlans les tragedies du temps; mais on se contenta d'esquisser, sous ulne forme platenment dramatique, les conceptions d6ja abstraites et incolores des philosophes ou des historiens; rien die vivant n'a jailli de ces ellorts litteraires, et cette qualite nouvelle, la vie, aurait pourtant ete le i)lus prlcieux service que l'exotismne put rendre au tlleatre. Un tel resultat n'est peut-cetre pas, apres tout, bien etonnant; on s'est obstint a appli(uer une forme rigide et vieille 'a des sujets qui, lprecisement, exigeaient une formne rajeunie et plus soulile; ils n'ont l)as fait craquer le moule etroit oh on les enserrait, mais ils s'y sont etioles. Tout au plus [)ourrait-on (lire que ces tentatives ont favorise un leu la naissance et le l6veloppement de la tragdlie ldhistoire moderne, qui devait etre un des elements (le la future renovation du theatrle.

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CHAPITRE II L'ORIENT ET LA COMEDIE I. Pourquoi la connaissance de l'Orient infiue assez tardivement sur la comedie. - Les premieres tentatives: le Bourgeois Gentilhomme: ses sources, sa turqucrie. - Les Chinois (de Regnard. II. Les contcs orientaux et la coniedie italienne au debut du xvIi"e siecle. - Ie Sage et les Mille el un Jours. - Formation du type de l'Orient comique: comedies fantaisistes, parodie des mmurs d'Asie (religion, amour, mariage..., etc.). 111. Developpement, pendant le xvII" siicle, tie cette conception de l'Asie plaisante. - Pieces a exhibitions: parodie des moaurs orientales; comedies faisant contraster les meurs francaises et celles d'Orient. - Les Trois Sultanes de Favart. - L'Orient comique est desormais constitue. IV. L'Orient et le thectre lyrique; I'opera-comique au xviii' siecle. - Parti qu'on essaya de tirer (les sujets exotiques. - Consequences lointaines que cette innovation put. avoir sur l'histoire generale ldu theatre. I Si l'on dressait une liste de toutes les pieces de theatre a sujet oriental, parues dans le xvne et le XVIlle siecle, une constatation serait inevitable; il n'y a point, avant 1650, de comedies of l'Orient paraisse vraiment; c'est a peine si, dans la seconde partie du xvile siecle, on en compterait trois ou quatre de cette sorte; en revanche le nombre des tragedies soi-disant exotiques est dejat consid6rable. Puis, par un de ces renversements qui sont familiers a l'histoire, l'Orient penetre brusquement dans la comedie; et l'on vit, dans le premier tiers du xvillC siecle, comme une irruption 15

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226 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. de Chinois, de Persans et de Turcs empresses a amuser le public. Pourquoi les auteurs comiques ont-ils tant tard6e a exploiter les sujets orientaux? il y a la un fait litteraire, dont il sera interessant de donner les raisons; du meme coup on pourra expliquer le rapide developpement de la comedie exotique. On avait d'abord entoure d'une certaine admiration respectueuse les rares visions qui venaient de l'Asie; F'6loignement, les perils de la navigation et du voyage donnaient aux hommes d'Orient une sorte de prestige qui, pendant longtemps, incommoda la verve des auteurs comiques. Puis l'Oriental, au xviiL siecle, ne fut guere connu (on l'a deja fait remarquer) qu'avec la figure du Turc; or ce qu'on savait de l'histoire ottomane et des janissaires ne poussait guere les Francais & se moquer: le Turc etait trop puissant pour paraitre ridicule; et par la meme, au contraire, il satisfaisait leur ideal tragique. En outre les premiers recits de voyage - les seules sources par lesquelles on connut d'abord l'Orient - avaient 6et l'aeuvre d'observateurs insuffisants; on a dit quelle idee simpliste et abstraite ils donnerent des inccurs asiatiques. Une telle conception convenait a merveille aux auteurs (de tragedies, puisqu'ils aimaient a representer une humanite, precise6nent simplifiee et abstraite, reduite h (uuelques grands gestes, et enferm6e entre trois ou quatre nobles sentiments. Mais ilfaut, quand on veut ridiculiser un individu, I'avoir envisage autrement que d'une premieire vue, savoir le detail de sa personne, connaitre quelques aventures de sa vie, en un mot disposer a son sujet d'irnages concretes. Or pendant longtemps le public francais fut prive tout a fait de livres ou il pourrait aller chercher une vision realiste de la vie orientale. Ainsi en arrive-t-il dans une relation qui se forme; on

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L'ORIENT ET LA COMEDIE. 227 est d'abord frappe des qualites que votre nouvel ami a soin, pendant les premiers jours, d'etaler avec beaucoup de zele; on finira bien par lui decouvrir de vrais d6fauts, mais c'est alors que l'intimite naissante aura rev6le les habitudes d'une vie et les faiblesses d'un caractere, qu'on ignorait. Quelquefois l'illusion se prolonge; mais souvent un hasard et une rencontre illuminent tres vite un aspect d6sagreable, dont on n'avait point 6et offusque. C'est ainsi que se produisirent les premlieres tentatives de conmedie exotique; elles ont ete des accident s, si je puis (lire, des oeuvres de circonstance. Spontanenent les Orientaux s'offrirent, une ou deux fois, a la satire du public francais, et de si bonne grace qu'on ne put s'empecher de les ridiculiser un peu. La premiere piece de comedie ouf l'Orient ait veritablement paru fut le Bourgeois Gentilhonmme (1670); il ne faut point en effet compter le Don Japhet d'Armnzeie de Scarron (1653), ou il n'y a d'asiatique que le titre. Voila, de meme que pour la tragrdie, une inaiiuuration qui ne manque point d'eclat; presquc au ineme moment, Racine et Moliere se sont faits les prdcurseurs le l'cxotisme litteraire: mais cette tendance nouvelle du golSt a eu, dans la cornmdie, une bien meilleure fortune que dans la trag6die. Certes il n'y a point (le coem6die qui puisse etre comparee, pour ses qualites artistilues, i Bajazet; mais le nonlbre est assez considerable des )piecettes ou l'on representa au public une Asie plaisante, et le succes en fut si persistant qu'il a dure jusqu'a nos jours. A vrai dire le Bourgeois Gentilhomme n'a guere d'exotisme. L'oUuvre, en elle-meme, est d'une turquerie bien menue: et c'est dans le livret d'un ballet, dans les gestes traditionnels des acteurs, c'est-a-dire dans les accessoires, qu'il faut aller chercher quelques apparitions incertaines de I'Orient. Les circonstances sont assez connues, qui per

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228 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. mirent, ou plutot provoquerent la composition de cette piece ': on sait que la fameuse ambassade de Soliman Muta Ferraca 2 (1669) satisfit mal la vanite de Louis XIV, et deconcerta la curiosite des courtisans: par un naturel detour, cette deconvenue incita a la raillerie; et l'ambassadeur etait a peine parti pour Marseille qu'on se preoccupait deja de le chansonner et de ridiculiser ses manieres. La plaisanterie fut organisee royalement: Moliere, comme habituel ordonnateur des plaisirs de la cour, en eut la charge; il dut ecrire vite une piece, a laquelle il donnerait comme appendice un ballet ( oh l'on pIt faire entrer quelque chose de l'habillement et des manieres des Turcs 3 ). Ce qui est interessant en l'affaire, c'est que Moliere fut tres bien documente; on lui adressa le chevalier d'Arvieux qui, apres avoir parcouru le Levant pendant dix ans, avait ete bien heureux de se trouver a Paris lors de l'ambassade turque pour y faire valoir ses connaissances et ses petits talents 4; cela lui reussit d'ailleurs, puisqu'on le chargea ensuite d'une mission importante; et cela ne fut pas inutile non plus h MAoliere: Nous tracailldmcs, dit d'Arvieux, h cette pii'ce (le thectre qu'on voit dans les (ruvres de Moliere sous le titre de le Blourgeois Gcntilhomme. Je fus charge de tout ce qui regarde les habillenients et les manieres des Turcs.... Je demeurai huit jours chez Baraillon, maitre tailleur, pour faire faire les habits et les rubans h la turque 5. Voilh qui promet quelque exotisme, ou du moins des details authentiques. Moliere lui-meme, au cours de sa pieice, ne parait pas 1. Voir la notice (le l'e(ition des Grands lEcrivains, t. VIII. - Voir aussi: Vandal, Moliere et le cerdmonial turc, Revue d'art dramatique, XI, 65.- Consulter l'excellente edition de Livet. 2. Voir p. 93 et 95. 3. D'Arvieux, Memoires, 1735, IV, 252. 4. Berhrugger, Un collaborateur inconnu de Moliere, Revue africaine, 1868, XI.I 421. 5. D'Arvieux, IV, 252.

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L'ORIENT ET LA COMEDIE. 229 s'etre leaucoup preoccupe de la couleur locale; il a simplement voulu ridiculiser l'ambassadeur parti, en evoquant le souvenir d'une etiquette qui avait paru plaisante, d'un langage que les ignorants avaient trouve ridicule, puisqu'ils ne le comprenaient pas, d'un costume enfin que le deguisement de Cleonte rendait tout a fait grotesque. C'etaient l t des traits bien superficiels; de meme, M. Jourdain n'eut aucune peine a defigurer le beau style oriental: ' Monsieur, je vous souhaite la force des serpents et la prudence des lions.... Madame, je vous souhaite toute l'annee votre rosier tleuri )); aisement il apprit un turc de fantaisie, un sabir a l'amusante bigarrure: rien n'6tait plus facile que d'assembler des sons etranges, de faire rire de Caracamouchen, qui veut dire:, Ma ch6re ame ), ou du langage turc qui (( dit tant de choses en deux mots ) 2, ou encore de la dignite de Mamnamoucli Mais la ceremonie turque fut, aux yeux te tous, le morceau essentiel de ce divertissenent. On remarquera que l'6dition de 1671, donnee par Moliere, est tres sobre d'indications a l)eine si elle indique la position des personnages, et inscrit les paroles qu'ils doivent prononcer. Au contraire l'edition de 1682 est extremement riche de details, et l'on y a evidelmment recueilli, pour la fixer, la tradition des jeux de scene, telle qu'elle s'etait constitue: grace a cette edition on peut voir comment la piece fut jouee, et ainsi deviner (le mot est un peu gros) les sources de ce ballet. On a beaucoup discute sur le sens tie cette (( ceremonie turque ), jusqu'a croire qu'elle parodiait le rituel de la consecration des e6vCques '! Rien n'est moins vrai:et 1. D ja Rotrou, ulans la Sxur, 1645, avait inaugure ce turc de convention (acte 111, sc. v): Moliere l'avait essav- dans le Sicilien, 1667 (scOnes vil et ix). 2. Le mot, on le sait, est deja dans Rotrou. 3. Voir le Molidriste, 1884, p. 184.

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230 L'ORIENT DANS LA LITTIERATURE. l'on retrouvera aisement dans les Aemoires d'Arvieux, bien que le recit en soit fort incomplet ', les traits de macurs reels dont on donna aux Fran:ais la parodie: avec une exactitude, assez grande parfois pour etonner quiconque a vu d'un peu pres la vie arabe, Moliere a represente les principales ceremonies religieuses des derviches d'alors, dont le chevalier d'Arvieux lui avait fait le recit '. Les gestes sont vrais, les paroles par moments authentiques, et les attitudes d'ensemble assez fidelement reproduites: on n'exagere pas beauc)up en ecrivant que le meilleur commentaire de cc ballet serait la description des pratiques d'une congregation musulmane, telle qu'on peut les voir encore aujourd'bui, chez les Aissaouas par exemple. Mais ni le public, ni Moliere lui-menme ne furent sensibles a cette exactitude. Ils se contenterent l'un d'amuser, les autres de s'amuser; et seul le chevalier d'Arvieux put apprecier la precision des details. D'ailleurs, la piece tcrminee, on s'en alla, sans plus se preoccuper de l'Orient que des deguisements que l'on porta a un hal masque, une fois que la defroque en est tombee par terre: et on s'en remit aux circonstances du soin de faire paraitre a nouveau l'Orient sur la scene comique. Toutefois les auteurs retinrent de cette premiere tentative une precieuse indication: si lon voulait faire paraitre l'Asic plaisante, il fallait representer de preference, avec des traits grossiers et superficiels, les formes les plus exterieures de la vie orientale. Aussi n'est-pas la grande comedie, trop hautaine, ni les comediens du roi, trop dedaigneux, qui puiserent au tresor entame: les petits theatres s'en emparerent, et surtout la comedie italienne, fort desireuse des succes d'actualite.. lls ont etc redig6s sur ses notes par Labat. 2. Voir II, 193. - 111, 310. - 1, 324. - I1, 208.

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L'ORIENT ET LA COMEDIE. 231 Au moment ou les voyages de Tavernier et de Chardin venaient de mettre la Perse en faveur ', Delosme de Monchenay r6habilla i la persane le Bourgeois Gentilhomrne: Mezetin se fit grand sophy (le Perse, comme Cleonte avait etc Grand Turc ". Plus tard, au moment oui laffaire des ceremonies chinoises commenqait a avoir tout son retentissement, Regnard et Dufresny donnerent aux Comediens italiens les Chinois 3 (1692): dans cette piecette Arlequin se dleguise en (( docteur chinois ) (les Jesuites leur faisaient une assez belle reputation pour qu'on aimat a prendre leur costume!), Mezetin s'lbabille en ( pagode ), et l'on apporte sur la scene un de ces ( cabinets de la Chine ) qui, chaque jour, devenaient plus a la mode. L'une et l'autre de ces tentatives sont bien anodines, mais par la, la comedie italienne avait habitue les auteurs, les acteurs et son public, a un nouveau genre de sujets, auxquels les circonstances allaient tout d'un coup donner une etrange faveur. II Les veritables precurseurs de la comedie h sujet oriental furent (on ne s'y attendait guere) les auteurs de dictionnaires persans ou (le grammaires turques! C'est grace a eux en effet (lu'on put traduire les contes arabes, et c'est grace aux contes arabes que 1'exotisme cut au theatre un si brusque essor. L'apparition des Mlille et wne Nuits et des Mille et un Jours ' ne fut pas seulement l'heure d'un reveil pour le roman fran:ais: elle cut son contre-coup imme1. Voir p. 1'6. 2. Mezetin grand sophy de Perse, 20 juillet 1689. 3. Jou6 le 13 decembre 1692. i. Voir p. 155.

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232 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. diat, et tres sensible, dans la comedie. Ces contes, en ef'et, enseignaient insensiblement et par de multiples details (... les coutumes et les moeurs des Orientaux, les ceremonies de leur religion... Tous les Orientaux, dit (alland, y apparaissent tels qu'ils sont, depuis le souverain jusqu'aux personnes de la plus basse condition. Ainsi, sans avoir essuye la fatigu d'aller chercher ces peuples en leur pais, le lecteur aura icy le plaisir de les voir an!ir et de les entendre partler. Assurement la traduction frangaise attenuait beaucoup le detail exotique de ces recits; mais elle n'en laissait pas moins transparaitre une vision realiste de l'Orient, telle qu'on ne l'avait jamais eue jusqu'alors. On aima aussi 1'imagination extravagante du recit, les apparitions de genies, les palais Inerveilleux, et, en nmeme temps qu'elle se precisa, l'image familie;re qu'on avait de l'Asie s'entoura de tout un cadre de roman, de fantaisie, d'invraisemblance dont il fut longtemps impossible de la detacher. Cette fantaisie et ce realisme convenaient d6ja a la comedie; mais il y cut par surcroit un lieureux assemlblage de circonstances; Le Sage, auteur ordinaire de la comelie italienne, avait revu et nis en bon style les Mille et un Jouas de Petis de la Croix; or les contes persans, qu'il achevait ainsi de r6veler au public, enferment un joli sens du realisme et beaucoup de malice; l'auteur de Gil Bias y nota plusieurs anecdotes qu'il crut propres 'a devenir d'excellentes comedies. Grace a lui et a son collaborateur d'Orneval, Arlequin, dllaissant les classiques canevas et les hlabituels imbroglios, devint roi de Serendib, ensuite grand visir; il alla jouer (luelques bons tours a l'empereur de Chine, puis revenant vers une Asie moins lointaine, il s'habilla h l'arabe et decida de s'appeler Mahomet; il essaya meme de minauder les graces d'une sultane favo 1. Mille el une Nuits, t. 1, Averlissement.

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L'ORIENT ET LA COMEDI)E. 233 rite. Tous ces (1deuisements successifs, qui convenaient h la bizarrerie de son costume, amuserent beaucoup le public. Aussi Le Sage poursuivit-il son heureuse initiative: les sujets orientaux sont assez nombreux parmi les come(lies qu'il donna aux theatres de la Foire et. la Comeddie italienne; quelques auteurs l'imiterent, et ]'on peut dire que, de 1715 a 1735, il - cut un tres veritable engouemeni pour ce genre de distractions '. Devant ce succes, l'Orient tragique dut ceder et chomer 2; il ne reprit guere faveur qu'apres 17:30. Il y a done la dans l'liistoire du gouit exotique commne une epoqlue; et l'on loit d'autant plus s'y arreter que le type de 'Orient comique s'est forme alors, tel I peu prls qu'on l'a represente, depuis, dans les vaudevilles du t ixx siecle, et tel lu'on le voit encore dans les pieces-bout'es d'aujourd'lhui 3. Comment Le Sage a-t-il accommode a la scene les contes orientaux? I1 serait ridicule d'appliquer a ces uouvres, toutes pimpantes de fantaisie, jolies surtout par leurs lhors-d'ucuvre et leurs jeux l'esprit, l'appareil d'une exacte critique litteraire. Tout est etrange et bigarre dans ces arlequinades, et la plus sotte plaisanterie qu'on pourrait faire a leur propos serait de parleo couleur locale ou 1. iArlequin, roi de Sedrendib, 1713. - Arlequin invisible chez le roi de la Chine, jiillct 1713. - Arlequin grand risir, 1713. - Arlequin Mahomet, 1714. -- Arlequin s/lllane favorite, 1715. - Arlequin IHul'la, 24 juillet 1716. - Arlequin Demetrius, 1717. - La Princesse de Catizme, juillet 1718. - Ar'leqitin sitltane favorite, 1719. - Les Amans ignorans, 1720. - Arlequin barbel, pagode et mledecin, fevrier 1723. - Les Conedliens esclaves, 1;26. - Les Plerins (le la Mecque, 29 juillet 1726. - Arlequin danis l'ile de Ceylan, aokt 1727. - La Suite des Comneliens esclaves, 1728. -1Arlequin I/7l/a, 1" mars 1728. - Achet et lAlmanzine,e jiin 1728.- La Princesse de la Chine, juin 1729. - Iali et Zdmore, juin 1733. - Arlequin Grand Mogol, 14 janvier 1734. - Margleon et hatife, '1" septembre 1735 (tire les Sidttanes de G(uzarate (Ie;ueulette). 2. 1)e 1715 a 1735, on compterait tout au plus deux ou trois tragelies a sujet oriental, dont Zaire. 3. Voir Barberet, Le Saqe et le thelre (te la Foire, 1883, p. 104. - M. Albert, les Th/edres de la Folire,... etc.

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231 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. peinture des caracteres! ( Les moeurs de la Chine sont confondues avec celles de la Perse, et les moeurs de la Perse avec celles de la Sicile ou de l'Inde. Le monde oriental est fort etendu pour Le Sage...J Du moment que la scene se transporte hors de France, hommes et choses ne lui apparaissent qu'a travers les contes des Mille et un Jours et des Mille et une Nuits. En outre a presence d'Arlequin, de Pierrot, de medecins, de procureurs et d'autres personnages episodiques francais concourent a detruire l'unite de couleur'. ) C'est mal dire: la couleur est tres une, mais tres speciale aussi; tout s'y confond: details exacts minutieusement reproduits, plaisanteries italiennes, rnoeurs francaises, et l'ensemble n'est pas sans saveur. On y voit une Chine ou les habitants n'ont d'autre preoccupation que de se promener en sautillant parmi des sons de clochettes et de tambours, qui semblent surgir hors de meubles de laque et de grotesques pagodes; une Turquie facile et amoureuse, ou les eunuques sont melancoliques et spirituels, les maris jaloux et souvent illusoires, et ou les femmes, tres friandes d'amour, introduisent derriere les clotures du harem des idees fort desinvoltes d'emancipation. L'Orient chez Le Sage ressemble fort a I'antiquite dans la Belle Helene! C'est la, apres tout, un joli cadre, souple, fin, aux lignes insinuantes, tel qu'on en voit sur les reliures du xviue siecle. Cependant l'image de l'Orient s'y fait quelquefois plus precise. Pour ne pas trop y insister, car ce sont la des zuuvres dont on s'amuse, sans plus leur demander, faisons ]paraitre a la suite, comme en une retue, les principaux themes de ces piecettes. Quelques-unes (et c'est par la qu'on a commence) ont tache de representer, sous forme dramatique, 1. Barberet, ouvrage cite, p. 107.

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L'ORIENT ET LA COMEI)IE. 23.; les recits fantaisistes et les enchantements dont ne sont jamais lasses les auteurs arabes 1. La princesse de Carizme est si belle que sa vue donne la mort ou la folie a ceux qui l'approchent; le prince de Perse, qui voyage deguise, tente tout pour la voir, et devient fou; mais un ( bracmane indien ) le guerit, et cette folie se resout en n umaiage2. La princesse de la Chine, Diamantine, propose a ses pretendants trois enigmes, et, s'ils restent sans comprendre, elle les envoie a la mort; le prince Noureddin qui, sur un simple portrait, s'est senti eperdument amoureux, devine l'enigme et Cpouse Diamantine, cependant que des crieurs, des bonzes et des lnandarins, accomplissent force ceremonies burlesques3. Plus amusantes sont les comedies ofu Le Sage a parodie la religion mahometane, dans quelques-uns de ses aspects. Poursuivi par ses creanciers5, Arlequin achete au savant Boubehkir un coffre volant; il disparait aussitot en l'air, et debarque a Basra. La il promet son appui au prince de Perse qui aime, sans etre connu d'elle, la fille du roi de Basra. Ingenieusement Arlequin se fait passer pour Mahomet, ce qui donne beaucoup d'autorite a son role scabreux d'entremetteur: il apporte, par la fenetre, a la princesse un portrait dlu prince, et fait savoir au beau-pere recalcitrant sa volonte de proph6te. Alors il lui suffit de paraitre entre ciel et terre, dans son coffre, au milieu d'un 1. Par exemple, Arlequin, roi de Sejrendib. - Arlequin invisible. - Arlequin dans lile de Ceylan. - La Princesse de Carizme. - La PIincesse de la Chine. - Zemine et Alman:or. 2. La Princesse de Carizme, 1718. Comparer la princesse Farruknaz au dlehut (les Mille el un Jours. 3. La 'Princesse de la Chine, 1729. Voir, dans les Mille et un Jours, l'histoire du prince Calaf et de la princesse de Chine. 4. Voir P. Martino, les Arabes dans la comedie et le roman da XVIIIP siecle, Revue africaine, n~ 257. 5. Arlequin Mahomet. Voir le recit de Malek dans l'histoire de Bedreddin Lolo et de son visir (Mille et un Jours).

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236 L'ORIENT DANS LA LITTERIATUIE. grand tumulte de petards et d'une grele de cailloux: les mahometans se prosternent face contre terre, et le roi donne son consentement! Apries cela Malomet redevient Arlequin, mais, pour garder le souvenir (te sa saintete eph6emre, il 6elve une jolie soubrette, qu'il a remarquee, h la (lignite et surtout au role de houri: c'est sa maniere i lui dentrer au Paradis! On etait des lors sur le chemin de la Mecque: les Pelerins de Ia Mecque' (1726) y conduisirent le public. Ce fut un Orient tout a fait burlesque: la princesse Rezia, qu'on voulait marier contre son gre, a feint (e Inourir: le prince Ali, qui l'aimait et qu'elle aimait, s'est enfui de desespoir. 11 la retrouve au Caire, esclave favorite du Sultan, et tous deux se sauvent deguises en calenders, pelerins de la Mecque. Le sultan les poursuit, et les surprendl en un caravanserail; mais, comme il est de bonne composition, il n'a pas l'ame trop turque et pardonne avec l'indifference elegante d'un mari du xviii' sitcle. Entre temps Arlequin, ravi d'etre rendu a son role de valet, s'est initie consciencieusement a la vie des calenders; c'est, nous asssure-t-on, une ( secte tie philosophes musulmans qui, sous le masque de la s6verite stoicienne, suivent les maximes relachees des epicuriens,. Cela est fort du goat d'Arlequin, et le imetier d'ailleurs n'est pas difficile: il suffit de tourner sur soi-menme, corme les faquirs de l'Inde, aussi vite qu'il se peut, de demander la charite, de faire la cour aux jolies filles (il y en a dans la caravane, et Arlequin lui-meme, deguis6 en pelerine, tente la frele vertu de ses collegues calenders). Arlequin parle le turc de Moliere, les Arabes lui repondent dans le plus pur argot, en, rouscaillant bigorne ). On comprend alors que le voyage 1. Voir, (lans les Mille et zn JouLrs, histoire d'Atalmuc surnomm6 le Visir Triste.

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L'ORIENT ET LA COMEDIE. 237 a la Mecque soit chose tout a fait divertissante et que le sultan renonce a en gater la boultonnerie par un geste de mauvaise humeur conjugale. Le spectacle etait (le luimeme si carnavalesque que les pensionnaires de l'Academie de France a Rome n'hesitenrent pas a le reprendre, un jour de mardi gras; en 1748 ils promenerent dans les rues italiennes la Caravane du sultan de la Mecque et sa cocasse mascarade'. La religion mahometane se pretait dans cet Orient de comedie h dle scabreux deguisements, et le spectateur pouvait s'en divertir, avec le sentiment peut-etre de faire oeuvre pieuse: mais, comme de juste, un succes plus vif encore etait reserve aux comedies qui representeraient les moeurs orientales et flatteraient la conception ordinaire de l'amour asiatique: Savez-vous ce qu'en Occident () (lit dles femmes d'Orient? On dit qu'on sait bientot leur plaire. Laire la, laire lanlaire; Laire la, Laire lan la 2. On s'amusa (lone a des substitutions et des deguisements, on relresenta des harems oui toujours se trouvaient des jeunes hommes qui n'auraient pas du y etre; on peignit des sultans que leurs elpouses bernaient joyeusement3. Parmi les pieces de cette sorte, la plus jolie est certainement Arlcquin Hulla (1716): Le Sage y caricatura ingenieusement un trait reel des mcurs musulmanes4. Taher, apres avoir repudie sa femme Dardane, veut la reprendre: 1. Voir la lecture de M. Guiffrey (sous ce titre) i la seance pleniere de l'Academie francaise du 25 octobre 1901. - A. Boppe, le Peintre J.-B. van Mour et la mascarade tIlrque h Rome en 1748, 1902. 2. Arlequin invisible, sc. Ii. 3. Arlequin sultane favorite. - Achmet et Alnanzine. i. Tire des Mille et un Jours (21 jour).

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238 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. suivant la loi mahometane, il faut qu'un autre homme l'ait epousee auparavant; ce mari intermediaire et provisoire, c'est le Hulla, Un bon ami qui de la femme Se fait l'epoux obligeamment, Passe la nuit avec la dame, Et la lui rend honnotement. Arlequin, moyennant cent sequins, consent a faire office de Hlulla; un iman, aux manie~res d'entremetteur, conlmme il convient, marie Arlequin et Dardane: le divorce aura lieu le jour suivant. Mais Dardane et Taher ne tardent pas a avoir de desagreables inquietudes; vers le soir, Arlequin, tres entreprenant, marque son intention d'etre Hulla pour de bon: l'ian assure qu'il en a le droit. On essaie vainement de le tenir eloign6 de l'appartement des femmes et, pour cela, de le griser: impassible, il boit le vin, puis 1)enetre chez Dardan6; on ne peut le detourner de son role de Iulla qu'en l'effrayant par 1'apparition d'un faux commissaire: il r6pudie aussitct Dardane, et Taher, delivre de sa comique angoisse, peut enfin se passer la main sur le front. Bientot ce lenouement parut trol) matrimonial et une nouvelle piece, donnee sous le meme titre en 17281, permit a Arlequin d'abandonner le personnage de Hulla, pour devenir, avec l'approbation du cadi, un reel et definitif mari. On le voit: ces comedies, malogre leur invraisemblance generale, ont pourtant introduit sur la scene une image nouvelle de l'Orient, assez nette avec ses traits charges, et qui parfois meme n'est pas d6pourvue d'une certaine exac1. Nouveau Theatre italien, I, 227. - Elle fut remani6e encore en 1776. - Le sujet a ete repris en 1793, le lulla de Samarcande ou le Divorce tartare.

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L'ORIENT ET LA COMEDlE. 239 titude dans le detail. Le merite en revient pour beaucoup aux contes orientaux que Le Sage a imites de tres pri's; mais n'est-ce pas chez lui une tres grande originalite deja que d'avoir songe at les adapter? n'a-t-il pas aussi montre, en y reussissant si agreablement, un tres joli talent? Apres lui, le type de l'Orient comique etait tout a fait defini: on allait continuer a plaisanter les pratiques religieuses des musulnmans, le ceremonial de leurs prieres, leur horreur pour le vin, l'austerite douteuse de leurs lervis; on allait sans cesse montrer le mari turc, grave et amouweux, superstiticux et melancolique, la tete ecrasee sous le turlan, entoure de ses nonibreuses femmes, qui l'aimaient ou bien le trompaient, mais toujours se disputaient. 1II Les auteurs de comedies-boulTes tiennent moins que personnec i l'originalite; une certaine Inonotonie ne disconvient pas au rire, et peu importe qu'une situation ne soit pas neuve ou qu'une drolerie ait et6 (leja dite si le public ne s'en lasse pas; il y a meine une tentation facile qui reconduit toujours vers les plaisanteries, dont on a pu constater une fois l'efficace succes. Rien ne ressemble plus a un vaudeville qu'un autre vaudeville. Aussi ce qui avait ete de la par t (e Le Sage une initiative devint bient6t une habitude chez ceux qui, apres lui, se firent les founisseurs des tli6atres tde la Foire et de la Comedie italienne: le nombre est. grand des sujets orientaux qui furent mis a la scene dans les deux derniers tiers du xvrin siecle 1. De beaucoup, la 1. Voici une liste h peu pres complete dces comedies orientales: le Serail de Delys, 1735. - Les Franfais au Serail, 7 juillet 1736. - Arlequin Grand Mof/ol, 1737. - Zdleide, 13 mai 1743. - Zulisca, mars 1746. - Arlequin pris esclave par les Turcs, 2 juillet 1746. -L'Heureux Esclave, 25 fevrier 1747. - Arlequin au serail, 29 mai 1747. - Les Veuves turques,

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240 L'ORIENT DANS LA LITTELIATURE. turquerie y domine, et la chose est toute naturelle, puisque c'est sous cet aspect que les premieres tentatives de comedie avaient figure l'Orient burlesque; meme on habilla a la turque les sujets chinois ou les personnages indiens, comme si les sultans de Constantinople et les cadis musulrnans eussent recu la mission et la jalouse specialite de faire rire. La Turquie, au xvIlC siecle, se realisa presque toujours en une image plaisante, et peut-etre est-ce a ce moment (Iu'on commenca a installer les ( tetes de Turc, parmi les divertissements des champs de foire. Pendant cette periode le genre se precisa, et memne se dleveloppa un peu; on renonma a imiter de tres pros les contes orientaux, ce qui donna aux pieces plus d'allure; a force de representer les memes situations, on y acquit une aisance tres spirituelle; grace au progres general qu'avait fait la connaissance de l'Orient, on put multiplier les details exotiques et les allusions aux mncurs d'Asie; on enrichit aussi la mise en scene. Enfin (et ceci est le plus important) on en vint a imaginer quelques formes nouvelles de comedlie orientale; il semble qu'on puisse distinguer, parmi l'amas des sujets, trois directions principales: il y eut des pieces de pure exhibition, des parodies des mceurs asiatiques, des comedies ou l'on rapprocha en un contraste agreable les Franqais et les honmmes d'Orient. 21 aoit 1747. - Le Bacha de Smyrne, 9 septembre 1747. - Arlequin dans 'ile de Ceylan, 16 juin 1754. - Le Barbier de Bagdad, vers 17-55 (non joue). - Les Chinoi.. 18 mars 1756. - Les Magots, 19 mars 1756. - Le Bonhomnce Cassandre aux Indes, 17)5. - La Pomme de Turquie, 1756. - Le Fau. Dervis, 5 septembre 1757. - Les Armants introduzits an serail, 1759. - Le Musulman, 1760 (non joue). - Le Cadi dupe, 1761. - Soliman 11 ou les Sullanes, 9 avril 1761. - Le Mlarchand de Smnyrne, 26 janvier 1770. - L'lndienne, 31 octobre 1770. - Arlequin cru /ou, sultan, Maholmet, 1770. - Le Serail d l'encan, 1782. - Le Sultan ene'reux, 1784. - Le Bazard ou le March tlurc, 1784. - Le Hulla de Samarcande ou le Divorce tartare, 1793. - Le Serail ou Ia Fete dut Mogol, 1799.- Mme Angot aue serail de Constantinople, 1800,... etc. Le mouvement continue ensuite, a peu prOs regulier. 1. Voir p. 175.

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L'ORIENT ET LA COMEDIE. 2i1 Quelques-unes n'avaient d'autre pretention que de faire defiler devant le public une serie de minois, mnoins asiatiques que parisiens, et toute une succession de costumes plus ou moins authentiques. Cela plaisait pour des raisons qui ne sont plas tout a fait d'ordre litteraire, et cela cadrait a merveille avec l'id6e voluptueuse qu'on s'etait formnee de la Turquie. Ainsi le Serratil t I'oican montra assez drolement la vente aux encheres d'un serail multiple et international. Mais Ic p)ublic ecoutait plus volontiers les comedies ou paraissait, enveloppee d'une raillerie legere, l'image lointaine t'une Asie veritable. Les Veuves turques de Saintfoix 2, par exemple, replr6senterent les jalousies et les ruses de Fatimc et de Zaide, fort einpressees a se derober l'ute i l'autre le bel Osmin, que pourtant clles vculent epouser (le comlpagnie. Palissot, dans le Balrbier de Bagdad, peignit, d'apres s s Mille et uzce Nlits, les bavardages ct le zlie malheureux d'un barbier arabe qlui, avec l'excellente intention de servir ses amnis, les met d(ans les plus facheuses postures. Poinsinet, dans le a;ux Dervis;, reprit l'ternelle histoire du mari turc trompe; le vieil Ilali se voyait enlever sa Fatime au nom du Koran, et il ne lui restait pour se consoler qu'un chocur d'illusoires houris! L'Arlecquin an serail dle Saintifoix est particulierement reussi. Son serail est d'une haute fantaisie; des derviches s'y promnnent, qui sont des amnants deguisss; des bachas offrent, colrnle presents amourcux, la moitie de leur moustache; des mnusulmans se desolent parce qu'ils ne se sont 1. Joue a I'Anmbigu-Comique en 1781. Voir le Bazard ou le IMarche turc, 1;84 (parodie de la Caravane d(u Caire de Gretry). - Le derail ou la Fete du Mogol, 1799,... etc. 2. Jouee en socicte, mai 1712; - par les Comdlliens, le 21 aoeit 1717. 3. (Euvres dte Palissol, Paris, 1763, 1, 149. Voir, dans les Mille et une Nuits, Ia 157" et les suivantes. 4. 5 septemlre 1757. 5. 29 mai 17 7. 16

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242 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. pas, dans leurs prosternements, tournes vers la Mecque avec une suffisante exactitude; le sultan se laisse betement voler ses esclaves; ct enfin (c'est le comble!) les muets, les fameux muets du serail retrouvent la voix. pour dire les tourments romanesques de leur cocur': SCAPIIN. Monseu, je suis un des muets m du s;rail. ARILEQTlIN. All! vous etes muet! ei! bien, monsieur le muet, qu'avez-vous ai me dire? Le muet racontc qu'il est charge de la garde des femmes: Comnme muet et sans consequence, je puis entrer quand je veux dans leurs appartements.... Al! qu'elles sont belles! Monseu! qu'elles sont belles, que de charmes elles etalent sans cesse it ma vuc!... AH IEQUIN. Par quel hasard, s'il vous plait, vous trouvez-vous inuet? SCA PIN. N'etant pas assez riche pour avoir un serrail a moi, je crus qu'il serait fort agreable de vivre dans celui des autres, et j'engageai un marchand d'esclaves d(e mes amis 'i me pre:senter au pacha commrne un des muets les plus rigides. ARLEQUIN. Fort bien. Les beautes dont vous etes le gardien sont-ellcs nornbreuses? SCAPIIN. Elles sont dix. AIILEQUIN. Apparemment que parmi ces dix il y en a quelqu'une it qui votre ccur donne la preffirence. SCAPIN. Non, Monseu, non. Je les aine toutes. Ah! i vous les voyiez! ce sont ou de grands yeux noirs, pleins de feu, ou de beaux yeux bleus, tendres et languissants; cc sont des tailles lines et Igehres, ou de ces tailles dont l'enmbonpoint cliarmant.... Entin, Monseu, mon c(eur ne peut dicider entre elles; dans un combat perp6tuel, il va de celle-ci 'i celle-la, de l'une a l'autre, et le soir, lorsque je suis seul, je voudrais leur avoir parle a toutes. ARLEQUIN. Aux dix! Diantre! pour un muet vous etes un furieux discoureur. 1. Sc. ii.

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L'ORIENT ET LA COMDIlE. 243 Cette image (le l'Orient etait suffisamment fantaisiste, spirituelle et bouffonne; elle sous-entendait assez de polissonneries, pour que le public du xvI siecle s'v soit complu; par dlle, il vivait un moment dans ce monde de facile morale, il s'ouvrait les harems ou, disait-on, les voyageutrs franqais etaient accueillis avec un empressement tres flatteur. Des lors comment ne pas faire entrer, a la suite d'Arlequin et de Scapin, quelques vrais Fran}ais dans ce serail de comedie ouvert ai ous les vents, ou les portes n'avaient point de serrures, ou les fenetres invitaient a l'escalade, et oh les plantes exotiques du jardin formaient, comirn e dans le Mar iage de Figaro, une allee de marronniers toujours amoureusemnent peuplee 1! Cela flatterait l'amourpropre national en faisant triompher a l'etranger la galanterie francaise; ct puis ne rendlrait-on pas visible, en un rapprochement significatif, l'excellence de nos mceurs et de nos institutions! Vraiment, developper de tels sujets, ce serait presquc faire ceuvre patrioti(ue! aussi les pieces ne manquerent point, com posees sur ce modele; et c'est la en somme u ne donnee assez originale,que n'avait pointconnueLe Sage. On pouvait d'abord pretendre que 1'Asie savait se donner, a l'exemple (e l'Europe, des sentiments raffines et delicats, et Chamfort introduisit dans son Marchand de Smyrne '1 des Turcs a l'ame exquise: il est vrai qu'ils 1. Voir, par exemple, Ie Bacha de Smyrne, 9 septembre 17-7, et les couplets (es Inles (In lnsantes, 17;i1. ROXANE. J'ai cru quo des scrails persans IEn tout tenmlps on gardait l'enceinte: Que nile eunuques surveillans Nous tenaicnt toujours dans la craintc; I,cs Musulmans.... FATIM E.... Tous ces gens-la A Paris ont fait un voyage. D)epuis qu'ils ont vu l'Opera, Ils ont change d'usage. 2. *2; janvier 1770.

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244 L'ORI0ENT D)ANS LA LITTERATURE. avaient vovag6 en France! Hassan a connu le prix de la bonte, grace au Marseillais Dornal, qui l'a rachete d'esclavage et trWs humlainement traite. Aussi s'est-il fait une nouvelle vie, toute de charite et dl'amour; mais sa joie la plus grande sera de sauver son ancien bienfaiteur, ai son tour echoue dans l'infortune, ct (le lemontrer ainsi qu'un Ture pelnt agir conmme un Francais. C etait la presque de l'idylle, et la come6die bouffe ne s'en contente pas a l'ordinaire; i)lutot que ces victoires morales, clle vent (des triomrples galants. Quclques Cliinois le passage h Paris inspirerent toute une sterie de jolies petites pieces: on aima a penser qu'ils avaient pIrofite tout i fait de ce sejouir, et que, revenus dans leur pays, ils n'avaient plus trouve de cruelles parmi leurs compatriotes, Ces filles!lien gentilles, I)ont Ics yeux sont longs Et les pieds inignons. 'lamn-Tam, dans les Chiaois dte FavarIt, ( fait l'amour it la fran:aise ) et p)ersuade sans peine a la fille du mandarin Xiao que c'est la chose du monde la plus agr6able:... Que ces cliniats lleureux Sont difflrents du pays ou nous soninies! Les fenmmns -i Ilekin sont escliaves des lhoinimes, Mais it Paris elles regnent sur eux.... AGESIE. Coim, lent! en liberet 6 le s llotiimies (t les fenines.... TAM.-TAM. S'entretiennent d'amour du matin jusqu'au soir. CIIINICA. All! que c'est un lays que je voudrais lien voir;! Plus belle encore serait la victoire de notre civilisation, si un Turc, seduit par la grace d'une Parisienne, oubliait 1. II Cinrse rimpaltrato, 1753. - Le Chinois poll, 1754. - Les Chinois, 1 16. 2. De Favart et Naigeon, 18 mars 17;;6. 3. Sc. v.

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L'OIIENT ET L;A COMEDIE. _24;) assez les scrupules (le sa religioi et (le sa nation pour se rendre digne d'elle et l'epouser '. Mais le comble de gloire serait de depechler vers les s(erails d'Orient quelque vive Francaise, libre d'allure et de propos, qui effacerait ses rivales, enthousiasmerait les homines, et profiterait (de sa domination amoureuse pour reformer la legislation et la morale asiatiques! Ce spectacle fut lonne par Soliman second on les Trois Suiltaes de Faart 2: c'est assurement la plus jolie des comedies (a sujet oriental qu'on ait jamais representee. Le sujet en fut pris a un conte de Marmontel 3 qui n'avait rien de tres foltitre: au nom (le la philosophic, I'auteur s'inlignait de la condition des femmes l'Orient, a ces machines caressantes ), et de la conception qu'elles acceptaient de l'amour. Un sultan de bonne composition se mettait a I'ecole d'une Francaise, Roxelane; il apprenait d'elle (quil n'est rien de si (oux qu' ( un coeur nourri dans le sein d(e la lilerte t, surtout quand ce coeur est accompagne (' U( un petit nez retrousse ))! Pour la remercier de ses leqons, il l'6pousait, apres avoir disperse tout son serail. Favart renouvela entierement le sujet, grace a quantite de details tout a fait droles, grace aussi a ses couplets artistement alertes; et l'on ne sait cc qui agree le plus dans ces trois petits actes, ou l'allure generale de la pice, ou les delicieux hors-d'oeuvre dont elle est riche. Cinq cents femmes, ( nonmbre superflu 'inutiles femelles ), se disputent le cceur de Soliman, ou plutot se disputent entre elles, au grand (lepit des eunuques:... Ce sont des cabales, Des tramnes, dles caquets; enfin c'est un sabbat 4! 1. Fagan, le Musulman, non joue, 1760. 2. 9 avril 1761. 3. Soliman II, Contes moraux, Paris, 1824, 1, 34. 4. Sc. 1.

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246 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. Le sultan, qui n'y tient guere, car il a l'ame sensible et le ccur delicat, a ( remarque o, parmi cette assemblee, trois esclaves: Elmire, une Espagnole, coquette et orgueilleuse; Delia, une petite Circassienne, voluptueuse et sournise; Roxelane, une Francaise, ( vive, etourdie, altiere, un vrai demon ): c'est vers elle qu'il est surtout attire. Mais Roxelane, loin de s'enorgueillir du caprice royal, et d'en profiter, veut mettre ( le sultan h le'cole ): Vous etes empercur, et moi je suis jolie: On peut aller de pair. Aux ruses et aux coquetteries de ses rivales elle ne repond que par des frasques divertissantes: ses audaces et ses insolences tournent tout a fait la tete au sultan; alors, devenue maitresse de son coeur, elle lui enseigne le charm e... de l'amour pur, ne de l''galite, Que reciproquement l'un h l'autre on s'inspire 2 Soliman, convaincu et transporte, renvoie les quatre cent quatre-vingt-dix-neuf autres femmes, et epouse Roxelane, qui se revele alors comme une future grande reine; le chef des eunuques conclut tristement: Me voilai casse! All! qui jaimais aurait pu dire Que ce petit nez retrousse Changerait les lois l'un empire 3? Et au moment ofu les acteurs se retiraient, le public avait vu des coussins orientaux, dles cassolettes et des sophas, de grandes pipes et de petites tables, des danses d'Asie, des rondes d'odalisques, des invocations a Mahomet, et les pre1. Acte II, sc. In. 2. Acte III, sc. vin. 3. Acte III, sc. x.

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L'ORlENT ET LA COMEDIE. 247 paratifs d'un repas a la turque; devant lui le sultan avait jete son fameux mouchoir, et il s'etait trouve de belles jeunes femmes pour le rarnasser: des eunuques noirs avaicnt encadre des esclaves blanches; des musulmans avaient bu en cachette un vin qu'ils etaient alles chercher chez leur mufti, charge de l'interdire; des muets et des bostangis s'etaient tenus )prs des lourdes portieres qui cachaicnt a peine les chambres du harem; sans cesse on avait dit, chante, mis en musique, et en ballet, I'amour maitre du serail. C' tait bien la l'dvocation la plus complete, sans etre trop scabreuse, et aussi la plus spirituelle de l'Orient voluptueux, tel que les imaginations aimaient a le concevoir. Favart y avait ajoute l'attrait de la galanterie francaise, et le libertinage elegant de 1'epoque. Comment s'etonner si les Trois Sultanes ont ete reprises jusqu'en plein xixe siecle? et qui sait si cette comedie n'a pas particulierement contribue a installer dans la tradition l'image egayec et quelquefois drllatique (le l'Asie, telle qu'elle existe encore? IV Si l'on veut etre,h peu pres comnplet, et au moins indiquer toutes les influences principales que le theatre recut de la connaissance de I'Orient, on doit venir maintenant a un nouveau genre de ( divertissement ) ne avec le xvnll siecle, l'opra-comique. II faut bien reconnaitre deis l'abord, pour s'interdire toute illusion, que les librettistes, comme les musiciens, resterent assez longtemps sans realiser une wouvre qui eut un suffisant prestige esthetique; neanmoins leurs essais, a supposer qu'ils n'aient ete que des essais, furent (le tres grande consequence pour l'art dramatique dans son ensemble.

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L'ORIENT DANS LA LITTERATUIIE. En d6pit de quelques tentatives incertaines et isolees', on pent dire que le a theatre lyrique ) n'a guere eu son debut qu'avec les premieres annees du xviie siecle2; lu Ioins est-ce a cette epoque qu'apparait veritablement 'opera-comique, accueilli presque aussitot avec une unanime faveur. Or les contes orientaux, mis a la mode par les Mille et une Nuits, sont alors dans le plein de leur 6clat; la donnee fantastique, I'imprevu du recit, la richesse du cadre, I'exotisme des lieux ou la scene etait situee, tout invitait les auteurs a en tirer profit pour l'ornement d'un spectacle oi il convient surtout d'exalter l'imagination, d'etonner les yeux, et de prendre le spectateur par tous les sens. La lampe merveilleuse et les palais des genies, les fetes chinoises, les jardins turcs, les fenetres emplies d'arabesques, devaient tenter l'audace des decorateurs et des machinistes, l'autant plus que l'opera etait des alors leur domaine. En outre, des sentiments ardents et des passions extr(mement amoureuses, telles qu'on les imaginait en Asie, pouvaient sembler un theme suggestif aux modulations de la musique. L'Orient etait par excellence matiere d'opera. Aussi les librettistes d'alors ne se firent pas faute d'y placer leurs trag6dies ou leurs scenes lyriques, leurs ballets et leurs operas-comiques3; et ils furent assez avises, 1. Voir Recteil general des operas represenlts par l'Acaddmie de lMusique, Paris, 1703. 2. Ballels, operas et autres ouvrages lyriques, par ordre chronolofrique, Paris, 1760. - Theitre de l'Opera Conique on recueil des pieces restees au repertoire, Paris, 1812. 3. L'Europe galante, 24 octobre 1697 (une entrde pour la Turquie). - Semiramis, 29 novembre 1718. - La Beine des l'ris, 17 avril 1725. - Les Amunsements de l'automne, 17 avril 1725. - Achmet el Almanzine, 30 juin 1728. - Zdmine et Almanzor, 27 juin 1730. -- Les Indes f/alantes, 23 aoit 1735 [trcs gros succ s: de nombreises reprises]. - Les Inles chantantes, 17 septembre 1735. - Scanderberg, 27 octobre 1735. - Les Genies, ballet, 18 octobre 1736. - La Princesse de Golconde, 27 aoet 1737. - Zais, 29 f6vrier 1748. - Semiramis, 4 d6cembre 1748. - -Zoroastre, 5 decembre 1749. - Les Indes dansantes, 26 juillet 1751. - Il Cinese rimpatriato, 16 juin 1753. - Le Chinois de retour, 20 juillet 1754. -- Le Ballet

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L'ORIENT ET LA COMEDIE. 249 tout en composant leurs (cuvres, pour raisonner les motifs de leur choix et deviner les avantages qui, par la suite, en devaient resulter pour la scene francaise Le public jugera, dit lun d'eux, ]a11 l'essai qu'on lui presente aujourd'hui, si le systblme fabuleux des Orientaux m6rite d'occuper nos thleitres autant que la inyllologie grecquf et romnainc. On a cru que l s menrvecilles des tris et des D)ives [( genies favorables cele6bres daes les romans turcs et persans p,,ouvatint succeder aux miracles des dieux (de l'anliq ui t et aux prodi,,es des encllant'urs et des f;ees tie la chevalct'ie errante... Ces (icteurs ctrangers introdutits sur t l,e ltC 'iqtje! amnkncraient puct-Otre tonte la varicte qui li est si )iecc'ssaire i. I1 ne s'agissait d(e rienl le mtoins, cormme on voit, que de renouveler les sujets! et il est curieux qu'a la meme epoque les memes declarations se soient inscrites dans ]a preface d'une tragelie 2 C'eut etc un tres grand service rendu au theatre; et il semble bien que l'opera-comique ait mieux rempli ce programme que la trage(die ne 1'a fait: 1'Asie est restee un admirable tlieme lyri(lue, sans cesse repris. Et, tle lonne heure, on essava de faire rendre aux sujets orientaux tout ce qu'ils enfermaient de decor pittoresque et (le riches costumes. Un auteur3 se plaint quc les difficultes materielles ne lui aient pas permis de realiser toute la couleur locale qui eut ete dans son dessein: quand on fait de pareilles declarations, encore qu'elles avouent de l'impuissance, c'est que l'on a coinmence h s'engager resolument dans une voie nouvelle. chinois et turc, 12 juin 1755. - Les Tartare.,, ballet, 14 aofit 1755. - La Rencontre impreoue, 1764. -- La Matroe chinoise, 2 janvier 1765. - Aline, reine de Golconde, 15 avril 17(i6. - Zelire et Azor, 16 dlecembre 1771. - Azolan on le Serment indiscret, 22 novembre 1774. - La 'ete chinoise, ballet, 27 janvier 1778. - L'ldolo cinese, 10 juin 1779. - Alexandre aux Indes, 23 aoflt 1783. - La Ca'ravane (du Caire, 15 janlvier 1784. - Alcindor, 17 avril 1787. - Beaumarchais, Tarare, 8 juin 1787.... etc. 1. La Reine des Peris, Paris, 1725, Avertissement. 2. Voir p. 209. 3. Zoroastre de Cahusac et Rameau (5 denmlire 1749), Paris, 1756, Preface.

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250 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. I1 nous est bien difficile aujourd'hui de juger les resultats; il faudrait deviner, a travers des livrets incolores et des indications de rnise en scene forcement pauvres, ce qu'a pu etre la representation rtelle; on peut assurer, sans risque d'erreur, que la decoration, avec les moyens dont disposaient les artistes du temps, fut d'une richesse suffisante: et les contemporains ont souvent admire, en vers ou en prose, la pompe du spectacle & l'Opera. C'est la que parut, coloree par la peinture, illustree par la musique, l'image la plus exotique peut-etre qui ait 6te donnee, au xvIlll siecle, de l'Orient. (r c'est un fait qui n'a point regard seulement au 'TlieatreLyrique; on l'a dlit: L''Opera devient au xvii" siecle notre premiere scene 1. La tragedie franqaise, depuis 1740 environ, se dirige vers l'Opera. I1 ne faut jamais perdre cette idee de vue. Voltaire en particulier essaya (( 'etablir a la Comnedie-Franqaise la singularite des decorations et des costumes et tout ce qu'on y pouvait transporter de la mise en scene de l'Opera 3. I1 y a la le commencement d'une evolution, qui se dessina vite en traits assez nets, et qui se poursuivit au xix~ siecle. Vers 1830 la renaissance (de I'opera a grand spectacle cut, sur le drame romantique en formation, la plus efficace des influences; elle lui offrait, commne modele ideal, des ensembles merveilleux d'eclat et de nouveaute, un lhabile emploi des sujets historiques et de la couleur locale, surtout des scenes vivantes, et agitees par la foule des acteurs qu'on y voyait evoluer. Si done, comme il parait bien, la connaissance de l'Orient a favorise le developpcment de l'opera, et si celuici, par contre-coup, a reagi sur les autres formes drama1. Lanson, Litteature franpaise, p. 643. 2. Faguet, Journal des Debats, 12 octobre 1903. 3. Lanson, passage cite.

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L'ORIENT ET LA COMEDIE. 251! tiques, il faudrait dire quo le gout de l'exotisme a eu au th6etre un retentissement lointain. II n'a peut-etre pas produit de grandes oeuvres, mais il a contribue a faire sentir, contre la tragedie rigide et uniforme, le prix de la souplesse et de la variete; il a permis de complrendre que 1'imagination pouvait se deployer sur la scene, comme il seimble d'abord qu'elle ne puisse le faire que dans le roman.

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CHAPITRE III L'ORIENT ET LE ROMAN 1. Les contes orientaux et le roman. -,es Mille et une \uils et les Mille et un Jours; raisons de leur succes. - Imitations, contrefa(~ons et pastiches. - Les contes de fees. -- Succes persistant du genre. II. Tentative de reaction: lamilton et Cr6eillon.- Formation d'un nouveau type de roman: le Sophia; ses imitations. -- Fantaisie et inconvenance; caractere peu exotique de ces ciuvres: le faux Orient.Cretillon et Van Loo. II. Autres formes du roman oriental. - Romans pornographiques. -- Rlomans historiques et galants. - Romans moraux. - Romans a clef: 'Orient railleur. - Passage du roman it la satire pure. I Le roman et le tlhe'tre ont l'un avec l'autre plus (l'un rapport; c'est evidemment dire une banalite, mais, puisqu'apres tout elle exprime une idee vraie, on est bien en droit de l'enoncer encore. Les limites par lesquelles on voudrait separer ces deux genres sont assez indecises, et plus l'un auteur s'en est aperqu a ses clepens quand il a voulu faire d'un roman une comedie, ou donner la forme romanesque a un drame. C'est qu'en realite de l'un comme de l'autre le public attend les memes impressions, ou du moins des impressions semblables: a l'un comme a l'autre il demande de creer des formes qui puissent donner (t son imagination excitee l'image (de la vie, reelle ou id6ale, mais toujours vivante. On doit done bien s'attendre a ce que les

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L'OR1ENT ET LE ROMAN. 253 influences qui agissent sur le theattre soient inanifestes aussi dans le roman; et si la comedie orientale a etW renouvelee par l'apparition des Miill e et n ae Nuits, il est naturel qlue la lecture des contes orientaux ait transformln completement le roman exotiquc. L'6venement se produisit en efiet, et il cut me'ie plus de consequences: d'abordl lparce lue l'action fut directe, ensuite et surtout parce qu'elle s'exerca en un Inilieu vraimlent neuf. Jusqu'aux lpremnieres annees du xviIe siecle, l'image de l'Orient avait et6 tout a fait absente du roman '. I1 y cut non pas progres, mais revelation. Les etules orientalistes, les.jeunes d(e Ilangues et les scltcraircs-interpretes dlu roi2 avaient, par un long' travail erudit, lpre)1ar cette revelation; elle vint si a point qu'elle fut soudaine et s'acheva en l'espace le quelques annees: de 1705 a 17 10 les manuscrits (le la billiothequle dlu roi, hativemenit tra(luits, 6pandirent brusquemient les contes qu'ils tenaient enclos lepuis longtemps. (alland commcnca le mnouvement, et en 1704 un tout lietit volume3 inaugurait la pubIlication d(es Mlille et une N sits; certes le tradlucteur ne prevoyait point le succes r6serve a son uuvre, et il la presentait moins comme un regal offert t l'imagination que coinme un moyen commode de connaitre les civilisations d'Orient. Rapidement d'autres volumes suivirent, q(ui deroulerent a de courts intervalles, comme les fascicules successifs d'une Revue moderne, les interminaIles liistoires de genies et d'enchantements. Pendant que la publlication s'en achevait, Petis de la Croix, prenant llace a c6t de son collMgue, ouvrait dans la mInine veine un nou1. Voil p. 28 et suiv. 2. Voir p. 1.,O et 155. 3. 11 contient 30 nuits. 4. Avcrtissenient (Id tome 1.

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L'OR1ENT DANS LA LITTERATURE. veau filon l'H:istoire de la Sultane de Perse et des Visirs apprit comment un jeune prince, injustement condamnn a mnort, fut, pendant quarante jours, tantot sauve du supplice par les contes des Visirs, et tantot menace de perir sur l'heure grace aux contes de la Sultane: Visirs et Sultane se disputaient la volonte incertaine du roi. Mais cette nouvelle richesse fut vite epuisee, et pour que le succes ne tarit point, Petis de la Croix entreprit de traduire d'autres manuscrits, et donna a son collaborateur Le Sage de nouveaux brouillons a rediger en bon style. Les Mlille et un Jours 2, encore qu'ils forment un bagage moins consid(erable que les Mille et tue Nutits, emplirent, jusqu'a la combler, la memoire avide des lecteurs francais; et beaucoup de volumes furent necessaires pour que la princesse Farruknaz, fatiguee d'entendre conter les histoires d'amants fideles, revint tout a fait de ses premiefres defiances contre les lhommes. Encore y montra-t-elle plus de discretion que le sultan Schahriar, a qui il fallut mille et une nuits veritables pour lasser la verve (le son epouse Scheherazade, et convenir que les femmes avaient au moins la vertu de l'obstination! Pendant dix ans le public fut assiege et entoure de ces contes: et il vecut au milieu de toutes les creations fantaisistes de cette litterature orientale. En une fois, il reparait la longue ignorance ou il avait jusque-la consenti a rester; et quand 3 ces traductions furent aclev6es, les lecteurs ne se sentirent point harasses: leur bonne volonte restant entiere, ils ne gouterent point le charme exquis de la mille et unieme nuit: elle est la derniere! Tout de suite 1. Paris, 1707, in-12. 2. Paris, 1710 etannees suivantes. 3. Le moyen age avait connu le Roman des Sept Sages (textes du xIe et du xii siecle), qui est aussi un recueil de contes orientaux. Voir Gehhart, Conteurs florentins, p. 6.

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L'ORIENT ET LE ROMAN. 255 ils voulurent entreprendre la mille et deuxieme, et passer de la aux suivantes: ils demanderent des suites, des contrefaqons et des recommencements. Pourquoi cet enthousiasme? Les petites histoires franaises, dit un auteur du temps, ont ordinairernment une intrigue, un plan ct un objet qui se dlveloppe avec ordre; mais l'habitude oil nous somnmes de les lire nous fait trop ais'illen t prevoir le d6nouement, an lieu que les histoires orientales n'ont souvent qu'un seul objet dont 1'eflet est d'exciter la surprise, en voyant que les plus petits incidents amrtnent les plus granldes r6volutions. C(est en cela que consiste presque tout leur attrait' La nouveaut d(e ces contes fut en effet leur principal clharle: il y avait eu tant d'listoires galantes, tant de rolnans amoureux et historiques, nettant en jeu, par des voies battles d'intrigues, les mnmees sentiments chez les meiles personnages, qu'on pouvait en etre lass6: l'imagination du lecteur defaillait, devant la monotonie des titres, en meme temps que celle des auteurs. Au lieu de cela on cut brusquement l'histoire sans fin des cinq dames et des trois calenders fils de roi, celle du roi des Isles noires ou du petit bossu, l'listoire des amours (de Caramalzaman, prince de l'ile des Enfants de Khaledan, et de Badour princesse de la Chine, I'histoire encore de Noureddin et de la belle Persienne, etc.. Jamais on n'avait lu de tels titres, ni entendu de tels noms, et l'on s'eprit par avance d'amitie pour eux. Puis la matiere etait inepuisable, etl'on ne savait jamais si un conte finissait ou bien s'il etait a son commencement, tant les evenements rebondissaient l'un sur l'autre, entrainant toujours plus avant la curiosite, une premiere fois excitee, du lecteur. Si grande etait la richesse d'ima1. DIdicace du tome I des Contes orientaux, Paris, 1743. 2. Contes des Mille et une Nuits. Voir sur les Mille et une Nuits, Revue des Deux Mondes, I1' janvier 1906, p. 145, I'article de M. Carra de Vaux.

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256 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. gination eparpillee a travers ces livres, que jamais lattente ne se terminait dans la d6ception: toujours il y avait du nouveau, et ce nouveau revetait toutes les formes. Sous 'apparente monotonie des recits, il s'etalait une merveilleuse variete, et 'on pouvait lire les histoires les p)lus burlesques, les details les plus realistes, entremilet s a des recits de tendtre amour ou a des aventures tragiques, 1,)ecedes et suivis de contes fantastiques. L'ensemble avait cet attrait piquant (de n'evoquer aucune des cilivisations connues et de ne ploint representer les mours lhabituelles des h6ros de roman; les traductions etaient certes admirables d'inexactitude, et les auteurs avaient hardiinent elague tous les details de la Ilati6re et tous les enjolivements du style que, par pudeur ou pour d'autres raisons, ils craignaient d'ofirir a un puljlic frangais. Mais quoiqu'ils fussent deslial)illes des parties les plus originales et les plus riches de leur costume, les personnages apparaissaient avec un aspect tr6s convenablement exotique: peut-etre, en les montrant tels qu'ils etaient tout a fait, on eut eflarouceh des lecteurs tro) insuffisamment prepares. Ce qui charma aussi (et c'etait la une source litteraire oiu la France avait desappris de puiser) ce fut le caractere fantastique du r6cit. L'liomme, dans les Mille et e une Nuits, semblait 6cliapper aux lois naturelles. 'rraversee par des genies, bouleversee par des catastrophes faciles et inioffensives, encomlree (le gnomes, de magiciens et de sorciers, pleine de talismans et d'animaux extraordinaires, la terre n'etait plus la contree de l)late mlisere, oil s'allongent cote a cote des existences monotones; c' tait un champ ouvert aux plus audacieuses energies et cree pour les plus deconcertantes aventures; le ciel et I'enfer, la surface du globe, tout voisinait indistinctement. Rien n'etait moins

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L'ORIENT ET LE ROMAN. 257 difficile aux heros que de cheminer par les airs ou de courir sous les eaux; de faire pleuvoir l'or dans leurs mains, en une minute de besoin; de se batir instantanement des palais inouis, qu'ils detruisaient d'un geste capricieux; de commander en un mot a toutes les forces dechainees de l'univers. I1 n'y avait que des surhomimes parmi ces heros orientaux, et les imaginations les moins ricles, les ames les plus pratiques aiment ce genre de visions; ainsi elles sont tirees hors de la vie commune, et donnent un deploiement sans fin h leur besoin, presque toujours inexprime, d'ideal. Et il n'etait pas mauvais, pour que le succes fOt sans reserve, que l'amour emplit ces recits l'Orient; noll pas lamour discoureur, nuance, raisonnable des heros de tragedie; mais une passion ardente, enveloppee de parfums, ou il y avait souvent du sang et toujours des fleurs. A l'idee que des longtemlps on s'etait donnee de l'Orient les contes turcs et persans vinrent offrir une matiere abondante; honmmes et femmes, en ces Iiistoires d'amour, ignoraient avec indiff6rence les gestes d(e la pudeur europeenne; les femmes allaient au devant des d6sirs, elles ouvraient le harem a d(es amants nocturnes et mysterieux; derriere les murs clos, oui des tapisseries alourdissaient les bruits, elles offraient des repas l'orgie a des jeunes hlommes, leurs invites clandestins. Tous ces Orientaux, habitulls par fatalisme a regarder sans etonnement les circonstances les plus extraordinaires, agissaient si naturellement que la vie voluptueuse du recit semblait la regle commune de l'existence reelle. L'imagination du xvIIV" siecle, de bonne heure libertine, cut la des visions de serail, de harem, d'odalisques, d'eunuques, dont jamais plus elle ne se lassa. Les raisons de ce succes etaient, on le voit, assez pro17

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258 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. fondes et elles interessaient des tendances assez generales de l'esprit pour que la faveur des contes orientaux, des Mille et uie Nuits surtout, ait depasse les limites d'une mode ordinaire. Des le xvin0~ siecle elles firent partie de ce qu'on a assez heureusement appele ( la litterature universelle ); on les reedita, on les insera dans les Collections de Contes, ou dans les Cabinets des Fees, on rehabilla a leur ressemblance de vieux ouvrages auxquels on voulait (lonner un nouvel agrement2; on les porta au theatre; elles entrerent dans la conversation courante et y resterent sous forme d'expressions toutes faitesS; elles devinrent si I.ien un ouvrage indispensable de chevet que leur lecture parut parfois la seule nourriture intellectuclle qu'on puit donner a un malade. I1 est vrai que le triomphe des Mille et une Nuits fut assure autant par les pastiches, les continuations et les imitations que par l'oeuvre elle-m1nee; presque aussitot apres sa publication, il parut toute une serie de contes fantastiques, crees a sa ressemblance: MM. (alland et Petis de la Croix ou du moins ceux qui leur ont prete leur plume pour r6diger et ecrire les contes arabes, persans et turcs, paraissent avoir epuise la matiere, et il semble qu'il n'y ait plus qu'a glaner apris eux; cependant le fonds des histoires orientalcs est si ample, les fables qu'elles admettent sont en si grand nombre, et clles pretent des aventurcs si 6tonnantes at leurs heros,... que plusieurs de nos auteurs romanciers n'ont pas dedaign6 de puiser dans ces sources... des histoires dont quelquefois maine ils n'ont fait que changer les nomls. 1. Voir, par exemple, le Cabinet des Fees, 1785, ofi les contes orientaux occupent plus (lu tiers. 2. Ainsi, I'lleptanmeio (levint les Mille et une Fav'eurs, contes de cour tirez de l'ancien gaidois par la reine de Navarre et publiez par le Chetvalier de Mou/ty, Londres, 1740. 3. Voir, par exemple, Voltaire, lettre a d'Alembert, 19 novembre 1773: Ne croyez-vous pas lire les Mille et une Nuits, quand vous voyez,... etc. 4. Marmontel, Miemoires, liv. IX. 5. Les Sultanes de Guzaraate, Paris, 17i42, t. I. Avis au lecteur.

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L'ORIENT ET LE ROMAN. Alors on vit maint petit volume qui se disait traduit de l'arabe ou du persan, qui s'intitulait conte tartare, indien, ou bien chinois'; pendant vingt ans, ils firent conmme une suite incessamment renouvelee aux traductions de Galland et de Petis de la Croix. Tantot c'etait un Arabe, parti & la recherche d'une introuvable fontaine de Jouvence, a qui les passants faisaient cent contes pleins (le merveilleux enchantements; tantot un medecin qui, sous pcine de mort, devait par des recits fabuleux amuser un roi souffrant; tantot un mandarin qui disait ses metamorphoses et les transmutations de son ame a travers diverses formes d'existence. Ou bien encore, pour distraire de leur deuil des sultanes, on enlevait chaque nuit en un caravanserail, grace a une potion soporifique, quelqu'un des vovageurs qui y etaient lescendus; et on l'obligeait, dormeur eveille, a enumerer les singularites de sa. vie. Ces tlhemes n'etaient que le pretexte a d'interminables series de contes; beaucoup paraissent l)ien avoir eu leur source dans de vraies hlistoires orientales. Ainsi l'abbe Bignon2, ami de Galland, orientaliste lui-meme, directeur de la bibliotheque du roi, pouvait, sans mentir, ecrire en tete des Aventures d'Ah/dalla fits (l'Hanif: ~ L'intelligence de cet ouvrage suppose partout une grande connaissance des fables orientales. Mais la plupart des auteurs n'avaient pour ressource que leur imagination; ils s'etaient 1. Les Acentures l'Abdalla, fil d'lanif, 1713 (plusieurs r6editions). - Gueulletle, les Mlille el un Quarts d'T/eure, contes tartares, 1715 (reedite 1723). - Les Voyages et Aventures es s trois princes de Sarendib, 1719. (On a pretendu que ce livre a et6 une source de Zadig. Voir Fr6ron, Annee litteraire, 1767, 1, 1'5.) - Les Aventures merveilleuses du mandarin Fum Hoam, contes chinois, 1723 (reedile 1725). - Gueullette, les Sultanes de Guzarate ou les Songes des hommes veeilles, conies mogols, 1732. - Histoire des trois fils d'Hali Bassa el des trois filles de Siroco, 1746. 2. Voir son 1loge, Memoires de l'Acadedmie des Inscriptions et BellesLetlres, 1743, XVI, 367.

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260 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. ingenies d'ailleurs a l'exciter assez pour qu'elle eut quelque chose de la fantaisie et de l'extravagance asiatiques. Gueullette, qui certes n'etait point arabisant, s'est fait une specialite de ce genre de pastiches; et il a ecrit avec un egal entrain des contes tartares, des histoires chinoises et des recits mogols'. Comme. apres tout, il ne pouvait pas toujours creer sa matiere de rien, il est alle la chercher ou il savait la trouver, dans la Bibliotheque oriental e le 'Herbelot ou dans les recueils des Lettres edifiantes: quand ces sources originales lui ont fait defaut, il a simplement, habille h la tartare ) quelque vieux conte italien ou franqais. 1I se constitua meme ou plutot il se reconstitua alors un genre de recits, moins directement imites des Mille et une Nuits; les contes de fee, que le moyen age avait aimes, et qu'une veritable parente alliait aux fictions orientales, eurent cornme une renaissance, que les publications de la Hibliotleque bleite firent de longue duree: beaucoup, comme il etait naturel, se revetirent d'une parure plus ou moins asiatique 3. La lecture en paraitrait bien fastidieuse aujourd'hui meme aux amateurs les plus fervents de l'esprit et des reliures xv-\-i siecle; et si l'on s'amuse par moments de la cocasserie de l'invention ou du style, quelquefois assez agreablement pastiche a l'orientale, la monotonie des sujets, extreme malgr6 leur apparente variete, avite acheve 1. Les Mille et un Quarts d'heure. - Les Aventures mereilleuses du mandarin Fum Iloam. - Les Suiltcnes de Guzarate. 2. II en fait l'aveu dans 1'Avis an lecteur du tome I des Sultanes de (;itt z i ate. 3. A cette epoque: les Aventures de Zeloi'de et d'Amanzarisdine, 1715. - Les Voyages de Zulima dans le pays des fees, 173It. - Faunillane ou I' Infante jaune, 1743. - Zulmis et Zelmaide, 1745. - Contes des gqenies, 1765. 4. Chose qu'on savait faire d(ls le xvn" siecle. Voir Moliere, le Bourgeois Gentilhomne et Substance d'une lettre... sur l'affaire de M. de Guillerages, Cologne, 1683.

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L'OIIENT ET LE ROMAN. de rebuter. Aussi bien, il y eut dles le xvILn siecle des hommes tie gout pour s'en lasser; apres un quart de siecle d'une faveur indiscutee, les contes orientaux subirent les effets l'une reaction qui attenua un peu leur succes. Mais cette reaction ne les supprima pas; elle dirigea plutot, comme on va voir, le roman exotique vers un chemin tres proche. Les contes de feos et les histoires orientales n'en trouverecnt pas mnoins des auteurs et des lecteurs, pendant tout le reste du siecle; on continua a traduire des manuscrits orientaux1; Voltaire2, Diderot3, La Ilarpe', s'amuserent a des compositions de ce genre. Vers 1780, il y eut meme comnme un renouveau de vigueur dans une mode, restee malgre tout vivace; il parut plusieurs collections de contes, riches chacune de nombreux volumes, et c'est le moment que choisit Cazotte pour publier ses premiers contes orientaux', dont il lput, grace au benedictin don Chavis, trouver la matiere dans de vrais recueils arabes. La suite, ou, si l'on veut, la queue des Mille et une Nuits a traine dans notre litterature jus(u'au XLXe siecle; et il ne semble pas, aujourd'hui encore, que son succes soit un simple souvenir. 1. Contes orienlaux tires des manluscrils de la bibliothlque du roi, 1743. - De Sauvigny, Apologues orientaux, 1764. - Inatula de Delhi, Contes persans, 1769. - Saint-Lambert, cables orientales, 1772. - Cardonne, Contes et Fables indienncs, 1778. - Nouveaux Contes orientaux, 1780. 2. Le Crocheteur borgne, 17-6. - Le Taureau blanc, 1764. - Azolan on le Beneficier. 3. L'Oiseau blanc, conte bleu, ecrit vers 1748, publie en 1798. 4. Tanflt el Felime, poemne en quatre clants, 1780 (inspir6 des Arventures d'Abdalla, 1713). 5. Le Cabinet des Fees, 1785. - Bibliotleque choisie de contes nouveaux, 1786. 6. (Euvres badines, 1788 (trois contes). - (Euvres completes, 1798. Dans I'edition de 1817, les contes orientaux occupent presque les quatre volumes entiers. Voir i la meme epoque le Vathek de Beckford, qui fut publi6 d'abord en francais (1787); on avait deja traluit de l'anglais Almoran et Ioamet de Hakesworth (1763).

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262 L'ORIENT DANS LA LITTERATUIRE. II Pourtant on avait essaye, vers 1730, de briser ce mouvement par le ridicule: on ne reussit qu a le detourner en partie, et a creer tine forme nouvelle de roman, assez originale, tres Iparticuliere cn tout cas au xvi~'' siecle. Ne dirait-on pas it vous entendre qu'un conte est le chef-d'(Xuvre de l'sprit humain? Et cependant quoi de plus puriil, de plus absurde! Qu'est-ce qu'un ouvrage (s'il est vrai touilefois qu'un conte inmrite de porter ce nom), qu'est-ce, dis-je, (qu'un ouvrage qui ne plait qu'autant clue la vraisetinblance y est viol6e t que les idees y sont renvers6es, qui, s'appuyant sur un faux et frivole inerveilleux, n'employe des eties surnaturels et la toute-puissance de la fieerie, ne bouleverse l'odre (le la nature et celui des el6inents que pour cr6er des objets ridicules, singulierement imaginez peut-etre, mais qui souvent n'ont rien qui rachlte l'extravagance dte leur creation 1? Voila les verites qu'Hamilton 2 essaya de faire entendre au public francais, et il crut pouvoir y reussir par le moyen de la parodie. I1 ecrivit le Belier Je l'entrepris en badinant, Et je fourrai dans cet ouvrage Ce qu'a de plus impertinent Des contes le vain assemblage 3. Mais il ne lui fallut pas moins (de quatre petits contes pour venir a bout (de cette entreprise, comme si lui-mnme avait pris-plaisir a la lutte, et s'6tait amuse a decorer artistement les armes dont il pr6tendait faire un belliqueux usage. Le Belier fut suivi de Fleur d'lEpiwne et, dans ce gocit toujours, Hamilton ecrivit, les laissant inacheves, les Quatre Facardins et Zcneyde4; on voit qu'il s'liabillait de l'uniforme I. (:rbillon, le Sopha, 1741, t. I, p. 10. 2. Sur Hamilton, voir le livre de Sayous, la Litterature franfaise it l'etranger. 3. Les Quatre Facardins, edition Jouaust, p. v. 4. Les trois premiers paraissent en 1730 (dix ans apres la mort de l'auteur), chacun en un volume. Zenieyde parait en 1743, dans les OEuvres diverses. Les quatre contes furent publiCs ensemble, 17i9, 6 in-12 - et souvent r6edit6s.

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L'OHIENT ET LE ROMAN. 263 ennemi, et que, pour discrediter tout a fait ( ]e fatras ) des Mille et une Nuits, il ne s'etait pas propose d'etre bref! 11 voulut en effet prouver a ses amis, a ses amies surtout, qu'il etait ais6 d'ecrire des recits extravagants et sans suite. Dans le Bllier et dans les Quatlre Facardins, il promena une invraisemblable cohue d'evenements qui se juxtaposent de la maniere la plus absurde: Avant cette histoire finie Vous verrez de l'enchantement; l)'une maitresse et d'un amant Vous verrez la peine infinie; LUne sir'ne, un renard blanc, Parents d'un roi d I,olllbardie, ' paraitront par accident. Vous y verrez nieine un geantt.... Par le procede cher a Scarron, l'auteur annonce des situations grandioses et, un moment apres, il les reduit a des proportions ridicules; il fait ressortir, en le poussant jusqu'a l'incoherence, le desordre des contes orientaux; ou bien il se divertit, par de successifs caprices, a rompre et a abandonner sans cesse le cours de son histoire. Ainsi le reant Moulineau attaque le chateau d'un druide; grace a son Belier, qui est un magicien, il a jete un pont, sur lequel il s'avance avec une fureur bruyante. Alors, pendant cinquante pages, on nous parle de tout autre chose, et quand nous revenons au chateau, au belier, au geant et au pont, c'est pour apprendre qu'il ne se passe rien du tout. La parodie n'est pas bien mlchante; c'est plutot la critique, un peu appuyee, du caractere fantastique et desordonne des Mille et une Nuits. Ces contes, ecrits en tres jolie prose, avec des vers aimables, durent plaire a beaucoup, non pas comme une satire, mais comme (le veritables 1. Le Belier, Paris, 1873, p. 36.

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264 L'ORI1ENT DANS LA LITTERATURE. contes de fees; bien souvent d'ailleurs l'intention premiere d'Hamilton n'apparait point, et il est evident au contraire qu'il s'est amuse a ses propres fictions; il se laissa meme prendre tout a fait par ce charme qu'il voulait briser: Fler d''pine fut purement une Suite des Mille et une Nuits, un recit plein d'enchantements, ou l'ironie n'avait point place; Dinarzade, succedant a sa sa ur Schelherazade, commencait une nouvelle serie d'interminables histoires. C'est la une singuliere mani6re de critiquer que de donner une figure aimable a l'objet qu'on pretend ridiculiser! Edgar Poe fit mieux, plus tard, et la mille et deuxieme nuit, dont il tint a nous center les peripeties, ne fut pas, a lFen croire, de longue duree; Scheherazade avait eu sa grace la veille, mais, par habitude, elle prit la parole: le sultan, enfin lasse de ses sornettes, la fit etrangler sur-le-champ pour pouvoir dormir tranquille '! D'autres repeterent les attaques d'Hamilton, en particulier Crebillon, le fils2' mais il fut plus original; en critiquant les contes orientaux, en se divertissant de leurs multiples aspects, en modlifiant le caractere des aventures et des personnages, il se trouva etre l'initiateur d'une forme nouvelle de roman, (lont le Sopha est reste le type; elle fit fureur pendant une vingtaine d'annees; la grace spirituelle du xvin" siecle, sa mievrerie aussi, le libertinage de son imagination, et en mmee temps quelques-unes de ses plus serieuses pensees, tout ccla parut, melange confus et mal definissable, dans les petits livres dont il va etre question. Crebillon en ouvrit la liste avec Tanzai et Nedrdanl (1734) et Diderot semble bien s'etre inscrit presque la lin avec ses Bi/jo'u indiscrets (1748); dans l'intervalle s'etaient 1. E. Poi, Derniers Contes, Paris, 1906. 2. Voir le passage cite et Ah! quel conte! 1151 (OEuvres compldtes, 1779, IV, 21).

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L'OIIENT ET LE ROMAN. 265 succede une dizaine de volumes', ecrits sur le meme type, dont les bibliophiles d'aujourdl'hui raffolent, d'abord parce quc les editions en sont jolies, et puis - il faut le dire aussitot - parce que les meres, a supposer qu'elles aient voulu les connaitre, n'en permettraient pas la lecture a leurs filles. Deux elements surtout avaient fait le succ6s des contes orientaux: la fantaisie du r6cit, le caractere erotique. Crebillon et ses imitateurs se garderent bien, malgre leurs critiques de facadle, de sacrifier l'un ou l'autre; on etait trop silr, ell les employant, l'e6tre agreable au public; mais on pouvait raffiner et renchrir: Apparemment, est-il 6(crit en tete d'Ainola, histoire indicnne, oucraqe sans vraisenblance 2, qu'il est question de quelque f6e qui protege un jeune prince pour lui en aider:'sic) i faire des sottises, et de quclque genie qui le contrarie pour lui en faire faire un peu davantagc; ensuite des 6vineienents extravagants.. et tout cela terlline par un delnouemlent bizarre amenie par des operations (de baguwctte et qui sans ressenibler it rien alambiquera l'esprit des sots qui veulent trouver un dessous de cartes h tout. C'est de cela qu'il est question toujours, ou (e clioses bien semblables; et l'on voit nettement le lien par lequel ces contes sont rattaclies a ceux des lMille et une Nuits et des Mille et un Jours. Les auteurs d'ailleurs aflirment avec serieux que leur ouvrage est une traduction du japonais ou 4. [Cr6billolnJ, 1'Ecumoire oo Tanzai et Neardane: histoire joponaise, 173i (plusieurs recditions). - Crebillon, Atalzaide, 1736. - [De Cahusac], 1Grigri, hitoire lveritable, traduite duc japonais, 1739. - Cr6billon, le Sopha, 1741. - -[Chevrierj, Bibi, traduit du cbinois par un Franfais, vers 17 5 [du meme, vers 1732 (?), Minakalis, fragment d'un conte siamois]. -De Voisenon, Zulmis et Zelmaide, 1745. - [De la Morilliere], Angoln. hiistoire indienne, 11746.- [De Voisenon]. le Sultan Misapouf et Ia Princesse Grtisemine, 1746. - Diderot, les Bijoux indiscrets, 1748 [La scCrie est au Congo, mais le livre se rattache manifeslement h toute cette s6rie]. - Palissot, Zelinga, hisloire chinoise, 1749. - Crebillon, Ah! quel conte! 1751. - Chevrier, Maga-Koi, iistoire japonaise, 1752. - Saurin, llirza et Fatme, conte indien, 1754. 2. Paris, 1746, p. 12.

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266 L'OR1ENT DANS LA LITTERATURE. du siamois, et meme ils s'amusent a imaginer qu'avant (le parvenir a sa forme fran:aise, le recit a chemine a travers cinq ou six langues, p)erdant il est vrai au cours de la route quelque peu a de ses graces nationales',! Le. thme general est reste le meme. C'est toujours l'eterncl sultan dont il faut endormir la mauvaise humeur par des contes. Mais ce pastiche n'est qu'a l'apparence; evidemment l'auteur se moque; le sultan s'appelle Misapouf, et sa capitale Biril)i; l'empereur des Indes est prodigieusement bete et ne comprend rien pour l'ordinaire aux recits des conteurs; il y intervient quelquefois par des reflexions grotesques! Puis ce qui etait chez les auteurs orientaux le deploiement d'une i magination libre et spontanee, devient une invention si volontairement decousuc et absurde que par moments elle force le sourire; les transitions sont un art que les auteurs veulent ignorer, ou du moins, quand ils conscntent a en user, ils savent les faire fort peu embarrassantes: Le prince... sortit du cabinet et trouvant an p:ied de la terrasse, par laquelle il 6tait entr6, un dromadaire inagnifiquement harnacli6, il nionta dessus, sans s'embarrasser k (lui il appartenait, et suivit en s'abandonnant i ses reflexions le chernin que cet animal voulut pre ndlle 2. L'action est naturellement tout abandonnee aux fees, des fees tres humaines d'ailleurs, au sens ou le xvvii siecle entendait ce mot, tres modernes, et dont la principale occupation est d'accommoder ou de troul)ler les amours des mortels, quelquefois de s'y meler. Elles ont toute sorte d'enchantements a leur service, non plus a grand eflet et qui bouleversent la nature, mais de petites inventions ingenieuses, discretes et malignes par lesquelles elles mettent leurs sujets humains dans des situations humiliantes, 1. Tanza' et Neardane, 1731, t. I, p. xii. 2. Crebillon, Atalacide, 174i, p. ii.

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L ORIENT ET LE ROMAN. 267 et surprennent drolement les lecteurs. Mais ce dont elles sont surtout entetees, ce sont les metamorphoses; leurs proteges ou leurs ennemis passent, pour leur plaire, par toute sorte de formes; rien de tragique d'ailleurs dans cet usage (de la metempsycose, ct l'on devient chien, lievre ou renard, a moins qu'on ne se ldecouvre tout a coup l'aspect ('une potiche, d'une baignoire ou d'un sopha. Le clioix de ces derniers objets indique assez quel genre d'effets les auteurs comptent realiser par le Inoyen de tout ce bric-A-brac magique; les inventions fantastiques ne sont la. que pour permettre a la polissonnerie de se faire plus rafin6ee; si les mots ne resonnaient pas etrangement, quand on parle du xvnlll sicle, on decvrait dire que ces contes sont de la plus dlesinvolte inconvenance: Le cont qe q jej vous envoye est si libre et si plein de chloses qui toutes ont rapllort aux ideles les moins lionntes, qulleje crois qu'il sera difticile de rien (lire de nouveau dans ce genre. Du moins je l'espetre; j'ai cependant evite tous les inots qui pourraient blesser les orcillles modestes; tout cst voile, mais la gaze est si 16gi're que les plus faibles vues ne perdront rien du tableau '. Nous voila avertis! en effet il est impossible de rapporter en un ouvrage d'histoire litteraire les aventurcs du malheureux Tanzai et de la pauvre N6ardane, ni de dire pourquoi il leur fallut quatre nuits de noces, fort eloignees les unes des autres, avant qu'ils consentissent i se croire vrainent maries! impossible d'6numerer les spectacles dont le courtisan Amnanzei, metamorphose en sopha, fut temoin et qui l'invitaient a conclure qu' ( il y a pour leur sopha bien peu de femmes vertueuses 2 impossible egalement d'analyser les sensations du sultan Misapouf, quand les bizarreries de la metempsycose eurent fait de lui une baignoire, et ce ne 1. De Voisenon, le Sltani Misapouf, 17-6. Discours preliminaire, p. xiv. Voir aussi p. 9, oil il cst dit que o ce genre de contes est a la mode,,. 2. Le Sopha, 1, 32.

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268 L'ORIENT DANS LA LITTERATUIIE. sont pas la encore les donnees les plus risquees! On les supporte a la rigueur dans les ouvrages eux-memes, parce que le style en est infiniment joli, et qu'il dissimule avec une habilete amusante, sous des mots distingues et honnetes, tout ce que la matiere a de scabreux. Encore les auteurs n'y ont-ils pas tous reussi; seul Crebillon a eu la main assez legere pour etre convenablement inconvenant, ou, comme on disait alors, ( pour peinlre les plaisirs et leur donner ces couleurs vives qui flattent le caeur en les rendant sensilbles' 1,. Ces donnees graveleuses eurent un succes fou, et cc fut, pendlant quelques annees, une surenchere, entre les ecrivains, a qui serait le plus ose; Crebillon avait deja tres elargi le sentiment de la ldecence2. Voisenon le supprima simplement, et il crut qu'on ne pourrait rien dire apres lui ( de nouveau dans ce genre3 ); mais Diderot sut encore le d6passer; avec les Bijoux indiscrets' le libertinage (levint de la simple pornographie, oui il ne restait plus rien de litteraire. D'ailleurs l'invention, chez tous les imitateurs (de Crebillon, est le plus souvent bien banale, et toujours le roman tourne autour du sopha et ies scenes qu'il evoque; ainsi que ( 1e lit ) dans certains vaudevilles d'aujourd'hui, le soplha trone au centre de ces livres, et on le voit parailre comume accessoire inevitable, dans les ocuvres ot l'on s'attendrait le moins a cc qu'il eut un role, puisque l'auteur n' fait partout ailleurs que de la critique litteraire i. On pourrait preten(dre un moment, par gout de paradoxe, que tout cela est de la couleur locale et que Crebillon 1. Jugement sur Crebillon dans Bibi d(e Clievrier, p. 50. 2. Le Sopha, 17 1. 3. Le Sultan Misapouf, 1746. 4. 1748. Voir, sur les circonstances oil il le composa, le r6cit de la vie de Diderot par sa sceur. Voir aussi de Voisenon, Anecdotes litteraires. Paris, 1880, p. 102. 5. Palissot, Zelinga, 1751.

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L'ORIENT ET LE ROMAN. 269 a voulu evoquer l'Orient volultueux; aussi bien des romanciers modernes se vantent-ils de faire ( vibrer l'Orient avec ses couleurs chaudes ct harmonieuses, ses parfums enivrants, ses reves de haschich et ses voluptueuses esclaves ), pour ecrire en definitive un roman d'attrait fort special. Mais les hommes du xvine siecle n'ont pas eu le desir de colorer leur faiblesse avec ce Inensonge; c'est assurement a l'Orient qu'ils ont emprunte I'idee meme de ces compositions; mais il est question de tout chez eux, sauf precisement de 1'Orient; ou plutot il n'y est parle que ce la France: les voluptes asiatiques n'y font point figure, mais seulement le devergondage (le certains milieux parisicns. Les lecteurs avaient, parait-il, la fureur d'vy, trouver 1'allegorie du siecle ' e; et cc n'etait pas sans motif, puisquc le siecle y etait l)eint. Sous le couvert d'une legere fiction orientale, transparente autant qu'on pouvait le souhaiter, Crebillon et Voisenon contaient l'histoire galante ct scandaleuse du temps, ou bien disaient les propos qu'ils savaient plaire a telle ( spirituelle marquise ~, ou h telle ( comtesse philosophe (. LLes mceurs contemporaines, les financiers, les parvenus, la comedie, l'opera sont decrits et prcsque nommes; tous les chapitres sont pleins de cette psychologie amoureuse que Marivaux avait mise ta la mode: cc n'est ipas (le la satire, c'est une description sympathique et riche de bonne humeur.... Bref on ecrirait aujourd'hui une ceuvre fort semblable, si l'on s'amusait ( transposer en style de contes de fees quelquesuns des romans ofu sont depeintes (I'expression est maintenant academique) les mocurs de (( la Haute 2. Oi done s'etait refugie l'Orient dans ces romans pseudoorientaux? les auteurs se plaisent d'ordinaire a les appeler 1. Angola, 1746, p. 12. 2. A ce point de vue voir surtout Grigri, 1739, et le Sopha, 1741.

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270 LORIENT DANS LA LITTERATURE., histoire japonaise n; peut-etre, puisque le Japon resta tout a fait inconnu au xvIoe siecle, etait-ce la une jolie ironic par laquelle ils edifiaient les lecteurs sur leurs intentions exotiques! En fait, la scene est irreelle toujours: et si l'on veut malgre tout faire intervenir l'Orient, on doit parler d'un faux Orient, d'une Asie de convention. C'est l'Orient des potiches ou des paravents, bigarre, eclatant, moqueur, plein de contrastes, evoquant des spectacles absurdes et des images droles; l'Orient comique des pagodes ridiculement accroupies ou des bonzes a la tete branlante; l'Orient, tel qu'on le voyait en buvant une tasse de the dans un salon franqais, empli de petits meubles et (le grandes robes; I'Orient des gravures demi-libertines oi il v avait des esclaves nues, des sultans gros, et des eunuques noirs, des pipes longues, et des coussins voluptueux '. Ainsi en a t-il ete de nos jours pour les romans ( alexandrins ) ou les drames a neroniens a; on jugeait de leur verite' historique a l'audace de leur donnee ou de leurs details, et l'on s'imaginait en retrouver aux Salons l'authentique illustration, dans les tableaux qui representaient un marche d'esclaves romaines, ou la promenade des courtisanes egyptiennes. Apres tout, ce sent aussi des tableaux qui nous laisseront une exacte idee des romans a la Crebillon. Van Loo fut prie de composer, pour les Gobelins, quatre grandes toiles ou l'on verrait la sultane et les odalisques!; il etudia assez exactement les costumes et le cadre, mais les minois qu'il peignit furent aussi parisiens que possible: la clambre de la Sultane devint un boudoir ou il ne manquait que les petits-maitres, sinon les monches 1. Les graveurs du xvIiie siecle se sont souvent plu a des sujets orientaux. Voir chap. vi. 2. Exposees au Salon de 1775; - deux sont au Louvre, la Sultane et ses odalisques, Toilette de la sultane.

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L'ORIENT ET LE ROMAN. 271 et la poudre (de riz; et la salle oii travaillaient les odalisques fut conmme un atelier de petites modistes, rieuses, bavardes et delurees, dont Greuze aurait dessine les gorgerettes fripees et les mines chiffonnees. III Toutes les ceuvres lont il vient d'etre parle enferment, a des loses diverses, quelques-unes des inspirations neuves, avec lesquelles les Mille et urie lNuits avaient enrichi l'imagination francaise; et lon peut dire de toutes qu'elles n'auraient point paru, du Inoins sous la forme off elle se sent realisees, sans la traduction de Galland. Mais limitation des contes turcs ou persans n'a pas absorbe toute la production romanesque et orientale du temps; a cote de ce mouvement, tout a fait preponderant par sa vigueur et son succes, il v a un certain nombre d'autres directions secondaires, ou se sont engages d(es auteurs moins connus. On est alle demander i l'Oricnt des themes et des sujets qui ne devaient point soutenir un roman fantastique, ou donner un cadre ai des pensees joliment deshlabillees; bien souvent on s'est borne a. illustrer d'un eclat nouveau, par une intrigue ct des heros asiatiques, les formes ordinaires du roman qui plaisaient alors au public. Les romans violemment scabreux ne sent pas une rarete au xvill" siecle:'Orient devait forcement en inspirer quelques-uns 1. Les voyageurs avaient trop bien decrit, et avec de vives couleurs, l'existence des harems ou les mnours depravees des Turcs, pour qu'on ne cherchat pas, 1. Pai exemple, le Cousin de Mahomet et la folie salutaire, histoire plus que galante, 1762. - L'Odalisque, ouvrage traduit du tire, 1779 [faussement attribue a Voltaire].

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L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. en forqant les traits et en soulignant les details, a flatter les instincts pornographiques d'un grand nombre de lecteurs. D'ecrire les passions des eunuques, conter par le menu la vie d'une odalisque, repandre a la lurniere les secrets des alcoves turques, nous initier a la vie d'un don Juan arabe,... c'etait une besogne trop facile et trop remuneratrice pour ne pas tenter la m6diocrite avide de certains auteurs; la brutalite des expressions rend chez eux ecceurantes les histoires que le style de Crebillon reussit quelquefois a faire accepter. Mais ces livres, sans qu'on se crut alors oblige (le les serrer en des tiroirs discretement receleurs, n'etaient pas ceux qu'on voyait ouverts sur les petits secretaires des boudoirs. On aimait surtout, et l'on aima d'une constante faveur, les romians pseudo-historiques ou il y avait de grands sentiments, des amours ideales et beaucoup de romanesque 1; ils pouvaient apres tout avoir leur scene aussi bien dans 1'Asie qu'ailleurs! En depit des moqueries et des attaques, l'influence de l'Astree et des romans de 1. Mine de Villedieu, lMenoires (dit scrail, 1710. - Le prince Kouchimen, histoire tarlare, 1710. - Avenlures secretes,?rrivees au sieqe de Constantinople, 1711.- Amazolide, 1716. - Mmee de (omez, Anecdotes ou llistoi'e secirete de la maison ottomane, 1722. - Histoire de lelisthlce, roi de Perse, 1723. - La Vie et les Aventures de Zizime, 1724. - Mine de Gomez, Anecdotes persanes, 1727. - Mine de Gomez. Cremantine, reine de Sanga, 1727. - Abbe Pr1vost, Memoires d'un homine de qualitd, 1728. — Les Aventlres du prince Jakaya, 1732. - elisthdnes ou I'lllustre Persan, 1732.La Jetne Alcidiane, 1733. - Mime de Gomez, Iistoire d'Osman, 1733. - Rethima ou la Belle Georgienne, 1735. - MAenoires de Sclim, 1735. - Aben Muslu o0 les Vrais Amis, 1737. - Intrigues du sdrail, 1739. - Anecdotes venitiennes et turques, 1710. - Albh Prdvost. Ilisloire d'une Grecque moderne, 1741. -- Mirza Nadir, 1719. - Anecdotes orientales, 17;2. - Abassa', histoire orientale, 1753. - Conies du serail, traduiti du ttlur, 1753. - L'illustre Paisan ou Memoires et Aventilres de Daniel Moginie,... 1754. - )ainra, histoire orientale, 1760. - Les Intrigues historiques et f/alantes du serail, 1762. - I)orat, Let/re de Zeila, jeunie sauvage, esclave il Constantinople,... 1761. - Hou-Kiou-Choan, histoire chinoise, 1766. - Malhulem, histoire orientale, 1766. - Zambeddin, histoire orientale, 1768. - Ussong, histoire orientale, 1772.- Cecile, fille d'Achmet II, 1788. [Voir H. Missak, Une princesse ottomane au XVIIIe si3cle, Revue de Paris, 15 janvier 1906]; etc.

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L'ORIENT ET LE ROMAN. 273 Mile (le Scudery continua a se manifester; elle repond en effet aux besoins d'exaltation sentimentale et (I'ideal facile, chers h beaucoup de lecteurs, hornmes et femmes; les critiques litteraires peuvent se vanter d'enterrer ces productions; inais elles n'en font pas moins la fortune des imprilmetrs. Au (16but du xviirl siecle, deux femmes auteurs, Mmne de Gonez ct Mme (C Villedieu, dont la vie parait avoir et6 assez agitee, confiirent a des sujets orientaux le trop-l)lein de leurs aspirations feministes et (le leurs dlesirs ld'aour: clles conterent les aventures galantes de capitaines europeens aimes par l'energiques sultanes, ou les chevauclices guerrieres (le rcines d'Asie, si valeureuses qu'elles confondaient les ennemis, si belles qu'elles emportaient l'ainour des rois. Leurs (cuvres et celles de leurs imitateurs, nombreux et monotones, sont toujours frappees avec la nicie inatrice: c'est le roman ( historique n, tel que l'ec)oque classique l'a conqu, et tel que le xixe si;cle ne I'a pas beaucoupl renouvele, ou les v\-6nieinnts de l'histoire n'illl'cesseiil l'auteur que iparce qu'il les croit propres a susciter ies sentiments plus grandls que ceux de la vie ordinaire; au besoin d'ailleurs l'imagination les ( rectifie o, afin qu'ils soient plus conformes a la sublimite qu'on leur demande. A ce point de vue toutes les histoires et toutes les nations se ressemblent; tout au plus pourra-t-on se plaire a en placer souvent la scene au serail; n'etait-ce pas, cornre Racine l'avait cdit, la cour a oh la jalousie et l'arnour sont le mieux connus )? et de quoi sont faites les histoires romanesques, sinon precisement d'amour, de jalousie et d'ambition? Les sujets orientaux etaient decidenent (lun bien commode usage; ils prenaient avec indiff6rence tous les aspects 1. Iar exemple, Cremantine, reine de Sania, 1727. (Voi' Mme du DelTand, Corre)pondlance, el. Lescure, I, 61.) 18

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274 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. qui pouvaient plaire; aussi, quand le siecle se decida a aimer les livres humanitaires et sensibles, I'Asie, avec une fecondite bienveillante, donna la matiere de contes moraux '. Cette nouvelle metamorphose cut lieu vers 1760; deja 'Fenelon avait place en Perse les aventures de son Alibee, idealement vertueux et efficacement moralisateur 2; mais, en cela comme en quelques autres choses, il fut trop en avance sur ses contemporains: la mode mit plus d'un siecle a entrer sur la route qu'il avait decouverte. Quand elle se d6veloppa, les Persans n'etaient plus assez en faveur pour qu'on leur demanldat, comme autrefois Xenophon avait fait dans sa Cylropldie, d'offrir un modele de haute morale; ce fut l'Inde qu'on elut pour cette mission, non pas qu'on eut reconnu aux Hindous des lualites nationales qui les destinaient a ce role, mais parce qu'ils commengaient d6s lors a accaparer toute l'estimne dlu public. On vit (lone dans une Indle problematique d'incolores Indiens qui se promenaient, qui s'airnaient, et surtout qui causaient, avec beaucoup de sensibilite; ils demontrerent, en des romans ennuyeux, que l'intelligence, le raisonnement et l'esprit ne servent de rien au bonheur; il faut, disaient-ils, s'abandonner a toute la sensililite et aux elans de son c(eur. Le chevalier de Iouflers et Bernardin de Saint-Pierre3 1. Mme (de Puisieux, Zamor ct Almanzine, ou l'Inutilild de l'eslpit el duz hon sens, 1755. - Marniontel, Soliman 11, 1761. -- De Bouflers, Aline, reine de Golconde, 1761. - Mine de Puisieux, Alzarac, ou la N.c'essite d'elre inconstant, 1762. - Charpenlier, professeur: Banisc et Balacin, ou la Constance recompensie, histoire indienne..., 1773. - Fourqueux, Zelis, ou la Di/ficul/l d'(tre heuleux, 1773. - Bernardin de Sainl-Pierre, la Chaumicre indienne, 1790, et le Cafd (e lSur te. L'intention morale apparait aussi dans le Vathek de Beckford, 1787. 2. Ilisloire d'Alibee, Persan, composde vers 1690. - L'ouvrage ne fut pas publid du vivant de Fenelon, mais lien apres sa mort. Noter que, dans ses Fables, egalement posthumnes, Fdnelon a donne ine large place t l'Orient. 3. Aline, reine de Golconde. -- La Chauniiere indienne.

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LIORIENT ET LE ROMAN. 275 cnseignerent le charme de l'amour & la campagne, la vertu qui emane des grandes forets, la philosophie qui emplit la cabanc du sauvage, et la toute-puissance moralisatrice de la nature; la Chaumie're indienne dlemontra qu'un pauvre paria de l'Inde en savait plus, sur la destinee de l'homme et son bonlieour, que tous les docteurs de 1'Europe. Dej i I Marmontel avait etabli' combien admirable etait F'amour pur, ileal et delicat, (( nourri dans le sein de la liberte ); ct d'autres apres lui exalterelnt, en des histoires doucement stupides, la constance des amants indiens2. Tout cela etait tendre, monotone, sensible, long, larmoyant, et, cornine il convient it des romans de morale, tres suffisamment ennuyeuIx. En feuilletant toutes ces ceuvres, t l'ordinaire si pauvres de merite, on finit par avoir l'impression d'une confuse mascarade. Comme en une journee de carnaval italien, on voit passer quantite de masques et de costumes exotiques, dont on sait tres bien qu'ils ne sont que des diguisements: les plus droles no sent pas toujours ceux qui furent dessines avec d'authentiqlues details. Rien d'etonnant a ce que, parmi ces masques, l'un d'eux se ldetache pour venir vous illtriuer, comme on dlit. II sera amusant de voir une Chinoise raconter, avec une voix dleguisee, vos histoires secretes, celles de votre voisin surtout, ou bien un grave Siamois enumerant sur un mode aigu les petites imperfections de votre caractere! Ce n'est pas de la moquerie, encore moins de la satire, c'est de la fantaisie, de la curiosite, de l'6nigme, quelque chose d'indecis, de carnavalesque, de mondain, de tres attrayant en somme. II eut et6 invraisemblable que le roman oriental, puisqu'il n'etait apres tout qu'un masque, n'essayat pas, lui aussi, d'intriguer. 1. Soliman II. 2. Banisc et Balacin ou la Constance recompensee, par exemple.

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276 L' O1IENT D)ANS LA LITTEIATURE. I1 prit souvent la forme d'un livre it clef: en cela il ne se chargeait pas d'une bien grande originalit6, puisque tous les romans du xvU i si(cle, ii commenccer par ccux de Mile de Scude!rv, furent des recueils de portraits, aisement devines par le lecteur, tant on avait mIis d(e soin ia ne pas les fairc enigmatiques; il est vrai (lqa l'ordinaire, on n'! cnfcrmait que des eloges, et on avait interet (i cc que leur secret ne lurat que l'instant de la premiere surprise. Au contraire, si I'on voulait ilsinuer qluelques critiques, il y fallait des precautions, ct la moins brave, mlais la plus simple aussi, etait de rendre le deguiselnent,lus mysterioux; les noms orientaux ct les costumes d'Asie, les )plus etranges que l'on connfit alors, s'ofiraient coinme une blonne aubaine. Aiinsi, par une penlt naturelle, les faiseurs de romans exotiques furent inclines vers le roman satirique; genre indecis, conpos' le deux;elments: la satire et la fiction, mais oui la fiction domine (le beaucoup, la satire n'6tant li qu'un appoint pour renldre le recit plus piquant. II parait logique d'indiquer ici les liurees ii cle' orientaux, plutot qu e dles rattacher ia a itterature satirique, trls speciale, dont les Leithes per)sanles restent le plus joli type, ct qui sera la matiere du prochain chapitre. On pourrait lire IIHlttig ou les Amours du roi de Tamaran l (1G67G) cornmme un ordinaire roman l'aventures, si une clef imprimee ne nous avertissait qute lc roi de Tamaran n'est autre que Charles II d'Angleterre, et que l'auteur a nomi e Hattig6 la duclesse de Cleveland, son amie. Anmalolide (1716) serait de monme une tres vulgaire ( nouvelle historique et galante >, si l'on ne prevenait qu'il faut y voir < les aventures secretes dle Mehemed Riza-bey, ambassadeur du sophi (de Perse ). Vraiment cela n'est point 1. Parait en 1;;6; - r6edite en 1680, sols le titre: la Belle Tur/que. L'atlteur etait B3rmont.

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L ORIENT ET LE ROMAN. 277 de la satire encore: on dirait d'une charade ou d'un 1roverbe, joue dlans in salon par des amateurs, avec le scul dessein d'exhiber des deguisements et de rendre moins facile la solution (le l('nigme. Mais le procede fut retenu et repris, surtout quand les Lettres perisaines eurent d(lmonltre que, sous une donnee orientale, on pouvait risquer, sans trop d'audace, bien des insinuations; et quelques auteurs qui tenaient h parlet des maitresses de Louis XV, ou a dlire leur mot sur les intrigues de la cour, sans pour cela aller i la Bastille, labillerent leurs he'ros (le costumes suffisam ment orientaux pour que la satire ne parcit pas trop effrontee, suffisamment francais aussi pour qu'elle fit tout de suite comprise '. Crebillon reussit fort blien dans ce genre: n'y apportait-il pas, apres tout, les memes habitudes d'esprit que dans des ceuvres exclusivement erotiques? Seule l'alteration des noms par de plaisants anagrammes, la substitution du mot Perse au mot France, du mot Ko/ilrans au mot Francais, y constituent la satire: et les livres ne sont pour le reste qu'un recueil de recits galants et d'anecdoles secretes, contes sans la moindre aplrete, avec une bonne liumeur plutot allusee2. Au fait il serait un peu ridicule d'attacher soi-mem e (e l'importance au deguisement qu'on a imagine 1. MI/hlmoud le (;asnevide, hisloire orientale, 1729, dont Barlier dit que c'est une, liistoire alleporique (de la 11egence,, mais oul la satire est tellement lointaine (ci'on pourrait presque nier son existence. - Crebillon, Tanzai et Neardane', 1;734; il faut un incroyable tourment d'esprit pour y lire des allusions h la l blle Unifenitu2s!- Les M.l oires secrets pour servir (i l'histoire de Peiese, 174;I, plusicurs fois reedits, auvre (le Toussaint [voir le texte original public par M. P. Fould, Inecdotes curieuses de la cour de France, 2 vol., Paris. 190,;]. - Les Amours de Zeokinizul [Louis XV], roi des Cofirans [FranCais', traduits (le 'arabe par Krinelbol [Crebillon], 1746, plusieurs fois r(lite. - L'Asiatique toleranlt, taite d l'usage de Zeokinizul, roi des Kofi rani, sulr7nomme le Cheri, ouvrage traduit du voyageur Bekrinoll, par M. (le *i* [1748]. 2. Exception faite pour l'lsiatilue tolerant, of la satire est assez serieuse.

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278 L'ORIENT DANS LA LITTERIATURE. pour les quelques heures d'un hal masque, ou bien pour un cortege de carnaval. Encore, dans ces volumes, I intention satirique etait-elle ouvertement marquee par moments, et en tout cas elle s'avouait toujours, a la fin, avec la publication d'une clef. Mais qu'est-ce au juste que le Zadig (le Voltaire et toutes les nouvelles que lui-meme il ecrivit sur ce modele, ou bien qui furent composees a son imitation'? C'est avant tout un recit amusant, capricieux et fantaisiste, cornmme les contes arabes et les romans de Cre6billon l'avaient mis tI la mode; un divertissement pour l'imagination ofu s'introduisaient, lbrusquement, par surcroit, et en maniere de contraste, des allusions a la vie moderne. Mais ces allusions restent si lointaines, si indlulgemmcnt satiriques, qu'elles ne sont, le plus souvent, qlue des applications possibles, confiees t la sagacite du lecteur: Environ quinxe ians s'ocoulerent dans une paix profonle; Malmn:dll( dormait, Tahcl r6gnait, ls peuples souf'rai'nt 2. 11 est evident que cela peut s'entendre de la monarclie de Louis XV. Mahmoud... fit un clioix jcelui d'un gn e'rall qui, s'il n'cut l)Is I'approbation du public, eut dlt moins cclle des courtisans ct surtout cello de l'enneli 3. I1 est non mIoins evident que cette phrase convient tout. a fait a Soubise; mais l'allusion reste tres vague, et aussi bien cela pourrait n'etre qu'une constatation sans malice directe, imag(linee a propos du roman. 1. Zadig, 1737. -- Zelinga, hlistoire chinoise, 1749. - Voltaire, Ia l'rincesse de Babylone, 1768. - Chinki, /istoi'e cochinchinoise qui peut serv'ir d d'autres pays, 1768. - Voltaire, le Tauteau blanc, 4l77 (voir aussi eI Blancet le Noir). - Naru, fils de Chinki, 1776 (suite tle 1'ouvrage de 176S). - Fo-Ka ou les Metamorphoses, contes chinois, 1777,... etc. 2. Mirza et Fate, 175 1, p. 29. 3. Mdme ouurage, p. 30.

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L'ORIENT ET LE ROMAN. 279 Qu'est-ce qui plait le plus dans la Princesse de Babylone de Voltaire (1768)? le fantastique jolilnent bete du recit, l'eloge de l'Angleterre, les aventures de la princesse Formosante et du bel Amasan, ou bien la satire de Rome? et de quoi l'autcur a-t-il voulu nous entretenir surtout dans le Blanc et le Noir, du principe du bien et du mIal, ou bien du jeune Rustan, de la princesse de Caclhemire, des genies Topaze et Eb6ne? N'a-t-il I)as eu )lutot le dessein d'ainuser par l'indecision metne (le l'ceuvre, par sa donnee tantot extravagante et tantot realiste, toujours surprenante, presque toujours spirituelle? D6ja le Soplha ou mneme les contes I'llamilton invitaient a de pareils doutes et se pretaient aux mernes interpretations. C'etait toujours la tradition des Mille et un e NOits. Mais d'autres livres avaient des longtemps paru ofu les auteurs, tout en usant d'une donnee orientale, pretenldaient faire de la vraie satire: ils ne s'etaient pas contentes d''gratigner legerernent les meours francgaises, en evoquant l'image te l'Oricnt; par une fiction contraire, ils avaient ameine jusqu'en France les hommes d'Orient, et leur avaient renlis le soin de juger les spectacles de toute sorte dont notre pays 6tait le tlieatre: les Fran;ais juges par des Asiatiques, tel fut le thnee d'un grand nombre d'ccuvres, chferes au XVIIe sitcle. I1 y eut li con me une espece de genre litteraire qui n'est plus guere connu aujourd'hui que par les etlltes persanles; mais il fut inaugure bien avant Montesquieu; il se prolongea bien apres lui; I'on peut, et a son propos, parler, sans grande exageration, d'origine et d'evolution.

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(CHAPITRE IV L'ORIENT ET LA SATIRE 1. les hommes d'Orient appeles a juger les mceurs europ6ennes: le nouveau genre de litterature satirique; ses origines; ses elenments. 1I. Les precurseurs dle Montesquieu: G.P.. arana et 1'Espion dans les Cours: satire, philosophie, amour. - La Bruyere et les Siamois. - Dufresny et les Amusements sericu.x et comiqcues. - Addison et le Spectatezlr. 11. Montesquieu: son originalitt; la preparation des Lettres persanes; leur couleur orientale; satire et philosophic. IV. Les imitateurs dte Montesquieu. - Le genre est desormais constitue; monotonie des oeuvres: elles tendent a devenir une revue des evenements contemporains. - Les Lettres chinoises de d'Argens. V. La satire, avec fiction orientale, devient un procede g6neral..- Le theatre en use, Voltaire en raffole; comment en particulier cela explique le dernier chapitre du Siecle de Louis XIV. La conception de l'Orient, telle qu'elle s'etait formee au xvne siecle, puis developpee au xvI0e, appelait tout naturellement, et meme provoquait une certaine forme de satire. 11 suffisait de lire les recits de voyage 1, avec l'intention de comparer les rnmours asiatiques a celles de France; d'ailleurs les auteurs eux-melmes, par des reflexions personnelles, engageaient souvent le public dans cette voie. 1. Voir p. 64 et suiv. 2. Deja dans Regnier, Satires, V, 43. Charnellement sejoindre avecq' sa parent6, En France c'est inceste, en Perse charitd.

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L (II ENT ET LA SATItE. 281 Les Turcs ont sur l'amour et le mainage des opinions etranges, les Persans se laissent terrifier par les superstitions les plus sottes, les Chinois sont grotesques i force de protestations polies; cela ne faisait pas de doute. Mais plour peu qu'on fdt de bonne foi (et on pretend toujours l'etr quand on a l'humeur satirique!), ne retrouvait-on pas dans la France die Louis XV, sous d'autres cieux, d'autres apparences et d'autres noms, les memees ridicules et des absurdites )pareilles? i)es lors la comparaison s'installait dans l'eslrit et, avec un peu dle )onne volonte, elle se concluait tout a l'avantage de lhomme d'Orient. Dl),nmndez h 1un Cliinois pourquoi son hlabit ressemble h un sac, il vous demlandera a son tour pourquoi Ic v6tre est si ttroit (t si court? I)'ou vicnt cette inconstance qui vous fait changer de mode cllaque annee?... Un Cliinois rit quand il voit un Francais parler tete nue a ses sup6rieurs: le Fran;ais trouvera mauvais que le Chinois lui parle bonnet en t(te; ce bonnet garni de crin ou de soie rouge vous fera rire? I1 rit (h son tour (le voir une tete par6e des cleveux d'aulrui. Le salut. la Inaniiere franqaise est une pirouette ou quelque cliose de sebliabl; le elihinois salue avec gravite et avec modestie; lequel a raison '? Nous sommnes aussi plaisants que les Chinois, aussi superstitieux que les Persans, aussi cruels que les Turcs; avons-nous au Inoins plus d'intelligence ou d'esprit? Nul ne le sait, ni ne peut le savoir; en tout cas nous devons avouer, en depit de notre amour-propre, que nos moeurs et nos modes paraissent aussi ridicules et etranges a des habitants d'Asie, que nous jugeons celles d'un Siamois qui passe a Paris3. Fatalement, pour ainsi dire, on devait imaginer un Oriental jugeant les Occidentaux 1. Le (;entil, Voy/aqe autour du motnde, 1728, 111, 140. Le texte est un pen tardir, maiis il montrc, avec beatcoup plus de nettetL que d'autres textes plus anciens, la transition par laquelle on passa du recit de voyage a la satire. 2. Voltaire, Essai sur les M.eurs, chap. ci.viI. 3. Voir aussi Mlmoires (lu Chevalier d'Arvicux, 1735, 111, 15, 35, 135.

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282 L'ORIENT DANS LA L1TTIERATURE. Si quelqu'un de ces Chinois que nos missionnaires ame;nent en France ecrivait en son pays tout ce qu'il voit en Europe, en honne foi, monsieur, quel portrait ne ferait-il point de nos coutumes?... Le Francais n'cst-il pas lui-mnme uwn barbare alx!leutt des Chinois? Le procde6 etait en effet tout indiqu: grace a une fiction tres simple, on ferait vivre en plein Paris un horn me d'Asie; il regarderait et apprecierait nos actions par le cote ou precisement les Franqais ne sont pas habitues a les voir, par celui ou elles ont chance de (deconcerter un etranger, n'etant a ses yeux que des gestes ou des attitudes sans signification apparente. Au lieu de ne voir jamais que des Francais peints par eux-mmees, ne serait-il pas curieux d'entendre quelqu'un qui aurait A leur egard des opirions moins preconques, ou lu moins preconcues dans un tout autre sens? A la rigueur, un Oriental n'etait pas indispensable; un Anglais, un Allerand, ou un Italien pouvait tres bien suffire a cette besogne, et il a paru, dans ce gofit, des Lettres sicilieimnes, hollandaises, westlphaliennes et m.oscovites 2. Mais 1'Europ6en n'etait pas a l'aise dans ce role; on le connaissait trop pour que la riposte ne fut pas aisee; lorqu'on peut rendre avec avantage les coups reCus, on est bien moins sensible au. mal et a l'humiliation que si on restait sans force et ldesarme. En outre, plus cette critique de nos moeurs serait faite avec des idees toutes diffirentes des notres, plus elle aurait chance d'etre originale; rien ne convenait mieux, pour ce dessein, que d'appeler a un tel office des hommes situes a l'autre extretnit( d(e la terre, et dont on aimait a repeter qu'ils etaient ( nos antipodes 1. Le Gentil, passage cite. Voir Voltaire, Essai sur les MAcurs, clhap. i. 2. Lettre d'un Sicilien da un (de ses amis contenant une agredable critique (de Paris el des Frannais, 1714: - Lettres hollandaises, 1747; - Lettres moscovites, 1 36; - Letires?estphaliennes, 1797,... etc. (Ce sont, il est vrai, pour la plupart des imitations des Lettres Persanes.)

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L ORIENT ET LA SATIRE. 283 en morale 1. Enfin il ecit tt6 fort malaise de situer en Europe un episode cornie celui des Troglodytes dans les Lettres persanes. Voulait-on dessiner l'image d'un pays lointain, ou les habitants, tout au contraire des Franqais du xvlti siecle, seraient doux, humains, bienfaisants, vertueux, unis par la fraternite et l'amour? l'Orient se prfetait admirablement a cc role: (deja Xe'nophon dans sa Cyropedie avait recule jusqu'en Perse l'utopique representation d'une contr'e id6ale. Une dlernire raison rendait I'Orient presque necessaire au nouveau genre de litt6rature satirique. Satire d(it en general amusement; et, dis le d6eut du xvmeI siecle, le public eut asscz d'exigences dans eI choix des amusements: Boileau paraissait mortellement ennuyeux, et, dans un certain monde, on ne souriait plus qu'en lisant les livres erotiqucs, lpleins d'aventures risquees et de details scabreux; Bayle lui-inmee, en sa qualite ('erudit, n'avait pas neglige ce moven de succes pour assurer la vente (de son gros Dictionnaire critiqte. Or c'est la precisemcnt un des aspects les plus aiems de l'exotisme, tel qu'on le conccvait alors; l'Orient voluptueux emplit les romans, et Ia lilterature satirique, quc plus l'un lien rattache aux romans, ne devait pas sc de6fenlre de recolter un peu en une si ricle terre. On sait, pour n'en donner ici qu'un exemp)lc, combien Montesquieu a use de cette sorte d'efftets dans les Leltres ersances: jalousies de serail, nariage l'eunuque, esclave achletee qu'examine en detail le chef des femmes d'Usbeck, jeune fille guebre epousee par son frere,, familiarites ) dle Zachi avec Zelide, protestations de Pharapn qui ne veut pas etre muti6l et destine a la garde du se'rail, image voluptueuse du paradis d'Anais,... etc., il 1. Voltaire, Essai sur les Mwurs, chap. CXLII.

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284 L ORIENT DANS LA LITTERATURIE. y avait la de quoi chatouiller agreablement la sensibilite du lecteur. C'etait en tout cas une source ('interet au moins aussi abondante que les agrements de la satire philosophique et morale. II A qui doit-on faire lonneur d'avoir, le premier, re)presente un Oriental habitant la France, et s'entretenant par leltres avec ses compatriotes des mnours et des modes du pays oil il vit? I1 semble bien que cc soit a Giovanni Paolo Marana, historien genois du xvii siecle '; en 1684 il commenca a publier en fran(ais: L'cspion (d Gratnd Seigneur et les relations secrtes envo!'yes an dlivan de Const(antinople, dl'courert ( Paris pendant Ie regne de Louis le Grandt, traduiit de Iarabe en 'italie, et (e Iitalien en francais par ***. L'ouvrage cut un retentissement considerable; sans cesse reimprime, il avait atteint d6s 1710 sa treizieine edition, et en 1736 il etait encore publie, toujours avec la ineme faveur. Une preuve significative de ce succes est que les editeurs hollandais des Lettres persanes ajoutent au-dessous du titre: i dans le goit de I'Espion dans les cours a (1730); on eut dit que cette mention etait une sorte de 1. Mort en 1692: il avait emigre i Paris. 2. L'ouvrage est anonyme. mais l'attribultion cst certaine. Voir P. Toldo, Dell' Espion di G. P. Mlarana e delle sue attinenze con le Lettres persanes de Montesquieu. Giornale storico della letteratura italiana, 1897, XXiX, pp. 4;6-19. MI. Toldo affirme I'existence d'une elition italienne anteriellrc, ce (Iui est fort possible, mais non pas proluv. Seuls les quatre premiers volutnes (sur six) sont (le Marana; un tiers de l'ouvrage doit ctre attribu6 a un certain Cotolendi. II v eut aussi des a(dditions noml)reuses, l'origine fran(aise, qui s'introduisirent au cours des re6ditions successives. 3. 168i, six volumes in-12. Le titre fut un peU modifie plus tard: l'Espion dn.ns les cours des princes chretiens. Lettres ou memoires d'un envoye secret de la Porte dans le. cours de l'Europe, oit lon voit les decouvertes qu'il a faites dans toutes les cours, avec une dissertation curieuse de leurs forces, politique et religion.

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L'OI{IENT ET LA SATIRE. 28-; talisman propre h faire naitre et a multiplier les aclieteurs. L'auteur, inspir6e peut-etre par les recentes ambassades de Siam, supposait qu'un Turc avait 6te envoye en Europe plar la Sublime Porte, afin d'espionner les cours (les princes; il aurait v6cu a Paris pendant cquarante-cinq ans, s'acquittaut tres fidelemenlt de cette haute mission. Un basard aurait fait decouvrir ses notes manuscrites et les brouillons des lettrcs qu'il adlressait a ses correspondants turcs; tout cela aurait (6t decliffre, puis traluit et imprimle. On reconmlait li la fiction de Montesquieu; lui aussi il pretendra avoir copie les Lettfes persanles sur les originaux qui lui a-;raient 6tc remis par Usbeck et Rica.,'Esplion l dis les cours des lp''inces chlrt'tices est vraiment le ierlin, la pr-eniere 6bauche m6me, si l'on veut, du. nouveau genre (le litterature satirique. A vrai dire, il y est surtout question ld'venements historiques, successions de rois, mouvemlents l'armees, congres et traites de paix; la corresponidance de l'envoy6 turc enregistre minutieusement tout ce qui s'est p)asse d'important; elle est comme un tableau lg6n6ral de la politique europeenne au xvII siecle. Mais les anecdotes y ont une belle place. Ce qui interessait surtout le public, c'etaient les impressions, tropl rarement exl)rimees, que lespion ottoman recevait de Paris; accueilli dans la bonne societe, ayant des amis partout, il a 6et6 i a ortee de tout connaitre; il a meme eu occasion de faire un sejour a la Bastille! Ses lettres nous disent ce qui l'a frapp6: les embarras dle Paris, les rues pleines de voitures, le caracterlc leger et inconstant des Franqais, le luxe des grands seigneurs, Fabondance des palais et des eglises la beaute des h6pitaux, les agrements du Jardin des. plantes', etc. 1. Jc nme dispense des r6efrences: on en trouvera une alnple collection dans larticle cite de P. Toldo.

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286 L ORIENT DANS LA LITTERATURE. Sans effort, il passait de la simple observation & la critique et prenait par avance le ton moralisateur d'un Montesquieu. II protestait contre le developpement excessif de la prostitution parisienne, contre la corruption generale des mciurs, qui gagnait meme les magistrats et les ecclesiastiques; ii disait la puissance de la brigue, et la venalite; il montraitle peu de respect que les chretiens ont de l'eglise ou ils viennent prier, puisqu'ils y amenent leurs chiens, sans grandl souci de la proprete, et meme regardent les temples de Dieu commne des lieux de rendez-vous coinmodes pour faire l'amour aux femmes' ). La mauvaise humeur satirique (e Mlarana allait plus loin; par dlesir te la justifier, il en venait a des considerations fort irintressantes. Son Turc est un holnme instruit qui a lu les philosophes francais, Descartes surtout, et qui s'est donne une tres intelligente ouverture d'esprit. II se moque des superstitions religieuses: on a tort, dit-il, de croire qu'on puisse conjurer les orages en sonnant les cloches a toute volee; et si parfois la chose a un resultat, c'est par suite d'une simple action physique, analogue a celle qu'une violente canonnade exerce sur l'etat atmospherique-'. Voici qui est mieux: l'espion ottoman est amene a enuinerer les nombreuses sectcs qui partagent les Mahometans; aussitot il institue entre ]'islamisme et la religion chretienne, ule comparaison qu'il etait assez audacieux d'imprimer, au xviC siecle: nme spectacle dans l'un, comme dans l'autre; il y a eu des schismes: De ces schismes est sortie une infinite de petites sectcs et d'lt6rsies. Chaque gglise, chaque parti excommunie, dainne et anath6inatise tout le inonde: cependant les uns et les autres croient qu'ils seront sauv6s. 1. Edition de '1710, 11, 3. 2. 1, 350. 3. II, 35.

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L'OR1ENT ET LA SATIRE. 287 Aussi ce Turc est-il grand ennemi de la (( bigoterie.; il se laissera volontiers incliner a un scepticisme raisonnablement philosophique: C'est ainsi que le Inonde est aux mains au sujet de la religion; on so persecute, on se modl et on se mange les uns les autres, parce (iue tous ne peuvent pas croire la mi^me chose: marque singuli're e e ]iete, et bon nioyen dc faire des proselytes! Ces consid6rations m'ont rendu sceptique sur les points (e foi controveirs(ss et sur les matieres d'opinion. Je ne me d(tlermine qu'en ceci seulement que je crois en un Dieu eternel et que j'ai de la venerlation pour les saints ambassadeurs et prolph)ites1. Si l'on ecrivait ces lignes au-dessus d(e la signature de Montesqulieu ou de Voltaire, elles pourraient bien passer pour etre d'eux2. Ces reflexions n'etaient [)as la seule richesse de l'ouvrage:, on v trouvera de la philosophie, de la morale, de 'lhistoire, (le la politique et de la galanterie3 ). En effet si la satire philosoplique, morale et religieuse est un des el'ments de ce livre, cornmoe elle le sera dans les Lettres Persanes, Marana n'a pas plus neglige que Montesquieu un autre element, et il s'est souvenu, quoique discretement, du goit que le public marque 6ternellement aux histoires d'amour, aux anecdotes piqualntes. L'envoye turc nous tient au courant (le la cabale qu'on mene contre lui dans le serail dle Constantinople, et surtout, il consacre plusieurs lettres a nous conter ses aventures avec une belle Grecque qui, apres lui avoir donne des preuves d'une affection non deguisee, le desole par ses infidelit6s '. L'ouvrage, bien que long, est agreable a lire, et l'on s'explique assez aisement son grand succes. De 1684 171 5 1. MIine passage. '2.. Toldo a, dans l'article deja cite, note fort diligemment tous les passages qui ont uine signification plilosophique et anti-religieuse. 3. Preface de l'edition de 1710. 4. 1, 226, 254.

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288 LOIRIENT DANS LA LITTERATULE. les re6ditions se succident, et le proce'le va trouvei bientot des imitateurs. Le premier n'est-il pas La Bruvere? peut-etre, il a r6invente, par un effort spontane, l'ing6nicuse id1e de Marana; en tout cas il est curieux que, dels la prcmiere edition (1688), un passage des Caracit(res appelle les Siamois va juger la France, en leur pretant la mnme attitude et le meine esprit qu'avait l'envoy-e turc Si l'on nous assurait que 1l1 motif secret de l'amlassade des Siamois a etc d'exciter le Rloi 'lTrs Clireitieni renoncer au christianisme, a permeltre l'entlree d( son royaune allx 'Tallipoiin.s qui eussent p);ntlre dlanss nos Inisons pour persuladi(l ler relii'mln nos feminles et ii nos enfants et ai nous-mrines par leurs livres et leurs entretiens, qui eussent elev( des paSodes au miilieu des villes ou ils eussent place des figures (le met;al poul' etre tadore(es, avec quelles ris6es ct quel (etrange Il( lpris n'ententdrions-nous pas dles choses aussi extravagantes! Nous faisons cependant six Inille lieues de mer pour la coinversion des Indes. des rovaumles de Siam, de la Chine et du Japon, c'est-l-dire pour lfairt tlres stleieusement a tous ces peuples des proplositions qui doivent leur paraitre tr;es folles et ridicules1. Mais ces lignes - presque voltairiennes, elles aussi, par le fond, et menme par la forme -- sont un accident, on dirait presque un oubli, dans l'oeuvre prudente de La Bruyere, et Dufresnv reste le premier imitateur de Marana. Apres que I'Espion tlrc. dit Voltaire, eut voyag en1 France sous Louis XIV, Dufresni fit voyager son Siamois 2 Pourtant la ressemblance est lointaine entre I'Espion dans les cours et les Amusenmetls serieux et comiques' (1705). L'auteur commence par faire une satire de la cour, dans le style ordinaire de La Bruyere; puis, il lui vient 1. Caracteres, Esprits forts, 6d. Servois, n" 29t. Voir atissi: Jugemients, p. 355. 2. Les Honndtetes litteraires, 1767. 3. Premiere edition, 1705. Rc(ditL en 1706, 1707, 1723.

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LORIENT ET LA SATIRE. 289 une fantaisie subite: lui aussi, il se souvicnt des ambassadeurs sianois: Je vais, dit-il, prendrc le genie d'un voyageur siamois qui n'aurait rien vu tie sembllable a ce qui se-passe dans PIaris; nous verrons un pru de quelle maniere il sera frappe de certaines choses que les prejuges de l'hlabitude nous font paraitre raisonnables et nalurelles '. C'6tait formuler it merveille le principe du genre, et cette phrase, dans sa jolie nettete, pourrait servir d'epi graphe t toutes les mouvres satiriques du xv-lI siecle qui s'aiderent l'une fiction orientale. Malheureusement Dufresny n'a guero tire parti dte son Siamois; il le proiWene au Palais de Justice, ta 'Opera, dans les jardins publics, a l'Universite; il lui montre la societe, les femmes, les joueurs, le relachement des liens du mariage, mais il ne tire jamais de lui que (le petites phrases et de courtes exclamations. C'est un personnage muet, que parfois il semble oublier; lorsqu'il y piren(d garde, il le fait naYvemcnt recnarquer, mais it ne songe pas du tout a s'en excuser. A un seul moment il a su mettre en valeur cette spirituelle fiction: il suppose une lettre oli le voyageur siamois raconte ce qu'il a vu dans une salle de jeu"; il n'a rien compris aux gestes des joueurs, si bien (u'il a cru d'alordl assister a q(uclque ceremonie superstitieuse, en faveur chez les Europeens. Le ton est excellent, la satire tres fine, mais la lettr dlure a peine deux toutes petites pages; et c'est pour nous une desillusion (e voir si vite abandonne un the-me si favorable. Tres agr6able, et vraiment plaisant, le livre de Dufresny ne marquait aucun progres sur celui de Marana; tout au lilus indiquait-il d'une maniere fugitive, mais tr(is nette, le parti que la satire pouvait tirer I. Edition de 1706, p. 34. 2. l)ixieme Amusement. 1'9

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290 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. d'une donnee orientale; il degageait ce qui dans I'Espion daws les cours etait perdu et comme nove au milieu d'une foule d'autres indications. Le succes de l'Espion ne s'etait pas renferme seulement dans la France 'et l'Italie; des tra(luctions avaient paru en Allemagne et en Angleterre; - il est vraisemblable qu'elles inspirerent a Addison et a ses collaborateurs l'idee de detourner, au profit (le la bonne morale, une aussi heureuse invention. Dans son Spectator (on sait le succes qu'eut en Angleterre cette Revue), Addison s'interessa beaucoup a l'Orient, soit qu'il fit des emprunts ( la philosophie des sages d'Asie ', soit qu'il amusat ses lecteurs par des contes turcs, persans, arabes ou chinois2; un jour il inagina de publier un journal d'impressions de voyage, qu'il pretendait avoir ete redige, puis oublie a Londres par des princes indiens, r6ceinment venus en Angleterre. Coinme l'avaient fait Marana, puis Dufresny, le Spectator montrait ces etrangers etonnes par les spectacles de ia vie londonienne, et notant d'une maniere tres naive, mais sous l'aspect qui devait les rendre ridicules, les moeurs et les halitudes des A nglais. Disputes -entres whigs et torys, th6eatres, extravagances du costume feminin, mnanque de devotion dans les eglises,... tout cela s'inscrivait dans le journal des princes asiatiques, et voici, par exemple, comme echantillon du genre, ce qui les avait fraplpes dans les modes masculines: lls s'6tranglent presque autour du cou et se garrottent les mains avec plusieurs liens.... Au lieu de ces belles plumes dont nous ornons notre tote, ils attachent d'ordinaire un 6norme amas de cheveux qui leur ombrage le front et retombe en large touffc sur le milieu du dos, et ils se promenent dans les rues avec ce fardeau, aussi fiers que si c'etait leur chevelure naturelle 3. 1. Traduction fran(aise, e(ition de 1754, 1, 335; II, 257,... etc. 2. II, 35; III, i15, 430; VI, 40, 166, 410; VII, 214. 3. Spectator, n~ 50, 27 avril 1711. - Meziires, Choix des Essais du Spectateur, 1826, 1, 158.

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LIORIENT ET LA SATIRE. 291 Or le Spectalor fut presque aussitot traduit en franqais, souvent reedite depuis, imite plus souvent encore: de bonne heure done, le public put retrouver dans ce recueil, a la fois badin et serieux, la fiction orientale qui l'avait amuse chez Marana et Dufresny. Mais faut-il s'ecrier avec M. Meyer: ( Le germne des Lettres persanes n'est-il pas la tout entier? n'y retrouve-t-on pas jusqu'a la forme epistolaire qui, pour d'autres motifs encore, convenait a Montesquieu? I'esprit (lu Spectateur, tour a tour austere, hardi, sceptique, religieux, n'est-ce pas l'esprit des Letires persanes?... Assurement tout semble faire croire que c'est la le modele que I'auteur a eu sous les veux2!, Ce sont la affirmations au moins douteuses: le livre (le Marana a paru plus de vingt annees avant celui d'Addison, et il pouvait, bien plus que lui, puisqu'il est tout entier?crit en lettres, inviter Montesquieu a la forme epistolaire. Au moment ou parurent les Lettres perssarnes, il avait dltjat et imprime quinze fois, alors quc le Sle ectateur venait seulement d'etre traulit; et quant a l'inspiration dont Montesquieu a penelre son volume, inspiration qui, si elle est ( hardie et sceptique ), n'est assurement ni ( austtre ) ni ( religieuse o, on croira sans peine que le futur auteur (le I'Esprit des Lois n'avait qu'a la tirer de son propre fonds. III llica et inoi, dit Isl)bck 3 dans la premiere ides Lettres persanes, nous sommes peut-etre les premiers parmi les Persans que 1'envie 1. 11 y eut des Spectaleurs hollandais, danois, suisses, am6ricains,... etc. Voir la liste dans la Bibliographie de la Presse de Hatin, 1866. 2. M. Meyer, Itudes de critique ancienne et moderne, 1850, p. 174. 3. Nom probablement emprunt6 a un personnage des Mille et un Jours (voir l'histoire (de Couloufe et (le la belle Dilara).

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29'2 L'ORIENT DANS LA LITTEIRATURE. de savoir ait fait sortir de leur pays et qui aient renonce aux douceurs d'une vie tranquille pour aller laborieusement chercher la sagesse. C'etait la, de la part (le Montesquieu, une maniere delicate et modeste (de reven(liquer pour son couvre la pleine originalite. Autre chose est, en litterature, comme en science ou en philosophic, d'entrevoir confus6ment tout ce dont une idee peut etre riche; autre chose d'etaler et de dlonner au pullic les richesses qu'elle contenait en effet, levenues communes d6sormais, ainsi qu'une monnaie partout acceptee et partout necessaire. Quoi qu'en disc M. Meyer, Montesquieu ne doit rien a Addison; quoi que semble insinucr Voltaire', ii ne s'est pas inspire de Dufresny 2. A I'Eslpion de Marana, alors si repandu, il a emprunte l'idee meme de son ceuvre, la forme aussi ou il (levait enclore les observations satiriques et morales que lui avaient sugere6es ses contemporains. C'est tl ce que marquaient les eliteurs hollan(lais, en assurant que le ivre etait dans le gooit de l'Eslpio daIts les cours; mais le ce qui n'6tait chez l'historien genois qu'indications eparses, 6bauches a peine tracees3, Montesquieu a su composer un tout. sinruli'irement vivant: il s'est donne, comme il le dit lui-mnme, l'avantag dle pouvoir joindre de la philosopliie, de la -politique et de la mlorale (h' utn roman, et dc lier le tout palr unle caine secrete, et en qluel(ue faconl inconnue. 1. Ilonndleltes litteraires, 1767. Voir aussi Avant-Propos (di Commenlaire de l'Esprit des Lois, 17i7. 2. Voir Villeinain, Etudes de litteralure franfaise, XV'11l sic'le, 1846, p. 332. 3. Dans son article, d'aillelirs si interessant, M. p. 'ol(lo a ibeaucoup exag6er ses rapprochements; il en a vu la ofi il n'y en a certainement aucun. I1 cst vrai qu'il a mis u n certain lpatriotisme italien a revendiquer pour Marana toute loriginalite de Montesquieu. 4. Quelques refle.rions sur les Lettres persanes, en tte (le I'dition te 175i.

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L ORIENT ET LA SATIRE. 293 Le succes, unique et subit, des Lettres persanes a d'ailleurs etc l'excellente preuve de leur originalite. Si Marana, Dufresny et Addison avaient et6 autre chose que des pr6curseurs lointains ou, si l'on veut, les premiers pionniers qui se risquent en une contree nouvelle, qui ne voit que Montesquieu aurait 6e1 devance, et que des Leltres indiennes ou yjvanzaises auraient prece6d les Lettres persanes 1? Des sa jeunesse, d'ailleurs, Montesquieu s'etait achemine vers cette couvre par tout un travail d'esprit dont il nous reste quelques traces; de bonne heure, il lut les recits de voyage en Asie et les volumes des coiteurs arabes'; il s'amusa aussi a recucillir des chansons, qui formaient comme une histoire satirique dlu regne de Louis XIV3. Sa reflexion s'6tait vite eveillee sur les problremes de religion et sur les considerations sociales; a vingt-deux ans, il composait sous forme o(lpistolaire un petit ecrit ( pour prouver que l'idolatric de la plupart des paiens ne paraissait pas meriter une damnation eternelle. D6ej il lui )laisait d'habiller d'un costume apprete les conclusions le son jeune scepticisme; et il ne se lassa jamais le l'agr6 -ment qu'on trouve a cette sorte de fictions. Apres les Letlres persanes, il ecrivit les Lettres de Xenocrale i IPhere's, 1. On trouvera partout la bibliographie des Lettres persanes. La premiere esL datee du 20 janvier 1711, la plus recente du 1'" novembre 1720. - La composition a d(i etre tri:s fragmentaire. - En 171i', Montesquieu ajouta a son livre un supplement de douze lettres nouvelles; d'autres avaient ctd composees, qui ne furent pas publi6es. On sait qu'il existait un manuscrit contenant environ quarante lettres. Voir l'lntroduction de l'leition de 1721 et lllanges inedits de Montesquielt, 1892, p. xvi et suiv. 2. Les papiers (de Montesquieu, an chateau dle la Bride, contiennent des notes stir Bantam, le Japon,... etc. La documentation sur l'Asie est tres riche dans l'Espril des Lois. 3. Vian, lli.loire de la vie et des ouvragles de Montesquieu, 1879, p. 22. 4. )'Alembert, Eloqe (le Montesquieu. Vian, ouvrage cite, p. 30 (d'apres un Memoire pour servir d l'Vlogqe de Montesquieu, par M. de Secondat son fils. Vian, p. 397).

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294 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. qui sont une satire de la Regence', et vers le meune temps il s'amusa a composer, dans le gout des Mille et une Nuits, une histoire plus ou moins exotique, riche de metamorphoses et de metempsycoses 2, oi Ayesda, le voyageur indien, promenait son humeur satirique ct son esprit grivois au milieu d'une soci6te imaginaire, qui ressernblait singulierenlent at la societe francaise. Le Temnlee de( Gnide et Arsace el Ismncie sont aussi (( dans le rgot des episodes dont lauteur a enrichi les Letlres persanes )). Montesquieu ne s'y montrait-il pas ( historien, pliilosophe et le6gislatcur profond ),, et en m1mee temps ( le peintre d(es Graces, un censeur fin et plaisant' )? L'abbl dle Voisenon assure que de tels ouvrages lui valurent c< des bonnes fortunes, a condition qu'il s'en cacherait5,; on en croit volontiers cette mauvaise langue: Montesquieu i'a aim6 l'esprit et prise le succes que quandl ils se prosentaicnt sous la forme d'un deguisement. A ce point de vue les Letlres persanes avaielt une tres suffisante couleur orientale. Grimm l'a vantleo avec un peu d'exageration: L~,e lecteur agrablement surpris et satisfait se dit toujours en lisant: Si j'etais Persan, j'aurais (lit et pens6 commne lui" ). Certes Montesquieu n'a point voulu faire ealage ('exaclitude ethnologique, et il ne s'est pas pique6 (e reproduire les veritalbles icurs ou les vraies idees d'un Persan; cela eit 6et au reste mal conformle a son desscin. Au mnoins a-t-il eu souci, hIien plus 1. Melanges inlIdils, p. 19M. Compose vers 1723. 2. lli'soire veritalle dans les Melang.es inedit.. 3. Grimm, Correspondance littdeaire, janvier 178, e(lition 'T'oirneiux, XIII, 448. 4. Anecdotes lilleraires de l'alb6 de Voisenon, Paris, 1880, p. 10i. 5. Mlene passage. 6. Corre.spondance lillraire, juin 1753, ed. 'Tournelx, II, 246(. En revanche \V. Scott dis:lit, parait-il:, La couleur locale est cc qui fait le plus defauLt a l'aliteur dies Ieltre, persapes,, ('alpris Meziires: Jugemenls, sentences et reminiscenccs lilteraire.).

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L'ORIENT ET LA SATIRE. 295 que ses predecesseurs, de rappeler a chaque instant, par de menus details, l'exotisme (de la fiction: a Tavernier il a demande l'itineraire que suivent ses voyageurs persans pour venir en Europe'; il a pris (dans Chardin (( le tombeau de la vierge qlui a mis au monde douze prophetes 2 ), la fameuse epee d'Aly ai deux pointes3, d'autres traits encore4. Surtout il est alle chercher aupr's des voyageurs toutes les indications par lesquelles il a essave de donner un peu de verite a son roman oriental. II est inutile de constater ici, par des ralproclhelments faciles, tout ce que Montesquieu a (1dt, pour la peinture du serail d'Usbeck, aux recits le voyages et lFid6ee commune de i'Orient voluptueux; il n'est lpas un des d6tails peut-etre dont on ne puisse retrouver au moins l'origine et, si je pliis dire, la suggestion. En cela, il preeedait Crebillon, et il ne faisait que suivre la tra(lition; bien souvent les Lettres persanes donnent limliression l'un (( chapitre des Mille et une XNtitts halille a la mode par un philosophe lilertin. Mais, pour le surplus, Montesquieu, en ecrivant son livre, n'a eu qu'a regardler autour de lui, et a s'en remettre h son esprit naturel; il avait etc frappe, provincial nouvellemnent debarque a lParis, des embarras de la ville, de l'()pera, des theatres, des cafes; il avait observe curieusement la societe, les femmes surtout, les modes, les prejuges sur le duel et le point d'honneur, la noblesse; il avait note le reltchement des liens de la famille et du Inariage. Ses Persans eurent les memes etonnements qu'avait connus le provincial, mais ils ne s'appliquerent point, 1. Tavernier, 1, 71. - Lettres persanes, XIX. 2. Cilardin, 111, 51. - Leltres persanes, I, XVII. 3. Chardin, Vlll, 61. - Leltres persanes, XVI. 4. Par exemple, sur les missions. Chardin, 11, 21; III, 167, 197, 251. 5. Vian, ouivage cite, p. 63. Noter, des les premiers travaux scientifiques de Montesquieu, son style cherche, parfois grivois et inconvenant (Vian, p. 49).

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296 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. comme Ilii, a les taire, ni mmem a en attenuer la vivacite; on excuse et on aime, chez un etranger, les expressions de sa surprise:... Ils se trouvaient tout (i coup transplalnts en Europe, c'est-adire dans un autre univers. II y avait un temps oti il fallait nccessairement les repr6senter pleins d'ignorance et de prejuges... Leurs premieres pens6es devaient etre singulieres; il semblait (qu'on n'avait rien a faire qu'a leur donner l'espece de singularit6 qui pent compatir avec de lesprit: on n'avait t pleindre que 1( sentiment qu'ils avaient eu a clhaque chose qui leur avait paru extraordinaire '. C'etait la en effet la loi meime du nouveau genre, et Montesquieu, se faisant, h plaisir, ingrnu et candide, n'avait eu garde d'y. manquer. Mais Usbeck et Rica avaient plus et mieux a dire que des imlpressions aussi superficielles; ils devaient faire entendre, prudenlmment et avec perfidie, l'indignation des philosophes devant l'intolerance religieuse qui, a cette epoque, bruilait les Juifs en Espagne, condamnait les protestants en France, et interdisait en Europe toute manifestation libre de la pensee; ils discuteraient de hautes questions de metaphysique et de morale, avec une franchise de jugement qu'on n'aurait pas soufferte en un Fran(ais, mais que peut-etre on pardonnerait indulgemmnent a un etranger, ignorant de nos habitudes. Les probllmes religieux surtout prenaient dans le livre une importance que deja d'ailleurs Marana avait commence a leur donner: de meme qu'Usbeck ecrit au moullak Mehemet-Ali pour lui 1. Qeuelques rflexions en teete (de 'edition de 1,54. Garat, dans ses Memoires sin' la vie de Suard, 1820, p. 86, a assez heureusement coinmente ces indications:, ILes obser-ateurs des phenonienes d(e la nature ont pour interroger et nieme pour prevoir les variations (de 'atinosphiere des instruments plus sensibles que les organes de 'honmnc; en se faisant Persan pour peindre nos nimcurs, Montesquieu s'est aussi conime donne des organes tout neufs et plus sensibles que ceux que I'habitude de nous voir avait pu eInousser.

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L'ORIENT ET LA SATIRE. soumettre ses doutes et le prier d'eclairer sa croyance, de ineme l'espion turc avait adresse a son moufti plusieurs lettres oil il disputait theologie avec lui; comme le mahometan de Marana, le Persan de Montesquieu note les dissensions qui partagent le royaulne du Christ; il s'en indigne, et, dressant au-dessus de cette honteuse confusion l'iinmae d'une Asie tolerante et philosolphe, il blame le fanatisme des chretiens. Plus audacieusement encore, il reproche au clerge ses richesses usurpees ct les tentatives qu'il fait chaque jour pour accaparer l'Eat; il ose traiter le pape e e i nagicien, et de ( vieille idole qu'on encense par habitude 2. En outre de cette fiction orientale et libertine, de cette satire des mocurs du temps, et de ces indignations philosophiques, il y avait des pages d'histoire et de legislation, dont on dirait qu'elles sent deja des clapitres de 1'Esprit des lois 3; et en effet Montesquieu a pu passer par une pente naturelle et brieve d'un ouvrage a l'autre. Sa matiere, commie sa forme, etait vraiment (lune extrelne richesse, et l'on a dit asscz joliment:,, Toute 1'Europe en se cotisant ne ne pourrait faire un seul de nos bons volumes franqais:... les Letires persanes par exemplle ',. I V Apres les Lettres persanes, les procedes de la litterature satirique sous fiction orienlale se trouverent definitivement 1. Par exemple, Espion, I, 38. 2. Marat - le fiitur terroriste - a (lit assez juistement, quoiqu'en un style dCclamatoire, le fond de philosophic des Letires persanes (liloge de Montesquieu,... le 28 mars 1785', dlition de 1883, p. 8 et suiv.). 3. Par contre, 'Esprit des lois rappelle quelquefois les Letfres persanes. Ainsi: liv. XVI, chap. vi et vii; liv. XIX, chap. v. 4. Stendhlal, De lamour, p. 281.

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298 L'ORIENT DANS LA LITTEI/ATURE. fixes; et puisque nous allons les retrouver, pour ainsi dire, stereotypes dans un certain nombre d'autres couvres, il n'est pas mauvais l'en arreter la formule. II ne suffit pas, pour marcher sur les traces de Montesquieu,, de faire voyager un Turc ou un Iroquois en France, (ie lui faire ecrire des lettres a ses amis, dans son pays et de les later a l'orientale',; c'est la un ca(lre qu'il faut remplir l'abord par une agrelable satire des noeurs contemporaines; puis, elevant un peu le ton, on pourra traiter, sous une forme badine qui justifie le paradoxe et I-ermet les hardiesses, de hauts probletmes de politique, de morale et (le metaplhysique. 11 ne sera rneme pas interdlit, pourvu qu'on y prenne quelque precaution, de nier l'existence de D)ieu, et d'insinuer, chose plus grave, que peut-etre le gouvernement de Louis XV n'est p)as l'ideal ldu genre monarchique. La philosophlie et la satire etant ainsi satisfaites, il faudra faire sourdre une nouvelle source d'interet; ce Turc ou ce Siamois nous rebat les oreilles de la France, ne pourrait-il pas nous dire quelques mots du Siam et de la Turquie? Nous y prendrons plaisir, comme h une close moins connue, surtout si ce lu'il nous raconte est un trait de miwurs piquant, une anecdote un peu risquee, une nouvelle assez scabreuse. Au lout d'un certain noinlre lde lettres, l'auteur pourra s'arreter court; et s'il posse'de quelque talent, il aura la satisfaction d(e n'avoir point ennuye le lecteur, bien que celui-ci ait peut-elre lu dix fois la menme chose. Les Lettrcs persanes, ecrit Montes(uieu, curent cl'abord un d6bit si prodigieux que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu'ils rencontraient: ( Monsieur, disaielt-ils, faites-moi des letires persanes ',. 1. Grimm, Comirespondance litteraire, edition Toirneux, 11, 24.;. 2. Quelques reflexions, edition tic 17';i.

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LO)I1ENT ET LA SATIRE. 299 L'anecdocte est jolie, mais il est vraiment curieux que les auteurs, ainsi sollicites par les libraires, se soient fait pendant si longtemps prier, avant de'leur donner satisfaction: la preniere imitation clu livre de Montesqlieu ne parait (qu'en 1730, c'est-a-dire pros de dix ans apres. Grimm nous assure l que les Leltres persanes out suscite une Imultitude de Letlles ltrques, arabes, iroquoises, saurvaes.... etc., mais on a vite fait d'etablir une liste assez rcstreinte (le cc genre de prodluctions; et Montesquieu etait bien plus proche de la v6rite quand il parlait des ( qucelqtues ouvrages charmants qui ont paru depuis les Leilres persanres'2,. Ces quelques ouvrages dont Montesquieu, bon confrere, fait luln loge si aimable, ont bieln et, en trois quarts de siicle, une vingtaine 3. II est inutile de s'arreter longtemlps a des oeuvres assez justement oubli'es; elles out a peu lprs le inmme intere't que les auteurs dramatiques, obscurs et Ineidiocres, lu xvii siecle, dont le grand merite, sinon le seul, est d'avoir etc les contemporains d'un Racine ou d'un Moli6re. D'ailleurs la valeur en est fort inegale: cote (le compositions vraiment reussies ct tres plaisantes, comme les Lettres d'Amabed de Voltaire, il en est (dindiciblement ennuveuses, comme les Letlres chinoises du marquis 1. Grimm, passalfe cite plus haut. O. Quelques reflexions, edition de 1754. 3. L,'ttres d'une T'rque a Paris, 1,31. - N, uivelles let/res persa(nes, ttadulites (de 'ian/lis, 1735. - I)'Argens, Lettres chinoises, 1735 (souvent 1(;illt). - L'Espion tuec *i Francfforl, 1741. - IL'Espion chinois en Europe, 1715. - Lettres d'Osmnun, 1753. - Relation le IPhihi/h. mifssaire (ie l'empc-?rettr (e la Chlne en Europe, 176;0 (attribu6 a Frdelric 1I). - Letlres siaooises, 17l. - L'Espion chinois, 1765. - Lettres d'Affi (d Zirac, 1766. - Voltaire, les Lettres d'Anabed, 1769. - Leltres ld'n Persan en Anglelerre, 1770. - Leltres d'ul Indien d Paris, 1788. - Lettres persanes..., journal poutr 179 et 1790. - En 1799 Ie M3essaner des relations c'xterieiues fait, raisonner un Persan str nos evenemeiits politiques,, (Schmidt, Tableau (de la Revolution, 111, it0;). - Lavalle, Lettres d'nn Mamneluck, 1803. - I)tDc le Ievis, Voyage de Kang-hi ou Nouvelles lelttes chinoises, 1812. 11 faudlrait tenir compte aussi des Letlres moscovites, peruviennes, hollandaises, roumaines, illinoises, juives, iroquoises, weslphaliennes, cheraskiennes,... etc., conposees a l'imitation des Lettres persanes.

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300 LIORiENT DANS LA LITTERIATURE. d'Argens; leur plus grand defaut a toutes, c'est d'etre un pastiche trop exactement reussi, ou meme une simple continuation des Lettres persanes. S'affranchissent-elles de cette imitation, c'est pour remonter alors jusqu'a I'Espion de Marana et pour en copier la teneur et le style. Toujours les memes spectacles sont promenes devant nos yeux: et ces Siamois, ces Turcs ou ces Indiens vont inlassablement s'extasier a l'Opera; avec une monotonie desesperante, ils se moquent (le la legerete des Fran:ais, blament la coquetterie des femmes, et condamncnt le relachement de la famille! Ce sont aussi les mrme s problemes philosophiques qu'avait de'ja agites Montesquieu: c'est partout le meme esprit, hostile au clerge et a la religion. l'out au plus pourrait-on noter une allectationi peut-etre un peu plus grande d'exotisne: La-za-ky-ha, Ta-soo-PraPoat, Ze-Kice-Ymn ' font assurement meilleure figure sur le papier qu'Usbeck, Rica et Solim; les Lettres siarnoises (1761) n'ont presque pas une ipae qui ne soit illustree d'une note ou de l'explication d'un terme oriental. Mais c'est la simple apparence; en realite les nmours (l'Asie n'occupent pas plus de place qu'elles n'en avaient eu dans les Lettres perssanes. Meme la partie romanesque a tendance 'a diminuer: plus d'histoircs aussi savoureuses que celle du serail des femmes d'Usbeck; plus de personnages aussi rejouissants que le grand eunuque Selim! a peine lit-on, par moments, des anecdotes a peu pres decentes, et le recit d'amours presque pures, quelquefois tres chastes et legitimes. L'Orient grivois et voluptueux est devenu le domraine du roman proprement dit, et l'on n'ose plus, dans un recueil (le lettres, tenter, apres Crebillon et Voisenon, des succes qu'ils ont accapares. 1. Correspondants (le Nadazir dans les Leltres siamoises.

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L OR[ENT ET LA SATIRE. 301 En revanche les evenements tout contemporains out dans ces ceuvres un role considerable; chez Montesquieu il n'avait guere ete question, en cette matiere, que de la mort (le Louis XIV, (le la venue d'un ambassadeur, ou (le la bulle Unitgelitus. Avec ses imitateurs, les bruits, les racontars (le la ville et de la cour sent l'objet le I)lus ordinaire des lettres que les Chinois ou les Indiens adressent h leurs correspondants lointains; on y parle (u dernier livre, de la derlniere mode, et lu dernier scandale. C'est une sorte de Rlevie (le l'annee, a l'usage des gens du monde, jouee avec les costumes orientaux. Quelques-uns de ces ouvrages sont memce une maniere de journal, puisqu'ils paraissent a (les intervalles reguliers, ou lien selon les exigences (le l'actualite. Los Letlres chinoises en sont le me-illeur exeml)le'. Pendant plus dl'in an, elles ont paru, le lundi ct le jeudi (de claquc senaine, en petits cahiers de huit pages, et si d'Argens s'est arrdt alpris la cent cinquantieme, c'est qu'il 6tait malade, et ne piouvait continuer: mais il avait l'intention, apres avoir promene ses heros en France, en Perse, en Moscovie, en Chine, en Suele et au Danemark, de leur faire visiter par surcroit le Siam, l'Italie, la Georgie, l'Armernie, 1'Ethiopie et quelques autres iarties encore dans l'univers! Aussi son livre n'a-t-il aucune unite: a mesure (lu'il s'allonge, il lperd tout caractere satirique ou oriental; c'est seulement u eternel pamplilet oil 'auteur accumule toutes ses connaissances, compile toutes ses lectures, attaque tous ses ennemis, piropose toutes ses reformes et etale toutes ses utopies: c'est en un mot un livre de propagande encyclopdlique. De plus en plus d'ailleurs c'etait vers ce dessein qu'on inclinait la conception de l'Orient; on l'avait accommodee un peu a tous les lgots, rompue (t 1. Mlme proc&e (dans les Lettres cabali.stiques et les Lettres juives.

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302 L'ORIENT DANS LA LITTERATUIE. toutes les transformations, et il etait naturel qu'on l'employvt a ce qui, vers 17O0, devint la grande pensee du siecle. V Le procede etait excellent (on l'avait vu t l'epreuve) qui, sous l'habit peu exotique d'une legere fiction orientale, permettait les gamineries de la satire et les audaces de la pensee: prudence et hardiesse d(e lesprit, desir de la nouveaute, go' t pour les histoires libertines, tout y trouvait satisfaction. Aussi n'etonnera-t-il point que ce procdel ait ete tire hors de la forme epistolaire ou le succes de I'Espion d'abord, puis des Lettres plersanes, avait paru devoir l'immobiliser. Rica et Usbeck ne manquerent pas d'imitateurs, qui se piquerent d'etre, apres eux, des correspondants spirituels et profonds; mais le nombre fut peut-etre plus grand de ceux qui, Orientaux d'un moment, feignirent, sans pour cela se croire obliges (I'crire des lettres, d'etaler les curiosites asiatiques que faisaient naitre en eux les bizarreries de la civilisation frangaise. Et tout d'abord comment le theatre n'en aurait-il pas profite? On imagine assez volontiers une revue oil se succederaient, transcrites en quelques scenes, adroitement mimees, les plus jolies des Lettres persanes; la satire y aurait certes moins de portee, mais la fiction aurait un attrait plus immediat. En effet, l'annee meme oh parut le livre de Montesquieu, il y eut un Arlequin sauvage'; avec assez de brio et des exagerations voulues, l'auteur y representait un sauvage qui heurtait avec ingenuite les mmurs parisiennes, assez habilement pour en faire ressortir la 1. De M. de l'Isle, 17 juin 1779.

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L ORIENT ET LA SATIRE. 303 drolerie et quelquefois la sottise. Meme donnee dans le Chinois poli en France ', oi l'on vit un Chinois (le contrebande, plus occupe a caricaturer les petits-maitres de Paris qu'a pratiquer les vertus de Confucius. Moins ouvertement, Inais avec mmem intention, l'honnete (( philosophe ) qui composa les Jtamlmabos ou les Moines japonlis, traftedie (ltie'e aux m antes (d'tleti IV-', usa du Japon comme (i'un commode deguisement; et de peur que ses lecteurs ne reconnussent pas aussitot les finesses de sa satire, il les avertit, par une preface, que sa piecc e6tait emplie (1d'llusions et que toutes s'appliquaient aux jesuites! Mais ce fut Voltaire su'tout qui usa du procd6e; ainsi qu'il refaisait les tragtlies de Crebillon, on eut dit qu'il voulait, par une sorte de jalousie, faire concurrence aux Leltres persanes; mais, renoncant i creer, sur le m6me moldele, une cuvre qui n'eut etc qu'un pastiche plus ou noins reussi, il varia ses imitations ct les dissemina a travels toute son (cuvre. Que d'Orientaux il a fait bavarder, aussi bien dans tces contes fantaisistes que dans des traites de philosopllie! Tantot c'est le sage Babouc, qui, envoye par lange Ituriel, va visiter une Persepolis singulierement bAtie a l'image de Paris 3; tantot c'est le fakir Bababec qui se livre ridiculement a des besognes extatiques, destinees uniquement a bafouer les moines d'Occident'. Ailleurs un mouphti dle lempire ottoman parlera, comme un censeur royal, d'interdire tout livre et tout commerce de librairie; un Indien et un Japonais s'entretiendront du grand lama, 1. 20juillet 175i. 2. S. 1., 1779, attribu6 a Fenouillot de Falbaire. 3. Le monde commne il va, vision de Babouc, 1746. (Voir le Retour de Baboluc i Persepolis, 1789: - Le Fils de Babouc d Persepolis, 1790; - Nouvelle vision le Babouc, 1796.) 4. Bababek et les fakirs, 1750. 5. De 'horrible danger de la lecture, 1760.

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30 4 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. ce qui permettra de parler assez mal du pape'; le fakir Boumbabef soutiendra grotesquement au disciple de Confutzee, Ouang, que le peuple a besoin d'etre trompe par des fraudes pieuses2; l'enumeration pourrait etre assez longue encore3, evoquant des souvenirs amusanis et des inventions spirituelles, mais elle suffit deja a avertir que le procede de Montesquieu etait familier t Voltaire. II lui etait si familier qu'on le retrouve en des passages oi ( 'abord il parait surprenant, tant l'artifice est dlissimule avec soin. Le dernier chapitre du Siecle de Louis XIV:, Disputes sur les ceremonies chinoises ), en est un curieux exemple; il vaut la peine qu'on s'y arrtte un moment, d'autant que sa vraie signification a ete parfois mise en doute; pcut-etre apparaitra-t-ellc tout (i fait nettc, si l'on accepte d'y voir une satire dleguisee, et si 1'on se souvient que l'auteur, comme nous en prelvienlecnt les editeurs (de Kiel, glorifia toujours la nation chinoise (( afi de faire honte h la notre ). Arrive au terme (de son ou-rage, ayant achev6 depuis longtemps le recit des evenomecnts politiques et militaires, apres avoir longuement appreci6 l'aldinisttation de Louis XIV, et donne aux Icttres, aux sciences et aux arts du xvAi si6cle toute l'admiration convenable, Voltaire s'arrete aux affaires religieuses qui troublerent le rgcne du Roi-Soleil. 11 dit les querelles jansenistes et quietistes, ainsi que la persecution dles protestants; il est tout naturel qu'il vienne a la dispute des ceremonies chinoises. Mais cc qui est singulier c'est que le livrc se termine sans aucune 1. Dict;onnaire philosophique, au mot CATECHISME DU JAPONAIS. 2. Iiclionnaire phiilosopthi'ue, au mot FRAUIIE. 3. Voir, surtout, Essai sur les lMors, Avant-Propos, xvII, et chap. cxc; - Remlaques de l'Essai sur les Mours; - Voyage de Scarmenltao; - Leltres (i M. Pnav, 1776; - J'pitre au roi de la Chine, 1771: - Dictionnaire philosophique, aux mots: ChiNE, PUISSANCE, DIALOGUES PHILOSOPHIQUES XX ET XXIV,... etc.

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LO0ILENT ET LA SATIRE. 305 espece de conclusion! La chose, vu l'importance de l'ouvrage, serait tout a fait bizarre! En realit6 le chapitre ( des ceremonies chinoises ) est lui-meme une conclusion; Voltaire I'a p)as refuse a Louis X1V les 6loges (u'il merite; il a nontre li gloire dlonnee a la France, Ics progres econoIniques, lencouragement qu'ont recu les lettres ct les arts; mais il delplore, en hon cncyclop6diste, qu'un re'gn aussi grand ait eti trouble par de sottes querelles (le religion; il retgrette ens un mot que le xvirl siecle n'ait pas connu l'esprit de tole'rance. C'est li ce que le lernier cllapitre du livre est cllargl' de faire entendre. II ne s'agit pas d'ecrire tout crument que Louis XIV cut tort l'expsulser les protestants; le gouvernement de Louis XV ne l'aurait certes pas Ipermis. Mais,uisque son sujet l'anllile precisdment parler de la Chine, pourquoi Voltaire n'userait-il pas de lordinaire deguisement? Assurenmct l'ouvrage est un livre d'histoire serieux; il n'est pas inter(it toutefois d'y insinuer des plaisanteries; on risq(ue tout au pllus d'effaroucher ce bon president Itenault, exact redacteur de 'A briege chroaologiqe '. Le Fils du Ciel va etre mis en balance avec Louis XIV, ct de cette comparaisonl sortira spontanelnent le Llamie que Voltaire veut formuler contre l'intolerance religieuse du xveIi siecle 2. Des le debut du chapitre, d'ailleurs, on nous avertit de sa juste signification: Cctte dispute caracterise nieux qu'aucune autre cet esprit actif, contentieux et querelleur qui r1gnec dans nos climats 3. II nous suffira maintenant de demi-mots pour comprendre: 1. Lettre inilite, 1it5. citee par Lion, le president Hlenault, 1903, p. G7. 2. M-rne proce(le, a propos de la mcnle question, Essai see les Mours, CXCV. * 3. Siecle de Louis XIV, edition Bourgeois, p. 785. 20

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306 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. Lempereur qui par les lois pouvait faire punir de inort je cardinal (de Tournonl se contenta (le le bannir 1. L'arrkt [de proscription] fut porte le 10 janvier 1724, mais sans aucune fl(trissure, sans d6cerner de peines rigoureuses, sans le moindre Inot offensant con lie les missionnaires, qui furent accompagnes d'un mandarin pour avoir soin d'eux dans le chemin et les garantir dle toute insulte 2., Nous entendons aisrnent qu'il est fait allusion aux scenes lamentables qui precederent, accompagnerent et suivirent la r6vocation de l'Edit de Nantes; les monarques chinois ont fait preuve d'une tolerance sans exemple alors, et qui fait paraitre en pleine lumierre la brutalit (du gouvernement de Louis XIV. D'ailleurs, les empereurs Kang-hi et Young-Tching sont le mode;le (le ce que n'avait pas et6 le grand Roi, de ce qu'aurait du etre Louis XV; ils avaient autorise, apres consultation d(es tribunaux de l'empire, l'enseignement de la religion chretienne; ils avaient consenti tl discuter avec les envoyes du pape des questions de theologie ardues, et meme a se justifier (levant eux du reproche d'atheisme c'etaient donc des monarques indulgents et tolirants; de plus ils apparaissaient comme des souverains philosolphes, des despotes eclaires. Young-Tchin e6tait le type du bon roi, encourageant l'agriculture, assurant la justice, prevenant les disettes, et defendant qu'on lui elevat des arcs de triomple. Quel contraste avec le Roi-Soleil! Aussi, s'il avait fini par proscrire hors (le la Chine la religion chretienne, semblant par la dementir sa haute reputation de tolerance, c'est que vraiment il n'avait pu faire autrement: Les memes jesuites... avouent que cet cmpereur etait un des plus sages et des plus gne6reux princes qui aient jamais exist3. 1. P. 792. 2. P. '795, 3. Essai sur les Moeurs, CXCV.

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L' OIIENT ET LA SATIRE. 307 Au public de dire si Young-Tching n'a pas justement donn( une preuve de sagesse, en condamnant les Jesuites! en tout cas les pliilosophes le lui pardonnaient bien volontiers: si meme il v avait, dans cette histoire, quelque Jesuite mis ta mort, Voltaire s'en consolait aiseinent: C'est ainsi tqu nous faisons executer en France les predicants liuguenots qui viennent y faire des attroupemients contre la volonte du roi1. Comme autrefois La Bruyere 2, comine Montesquiell, il conlamnait la propagande religieuse et l'institution des missionnaires: Nos nations sent les seules qui aient voulu porter leurs opinions collll me leur comnmerce aux deux extiremites du imonde.... Cette fureur de proselytes est une nmaladie particulitire i nos elimats. Le Siecle de Louis XI[V se terminait tlone par un appel a la tolerance, il evoquait devant les yeux un royaume ideal ou il n'y avait pas de Jesuites, ou le roi etait philosopl-c, ou le despotisme etait inconnu; c'etait le contraire, sans nul doute, de la France d'alors! Voltaire se gardait bien dte le dire lui-mtme: c'etait l'empereur Kang-hi, et l'empereur Young-Tching qui avaient l'illusoire responsabilite de ces audaces. Et lorsque l'un d'eux repondait au moine Parennin: (( Que diriez-vous si, nous transportant dans 1'Europe, nous tenions la mnilie conduite que vous tenez ici? en bonne foi, le souflririez-vous;? D il faisait, ni plus ni moins qu'Usbeck et Rica, de la satire contemporaine sous une fiction orientale. I. Sidcle (le Louis XIV, p. 792. 2. Voir p. 288. 3. Lettre LXI.!. Sidcle de Louis XIV, p. 796. 5. P. 793. Voir Essai sur les Mowur's, CXCVI.

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C H AITRE V L'ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 1. L'Orient et la plilosophic. - Les Jesuites eux-mln;mes provoquent les reflexions (le la libre pensee sur l'Asie: traductions et vulgarisations. - Apres la Chine vertteuse ilcs Jesuites. la Chine laiquie (les pliilosophes. - I)veloppemcnl lde ce tleme: Montesquicu et l'Orient: idle dlu {dcspotisme, theorie des climats. II. Voltaire contre Montcsquiiu: critique (le lEsprit de.s ILoi.. - Son enthlousiiasme Ipour!'Asie, sa documentation. - L'Essati siw les 1Malu's ct les civilisalions orie;:tales. - Influence dle Pl'iuvrc. - Tentative de reaction contre l'Orient: Grinim et Rousseau. - Le juste milieu: Diderot. Ill. Quels ont etC les profits intellectuels? - L'Asie est reduite philosophiquement a d(eux abstractions: despotisme ct tolerance: 1" elle est lc symbole dlu (lespotisllc; de li ddes tudlles (le politiquc; consequences: l'histoire laique; sentinient de la diversit6 des civilisations ct en m11ne teips de l' nite intine e e l'hlumaniti. -- Au point de vue prati(lue, rbsultats ruineux dlu i despotisme oriental; avantage du - dcespotisme 6claire, (la Chine). IV. 2~ L'Asie est aussi le svmbole de la tol6rance. - Etudes d'histoire des religions; la comparaison des dogmes; theorie de l'evolution des idles religienses. - Conclusion pratique: l'exegese biblique ct la critique des superstitions: l'intol6rance detruite dans son fondement. - Au contraire, l'Asiatique tolerant: la Chine et la religion naturelle thlisme et tolerance. Des oeuvres hlumoristiques et rieuses, coInlne le sont les Letires plersafnes, conduisirent les auteurs et le public ai la conception l'un Orient, aiiusant certes, inais point badin ni folatre. Partout reapparaissait un th me general, a peine dissimule sous la fiction et dans la satire: l'Asie

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LORIENT ET LA. PHIILOSOPHIIE. 309 peut et doit nous donner les leqons. Or, bien qu'il soit plus commode (Ie faire la le(on it autrui que de l'instruire vraiment, le chemin est pourtaut court qui entraine du rire a la reflexion, du trait moqueur a l'enscignement profitable. Usleck et Rica, si parisiens qu'ils fussent devenus, savaient s'interesser encore aux choses de Perse se souvenir dles gouvernements ct des religions d'Asie; cornmme Montesquieu nc les avait point trop emblarrasses (le prjuges, ils eurent la - et le ctes l eteurs aec eux - matire d'ingenieux commentaires et a des considerations historiques d'une lointaine portee. Pour eclairer la science de la politique, on avait deja I'histoire de l'antiquite et celle des temps 1moderncs; ne ipourrait-on pas renouveler, c'est-t-dire etendre le domaine (de ces etudes, en raplprochant les civilisations d'Asie et celles d'Europe? en un mot il y avait toute une instrucltioon i tadegager de la contemplation (de cet Orient, a qui l'on domandait d'ordinaire dl'(gayer l'imagination ou de dlivertir l'esprit. Les philosophes le comprirent et, tries consciemment, ils s'aviserent des richesses intellectuelles que leur offrait l'exotisme: I,es plotentats de l'Europe et les negociants... n'onlt eu pour objet dans, toutcs ces decouvertes que de nouveaux trt'sors. Les philosophes y ont (lcouterl tout u1 notuvel unicers en morale ct en physique 1. Comment furent-ils pousses (t ces decouvertes, et comment les mirent-ils en valeur? Les entliousiasmes des missionnaires ', la bonne volont des savants 3 avaient (lavance tout (t fait prepare ces sympathies intellectuelles vers l'Orient st;ieux; et quiconquc lisait leurs couvres avec assez d'application devait s'y 1. Voltaire, Essai sur les.l uer;, chap. cxi,1I. 2. Voir p. 107. 3. Voir p. 14'.

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310 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. laisser glisser par une pente facile: on s'accoutuma a voir obstinement dans l'homme d'Asie l'habitant vertueux d'une contree ideale, of l'on pouvait jouir pleinement des (( droits de l'humanite' 1,... et qui avait le tres grand avantage de n'etre point la France! De cette conception les Jesuites surtout eurent le m6rite et la responsabilit: on ne repetera pas comment ils peignirent les Chinois, ce peuple merveilleusement civilise, regi par un gouvernement paternel, obeissant a des magistrats pieux et tolerants, possedant un corps de lois admirables, et des philosophes d'une sublime sagesse! Mais on tient a (lire que les idees, ainsi semees par eux, germerent en d'autres terres; que la vulgarisation les deforma ou plutot les d6tourna du dessein premier dans lequel elles avaient ete concues. 11 faut montrer comment, instruits par les peres de la compagnie de Jesus, les philosophes apprirent a trouver dans les civilisations d'Orient des arguments convenables pour ruiner la conception du despotisme, attaquer le principe d'une religion revelee et proclamer la vertu de la tolerance. Le point de depart de cette vulgarisation fut la querelle des cer6monies chinoises, les livres d'apologie qui se Inultiplierent alors avec une si 6difiante profusion, et parnmi eux les traductions des oauvres des philosophes de la Chine, celles de Confucius surtout. Plusieurs gros livres latins parurent, ceuvre de la commission de P6kin, le plus connu en 1687, le Confucius Sinatrunl pilosoph us 2. Mais, coinme si les Jesuites avaient craint qu'il ne fut pas assez lu, ils en donnerent aussitot deux petits abreges francais "; les 1. Voltaire, Essai sur les.lwurs, chap. cxclii (a propos de la Perse). 2. Voir p. 124 et 5i9. 3. Lellre sur la morale de Confucius, philosophe (le la Chine, 1688. - La morale de Confucius, philosophe (le la Chine, 23 janvicr 1688. Deja en 1612 les Jesuites avaient publi utne elition fran(:aise du Sinarum Scientia d'Intorcetta (extraits de Confucius).

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L'01IENT ET LA PIIILOSOPHiE. 311 auteurs, qui dissimulent mnal leur qualite ou a tout le moins leur inspiration ecclesiastique, resumerent assez clairement la morale de Confucius, et non moins clairement, avec une naivete etourdie, ils avouerent, bien mieux ils indiquerent aux libertins, leurs contemporains, les arguments que la pensee libre pouvait venir y chercher: C'est une morale ( infinimnent sublime, dit l'un, simple, sensible et puisde elas les plts pures sources de la raison natnrelle '. (Ces ensciSnements, e6crit lLautre, ne sont pas seulement bons pour les gens de la Chine, matis j suis persuadl(1 qu'il y a peu de Francais qui ne s'estirnlt (sic) fort sage ct fort lihurcux s'il pouvait les reduire en pratique 2l C'est a quoi l'on s'employa de bonne heure, cependant que les Jesuites continuaient leur ocuvre de traduction et de vulgarisation 3. L'idee se forma, puis se developpa quelques annees par un travail de latente germination: vers 1725 la formule en etait presque arretee et, a l1'poque ou l'Allemand Wolf ' se faisait condamner pour avoir prononce un eloge philosophique et athee (de la morale chinoise, un Franqais, anonmne et prudent, t tira des ouvrages de Confucius ) une i idee generale du gouvernement et de la morale des Chinois 5,. Ce volume, tres court (il n'a pas quarante pages), montre i merveille comment la Chine, derob)e aux mains des Jesuites, fut accaparee par les philosop)hes. C'etait tout simplement un pan6gyrique (de Confucius et, h son propos, de la Chine entiere; mais l'ueuvre 6tait, si 1. La moroale de Conl ucius, Avertissement. 2. Leltre sur la morale de Confucius, p. 7. 3. Voir les nonmlreuses publications relatives a Confucius dans les bibliographies (le la querelle des cremnonies clinoises, citees p. 129. Je. rappelle ici le Sinensis imperiii libri cla.sici sex, 1711. - Specimen doctrinei velerum Sinarm moratlis et polilice, 1724. 4. Voir p. 149. 5. Idee geqnlrale ldu qouetvernetenf et de la morale des Chinois, tiree particulierement des oucra.es de Confucius par M. D. S***, Paris, 1729.

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312 L'ORIENT I)ANS LA LITTIrEIAT'URE. l'on peut dire, laique, et l'on y chercherait vainement les preoccupations interessees qui poussaient d'ordinaire les Jesuites a exalter le pays des mandarins. ( La vertu et le merite, disait l'auteur, sont l'aine meme du gouvernement chinois,: dans cette contrec i(lale il n'y avait ('autre nollesse que la vertu, d'autre aristocratic (que celle a laquelle on s'elevait par ses services et ses charges; les fonctionnaires etaient responsables, les ilpl)(ts legers et percus avec peu de frais; on levait les arinecs sans oppresser la population. Le peuple, sagement adonne a l'agriculture, menait une vie heureuse et paisible; la religion etait la morale lde Confucius, dont le grand principe:, Ne fais pas a autrui ce que tu ne vouldrais pas qu'on te fit h toi-meme,, enseignait la charit6, l'humanite, la tolerance; elle disait aussi que le fils doit respecter son pere plus qu'aucun etre au monde, que le roi doit aimer ses sujets conmme ses enfants, et pratiquer lui-meme la vertu, afin que les habitants de son royaume suivent son exemple. Qucl reve pour un philosophe egare en plein siecle de Louis XV, et dans 'esprit duquel l'utopie venait se heurter brutalement chaque jour aux contradictions -de la rtalite! Peu ai peu cette conception philosophiqu' et morale de l'Orient se (leveloppa; deja Bayle en avait: dessine les lineaments; d'Argens, dans les Lettles chinoises, ne manqua pas de la reprendre; il se plut a opposer la tol(rance asiatique i l'acharnement (de l'Fglise contre la liberte, et aux disputes religieuses dont l'Europe offrait alors le triste spectacle: ses voyageurs chinois Siceu-Tcheou, Choang et Yn-Che-Chan n'etaient-ils pas d'ailleurs des esprits remarquablement intclligents, ouverts ai toutes les idees, degages de tous les prejuges, tels enfin que pretendaient 1. Voir p. 301.

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L ORIENT ET LA PIlILOSOPMIIE. 313 etre les philosoples? Mais, jusqu'au milieu d(u xviil siecle, cette tendance a intellectualiser tout a fait l'Orient ne s'etait guere revelee qu'en des tentatives epiarses; Montesquieu iouvrit vraiment les etudes nouvelles: 'Esprit des Lois fut le premier livre oi l'Orient, pour le plus grand profit (le la pens(e, servit h 6clairer l'histoire et la legislation, et a constituer la science naissante de Fl'conomie politique. ~ Montesquieu a coniiience sa recherche philosophique par une enquete g6netrale sur le monde:.1'ai (1'abord examin6 l oIs lhoin es.... Je n'ai point tire mes princies de Icmes lprljug(s, mnais det lal nature des choses 1 Ce sera le procede aussi de Voltaire, dans l'Essai sur les Jlw(etirs; Rousseau, par contre, negligera, pIour son Contrat social, un travail de ce genre, qui e(t gaite assurement, dans sa formation, le beau svsteme de ses dedluctions logiques; une telle methodle suppose en effet un esprit curieux et souple, plus desireux d'etendre ses connaissances quc de dleiontrer sa Inmtlode; elle reclame aussi une docunentation considerable, une richesse prodigieuse de lectures. Montcsquieu ne s'est point derobe a la besogne; il lut, il annota, il ( mit en fiches,, une quantite de livres, vraiment extraordinaire pour une epoque ou les scrupules de l'information embarrassaient bien peu le commun des historiens. Or il est remarquable que, parmi cet amas de faits, dle rtfe6rences et d'anecdotes, les clioses d'Orient sont en aussi bonne place quo les souvenirs le l'antiquite ou les legislations modernes. La consequence en a 6et tres 'rande; non seulement le livre gagna une variete, fort profitale en une matiere si abstraite; mais surtout les 1. Esprit des Lois, Preface.

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3t14 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. points de vue auxquels on avait coutume de s'installer, pour envisager le deroulement de l'histoirc, furent tout a fait deplaces. A une matiere plus abondante et plus diverse il fallut un cadre moins etroit, et des methodes speciales de classification. Je ne crois pas, par exemple, que Montesquieu cut janais imagine la theorie des climats, s'il n'avait eu en consideration les pays d'Asie; en se bornant a l'Europe, il n'eut point trouve, dans son etendue, des differences telles qu'il put fonder sur elles sa doctrine; du moins est-ce dans les contrees orientales qu'il alla chercher la pluparl des exemples dont il 1pretendit appuyer sa dlemonstration '. De meme aurait-il abouti a une distinction aussi precise entre les trois formes de gouvernement s'il n'avait cru voir dans les civilisations d'Asie le type d'un despotisme absolu tel que l)ccident ne pouvait lui en dlonner limanie? L'Inde, la Turquie et la Chine furent chez lui le modeile parfait de ( l'etat despotique dont le principe est la crainte 2; la-dessus il edifia tout tin systeme de consequences neuves. I1 apparait done bien que la connaissance de l'Asie fut grandement utile a l'originalite de son wuvre; certes il n'etudiait pas FO()rient en lui-m eme: il se bornait i lui demander un peu precipitamment des exeml)les; neanmoins l'Inde et la Chine -celle-ci avec beaucoup de reserves 3 avaient sa sympathie '; t leur propos, il avait 6nonce des opinions, tres formelles, interessantes d'abord en soi, fecondes aussi par les discussions qu'elles allaient susciter. L'Esprit des Lois provoqua l'Essai sur les mceurzs; et c'est de ses affirmations sur l'Asie que Vol1. Esprit des Lois, liv. XIV. 2. Par exemple, liv. VIII, chap. xxi. 3. Voir liv. VIII, chap. xxi. 4. Liv. VII, chap. xvii. - Liv. XIV, chap. viI. — Liv. XIX, chap. xix,... etc.

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LORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 313 taire cut surtout le dessein de reprendre Montesquieu. L'Orient etait des lors un element essentiel des recherches d'histoire, un tlhme favori de la reflexion philosophique. II Bien des clioses agacerent Voltaire quand il lut /'Esprit des Lois; d'abord c'etait un beau livre et un grand succes; or il n'aimait guere que le public s'enthousiasmat sur des oeuvres lu'il n'avait point signees lui-meme: ne savait-il pas mauvais gre6 Crebillon d'avoir obtenu quelquefois des applaudissements pour ses tragedies! En outre, l'intention generale de l ouvrage et l'esprit (lans lequel il avait cte ecrit ne l'accommodaient guere: aussi se mit-il a le, regratter ) avec la minutie d'un Malherbe aclarne a trouver des taches dans les vers de Desportes '. I1 connaissait tres bien l'Asie (on l'a dejh constate) et il l'aimait d'une tres grande affection; il jugea que Montesquieu en avait souvent p-arle avec irreverence; il se plaignit des railleries sottes que ('Esprit des Lois enfermait a propos de la Turquie, et de ses exagerations quand il Mtalait la cruaute d(u despotisnme ottoman '; il defendit les Japonais contre d'abominables imputations 3, et surtdut il se facha violemnment que le gouvernement de la Chine eft requ quelques critiques et qu'on l'eft range dans la classe des elats despotiques 4. Ce ne sont pas la de simples disputes d'Crudits, ni des querelles oiseuses: elles signalent chez les deux auteurs 1. Voir son Conmentaire sur l'Esprit des Lois. 2. Commentaire,2' XII ct XXX. Voir aussi Essai sur les Mwurs, chap. cxcII 3. Commenfaire,; XLVI. 4. Commentaire, 2 XXIV.

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316 LIORIENT 1)ANS LA LITTEIIATlRE. des tendances d'csl)rit tout opposees; ils ont l'un ot l'autre donne, pour l'interpretation des faits historiqLues, une formule nouvelle. Montesquieu voulait tout expliquer: il recherchait les causes, il jugeait, il critiquait 1; de li il tirait des vues gVenerales et simplistes. Voltaire constattait, ral)prochait et groupait les evenements, plus soucieux de lecouvrir, dans l'histoire, des mouvements que des enseignements. L'un conmilait les textes de lois, l'autro collectionnait les anecdotes de mncurs; l'un vovait I'liunanite.i travers ses codes, I'autre tachait dle la retrouver dans les manifestations (le la vie r6elle. Aussi, contre l'id6e (le lot un l)eu rigide, Voltaire dressa l'idee (de Itturs plus souldle 2: or le conflit porta lrincipalement sur les civilisations el les gou-ernements d'Asie; et il est interessant de constater que l'histoire et I'ethnologie de l'Orient, eclair6es a( demi p)ar les Jesuites et les (ruldits, ont contribuue a former (eux systemes l'enquete historique; il y cut la d'abord (deux tlieories, opposees dans leur intransigeance; mais par la suite, ce ne furent pllus que deux methodes, 6galement fecondles, (ui s'associerent volontiers pour la resurrection du passe. 11 faut renoncer a dire d'une maniere detaillte Finfluence que la connaissanc de l'Orient eut sur l'esprit de Voltaire. A en juger par son enthousiasme, il y cut la cllez lui une revelation dont jamais l'eflet ne s'att6nua; dl6ej dans les Lefltes angflaises (1731) il avait reou quelques lueurs, et il jugeait que lexemple de la Chine, ( la nation qui passe pour etre la plus sage et la plus policee de l'univers,, (tait un excellent argument en faveur de la vaccination 3; cette 1. Voir, par exemple, sir la politesse chinoise, Esprit des Lois, liv. XIX, chap. xvi. 2. Essai sur les.Malu;s, CXC1I. 3. Lettre XI.

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LORIENT ET LA PHIILOSOPHIE. 31 7 symplathie intellectuelle fit de tres bonne heure place a une adniration bavarde et lyrique, qu'on s'explique mal, d'ahord, en un honmme aussi avisO; mais l'Orient lui a renilu taiit le services, soit en de'guisant ses audaces, ou Iien en elargissant le champ de ses investigations, qtle cette adlmiration s'est melange de beaucoulp de reconnaissance; parfois elle a les accents d'un lhmne: J'ai pleille ii m d6fen[dre d'un vif entlousiasml, quanid je contleinile il s'arilt d la Chine 1;'0( 00()000 (t'lolllmi'm S gouvernl(s pa' 1 000 in iaistrats, divis s en l iffTrcntes cours, toutes subol)dolnnes;i six cours sililierielt's, lcsquelles sont ellcs-liinC'ti s sous l'inspection d'uine t'our stitllt' i Cliela. e donne J ne sais quelle idee des nleuf (cliutls des anll es de saint lTholias d'Aluin 1. Dants ule mIlme v6n6ration il associaiti2 le roi de Cliine et -- c'est tout tlire - l'empelreur Fr(ederic, son idole, elncorle (lque ce dernier n'elt ipas, au gr( (le Voltaire, un suffisatl cntliousiasme plour le monarqu e le Peikin; et quandt il etait las des (( impertinences de l'Europe,, c'esti-dlire des rilpostes qu'on se permlettait le pullier, en reponse a Ses injures, il ie parlait rien moins que de fuir vers l'Asie, comnime en une contree id6ale'. Aussi s'est-il constitu6, dans la France du xvi-n sie'cle, le lanegy-riste attitre et le dlefenseur officiel des nations (d'sie. (On ecrirait un volume assez gros en assemblant les passages oil il a d6fendu avec eloquence, acrimonie, esprit. mchllancete, et de vin-t autres manieres encore, les lettres de la Chine et surtout ( le sublime Confucius,; il se ficliait si on les disait athees, et devenait furieux quand 1. Letira's chinoiscs, indiennes et tarlares, lettre V. C'est tin )bnediclin qui est suppose parler, mais il exprime les pensees (de Voltaire. Voir Itmine indlica;tion ldans le paragraphe XI du Cormmentaire str le livre des Delils et des Peines, 17G66. - Voir aussi EsIsi surt les Mlwurs, cliap. cxcv. -Lellres d.M. Patu. - Lictionnaire philosophique. 2. Leltre Frilderic, 27 juillet 1770. 3. Lettres it Frederic, 29 janvier et 30 mars 1766. 4. Lettie l M. de Chal)anon, 7 decembre 1767.

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318 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. on critiquait leurs doctrines morales'. La patience la plus acharnee se lasserait egalement a recoler tous les passages ou Voltaire a exalte le gouvernement de la Chine, sa politique paternelle, son esprit philosophique, ses tribunaux de mandarins; avec la meine ardeur qu'autrefois les Jesuites, mais dans de bien autres intentions, il a proclame sur tous les tons, dans ses romans conmme dans ses tragedies ou dans ses pamphlets, que ( l'esprit humain ne peut imaginer de gouvernement meilleur'3,. L'lnde avait aussi ses sympatlies, sans reserves ', et il se sentait epris ('un si violent amour pour toutes les nations sur lesquelles brille le ciel d'Orient, qu'il pretendait rehabiliter la Turquie ellemnene'; elle 6tait i)ourtant bien dechlue dans l'opinion du siecle! A en croire Voltaire, la Sublime Porte n'etait point du tout un gouvernement despotique et Montesquieu l'avait vilainement calomniee; certes il v avait eu d' ( liorrilles abus ) et ( (luclques crimes.; mais c'etait peu de chose et les Turcs etaient a l'ordinaire chastcs, templ)rants, lraves, tolerants, ptiilosophes et d6leocrates! Sa )onne volonte etait si enracinee en faveur des homines d'Orient qu'il ecrasait complaisamment Charlemagne sous la gloire d'Haroun-Al Raschid7, et metme qu'il pardonnait aux 1. Lettres ci Al. Pauw. - [Fragments historiques sur' I'nde, 1'773. - Fragment sur l'tlistoire qenerale, 1775. - Essai sur les Mllurs, chap. i. - Orphelin de la Chine,... etc. 2. Essai sur les Mlours. - Siecle de Louis XIV. Voir dcs romans comme la Princesse de Babylone. 3. Essai sur les M31urs, chap. cxcv. 4. Par exemple, Fragments sur l'Inde, 1773, article 35. 5. Essai surl les Ma'tus, chap. cxiii et cxcI. 6. En 1731, tcans l'listoire de Charles XII, son prejug6 n'etant pas encore bien fort, il parle assez severement (liv. VI) du gouvernement turc. -- Plus tard son admiration ceda quelquefois an (dlsir (e flatter la grande Catherine (voir Epitre CXII). II parlait meme d'une croisade contre les Turcs (Quelques petites hardiesses de M. Clair a I'occasion d'un panegyrique de saint Louis, 1772. Voir Lettre a Mme (le Talmont, 23 fevrier 1776). 7. Essai sur les Memurs, chap. xvi.

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L ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 319 musulmans d'avoir incendie la bibliotheque d'Alexandrie!... N'avaient-ils pas ainsi detruit bien ( des monuments des erreurs des hommes'! )) On pourrait craindre que cette partialite, obstinee et dIcordante, n'ait gate par avance tout le fruit que Voltaire pouvait recueillir de la connaissance (le l'Asie; et il y a lien en effet dans son oauvre beaucoup d'exagerations et de conclusions trop simples. Mais ce qui sauve malgre tout Fensemble, c'est l'abondance, l'exactitude et meme la minutie (e l'information: ~recits (le voyageurs, lettres des missionnaires, oeuvres historiques, etudes savantes, traductions, Voltaire a lu tout ce qu'on pouvait lire alors sur l'Orient; il a meme recherche l'inedit et s'est fait communi(luer des manuscrits enfelrmes dans la bibliotheque royale '. Ainsi il a pu donner comrne base i son Essal sult les lMlczurs line documentation, plus riche encore, sur l'Asie, que celle (le Montesquieu; bien certainement c'est le livre du xvtlni siecle of il est le plus et le mietlx parle de l'Orient: il ouvrit sur des civilisations, mal re'velees encore, toute une fagade de fenetres, et ainsi il fut permis de jeter des regards intelligents sur une contree, ou bien ignoree, ou bien transfiguree par l'imagination. Deja l'Avant-Propos nous avertissait des raisons ( pour lesquelles on commence cet Essai par l'Orient ); l'Asie, disait Voltaire, est le b)erceau des civilisations modernes, et Bossuet, en la ravant de l'Fistoire nwtiverselle, a commis une lourde bevue3. Les sept premiers chapitres de l'Essai sur les lMceurs retragaient en effet, avec une clarte vraiment perspicace, les civilisations anciennes de la Chine, de la Perse et de l'Inde; sans cesse, au cours de l'ouvrage, 1. Essai sur les Mwurs, chap. vi. 2. Essai sir les Mowurs, chap. iv. 3. Voir p. 141.

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320 L'OIIENT DANS LA LITTElATURE. l'Orient reapparaissait, soit que Voltaire parlat de ses rapports avec l'Europe, soit qu'il y revint tout a fait p)ar de lonfgues digressions. Enfin l'ouvrage s'achevait, comme il avait commence6, par un retour a l'Asie: les six derniers chapitres lui sont consacrts, colnm e si l'Orient, apres avoir revel l'origine des clhoses passees, devait encore donner la clef des ev6enements futurs; et cette histoire du monde se terminait par un parallele entre l'Orient et l'Occident, riche de suggestions pour qui voudrait les v cherchcr. Une part aussi lreponlderante ldonnee ti l'Asie, par un auteur aussi illustre, dans un ou-rage aussi retentissant, devait provoquer tout un travail des esprils; d'autres ecrivains reprirent les adlnirations de Voltaire, comme ils r(i'ptaient ses plaisanteries. L'Encl/c/opldee ' p)arla commine lui de la -philosollhie (les (Chinois, ou (des Dogmes de Zoroastre; Helvetius, commne lui, adlmira les tribunaux (e la Chine ct traita d(e la morale asiatique; Raynal:' ne -marchanda pas aux mandarins les eloges (de rigueur; Bernardin de Saint-Pierre exalta linde et chargea un,( disciple de Confucius ) dle dire la verite, sur Dieu, aux representants (ie toutes les religions de l'univers'. Des auteurs (le moindre condition, mais pleins de zele, enflerent la voix, pour racheter leur humilit: L.a Chine donnc une idde ravissante do ce (ue serait tout, la toerc si les lois d( cet (lmp)ire etaient,-aalement cellcs de tous les peuples.... Aspirez-vous a la gloir d'etre les plus puissants, les plus ricles, les plus heureux souverains de la terre? Venez ai Pekin, voyez le plus puissant des mos mort.... I1 est la vraie. la plus parfaite imagel du ciel:. 1. Beaucoup l'articles sur l'Orient onl 6t6 rd(liges par le Chevalier (lde Jaucourt, un certain nombre d'autres par l)iderot. 2. De l'Esprit: Discours II, chap. xxix; IV, chap. xmi et xvi. 3. Ilistoire philosophique drs estl/dlissemens des Europeens dans les Illes, iTjO, par ex., 1, 82. 4. Cafe de Sulrate. 5. Poivrc, Voyage. (l'ut philoso)phe, 1i69, p. 148, 149 et 151.

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L'ORIENT ET LA PHIILOSOPHIE. 321 Quelques bonnes ames se laisserent tout a fait convaincre et jugerent que le seul moyen de tirer la France hors des maux ou elle s'enlisait, etait de lui ( inoculer l'esprit chinois' )). On comprend qu'un pareil hymne, hurle quelquefois sur un mode aussi aigu, en tout cas chant6 avec une d6esesperante monotonie, ait agac6 quelques auteurs chagrins; et il y cut, vers 1760, c'est-a-dire au moment oi la mode de la Chine sevissait, des tentati-es curieuses de resistance:,'empir dle la Chine,st devenu (le notre temps un objet particulier d'attention, l'dtuldes, dte rechercles o-t de raisonnement. Les missionnaires ont d'abord interesse la curiosite publique par des relations merveillufses d'un pays tres 'loignl qui ne pouvait ni confirmer leur veracite, ni rkclamer contre leurs mensonges. Les tphilosoplics se sont ensuite empar6s de la nmatiele et en ont tirl, suivant leur usage, un parti etonnant pour s'elever avec force contre des abus qu'ils croyaient bons ( detruire dans leur pays. Ensuite les Iavards out initt' le ramnage des philosophes et ont fait valoir leurs lieux communs par des amnplifications prises ( la Chine. Par ce Inoyen, ce pays est devenu en peu de temps l'asile de la vertu, de la sagesse et de la felicitie; son gouvernement le mcilleur possille, comme le plus ancien; sa morale, la plus haute ct la plus belle l qui soit connue; ses lois, sa police, ses arts, son industrie, autant (le modeles i proposer a tous lbs autres peuples de la terre 2. C'etait bien ainsi - on l'a -u - que la legende s'etait formnee; avec de l'aprete, et mnme des gros mots, Grimm s'appliqua a la dtruire; il y mit une exageration de mauvais gout; le gouvernement du Fils du Ciel devenait ( le despotisme le plus terrible ), la morale des Chinois etait jugee a tres convenable i un troupeau d'esclaves vexes et craintifs )). Ces belles assertions, il pretendait les assurer par une autorite irrecusable: 1. Grimm (Corresp. lilt., novembre 1785) rapporte a ce sujet une amusante anecdote. 2. Correspondance littiaire de Grimm, 15 septembre 1766. 3. M'me ouvrage, septembre 1773. 4. Grimm, septembre 1776; voir fevrier 1783. 21

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322 L'ORIENT DANS LA L1TTERATURE. Le fameux capitaine Anson a etc, je crois, un des premiers qui ait reforme nos id('es sur la police si vant6e des mandarins 1. On se souvient peut-etre2 que l'amiral Anson, a la suite de chicanes qu'il subit dans les ports chinois ou rclachait son escadre, revint en Europe avec une idee detestable de la Chine; il s'empressa d'etaler ses rancunes dans des Memoires, et pretendit demolir le bel eclhafaudage de gloire que les Jesuites avaient si artistement construit en l'honneur du Fils du Ciel3. Voltaire en fut tres contrit et, sous couleur de refutation, il laissa echapper toute sa mauvaise humeur contre le malencontreux alniral M. Mais d'autres se jeterent sur les dleclarations ('Anson: Rousseau, qui ne lisait pas beaucoup, connut cet ouvrage, en transcrivit quelques passages (lans sa Nouoelle It'loise; et n'etendit p)as beaucoup au dela sa documentation sur F'Orient. D'ailleurs il se devait a lui-meme, ne fft-ce cue par gout naturel, de decrier les Chinois que tout le monde vantait, et d'ignorer cette Asie que Voltaire admirait; il en parle fort peu en effet, avec une sympathie tres attenuee6; meme i la bannit tout a fait d'un livre ouf pourtant l'examen des civilisations orientales eut pu apporter quelque lumiere. Ni le gouvernement turc, ni la morale indienne ne figurent dans le Contrat social; Rousseau se borne a des exemples qu'il prend a la France et a la Suisse modernes, ou bien dans l'antiquite; ainsi il n'est point, dans sa construction d'une Hepublique ideale, gene par le spectacle des realites vivantes et des 4. Grimm, septembre 4773. 2. Voir p. 63 et 81. 3. Anson, IV, 134 et p. suiv. 4. Essai sur les Mwjurs, chap. i. Precis du siecle de Louis XV, chap. xxvil. 5. Voir l'article de D. Mornet, Revue universitaire, 15juillet 1903, et Nouvelle HIloise, partie IV, lettre III. 6. Discours sur les sciences et les arts, 1750 (un an apres la publication des Memoires d'Anson). - Emile, liv. IV (sur la Turquie); liv. V (sur la Chine). - Contrat social, liv. IV, chap. vin (sur Mahomet).

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L'ORIENT ET LA PHllLOSOPHIE. 323 mocurs exotiques. Si l'on oppose a cela la methode de Montesquieu et de Voltaire qui, cormme autrefois le vieil Aristote, etendirent leur enquete prealable a toutes les civilisations de l'univers, on verra que ceux-ci ont abouti a des conclusions historiques, aujourd'hui acquises, tandis que le philosophe de (;eneve s'est, ainsi que IPlaton, enferme dlans un systelme abstrait et dangtereux, qui a fausset les eslrits revolutionnaires, et qui n'est plus aujourd'hui qu'une curiositte. Diderot n'eut garde, lui, (le renoncer (liliberenment aux profits intellectuels qu'on pouvait recueillir dans la connaissance de l'Orient; certes il preferait les negres, et ces candides Polvnesiens, en q{ui il croyait retrouver l'homme primnitif, libre de toutes les influences sociales, qui ont alteir(e la face (du vieux monde; neanmoins il s'interessa beaucoup a l1'Asie; mais il s'appliqua a resistei aux enthousiasmes de Voltaire, sans pour cela en venir aux denlig'rements de Grimm; il abandonna la morale chinoise, et avoua l'intolerance des mahometans 3, mais cela ne l'empeclia p)as (l'avoir sur l'islamisme des opinions fort raisonnables. Ainsi il achemlinait les savants orientalistes et les philosophes vers I'etat d'esprit qui convient a la recherche intelligente et f6conde; les enthousiasmes et les exagerations avaient eu leur utilite, puisqu'elles avaient rendu par avance populaires des contrees neuves (le la reflexion; mais leur temps 6tait pass: la place fut donnee dlefinitivement a la curiosite qui s'informe et qui explique. 1. Edition Assezat. Voir: XIV, 122 - XV, 200 - XVI, 172 -XVII, 35, 316, les articles relatifs a lOrient que Diderot donna a l'Encyclopedie. - Voir, IV, 45S, des pages sur la Chine et plusieurs lettres a Mile Volland (autonrne 1759). 2. Edition Assezat, IV,.43. 3. Memne edition, I, 182. 4. Lettres a Mile Volland. octolre et novembre 1759.

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324 L'ORIENT DANS LA LITTERATUIRE. II Les pages qui pr6cedent sont en realite l'histoire exterieure des influences que la philosophie recut de la connaissance de l'Orient; on a constate que les etudes orientalistes avaient provoque tout un mouvement d'idees, divers mais continu; et par lh on a pu inferer qu'elles avaient et6 tres profitables. Quels ont ete au juste ces profits? et en quoi 1'Asie, telle qu'on la concut alors, enrichitelle les reflexions des Encyclop6distes, et la pensee meme du xv\n" siecle? L'()rient, a travers les metamorphoses successives que lui avaient imposees les Jesuites, puis les historiens et les orientalistes, avait perdu, aux yeux des erudits, la couleur,t la complexite originelles que parfois les ecrivains ou les artistes tentaient de retrouver en lui; il etait deja deforinm et simplifi'; les philosophes le rendirent p)lus abstrait encore, et ils le figerent en dleux concepts, contradictoires l'apparence, autour desquels ils firent graviter tout le monde de leurs ordinaires meditations. L'Asie fut a la fois le symbole du despotisme et le symbole de la tolerance; et l'on vit en elle tantot le pays victime des prejug6s et de la superstition, tantot le domaine d( la raison et de la vertu. It n'y a point la une classification commode, mais deux aspects veritables, entre lesquels on d6partagea la conception intellectuelle de l'Orient, deux sources d'ou coulerent des eaux, egalement fIcondantes, vers deux regions voisines, mais distinctes: la politique, la religion. La notion de l'Asie despolique se degagea d'abord, aidee par les etudes historiques que le xvlne siecle avait faites si

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L'OIIENT ET LA PHILOSOPHIE. 325 nombreuses sur la Turquie '; a sa suite elle entralna tout un systeme (le considerations generales: les historiens v prirent de nouvelles habitudes d'esprit. Pour comprendre des gouvernements si differents des notres, et (lont les voyageurs rapportaient les institutions surprenantes, il fallut que 1'esprit se fit une souplesse inaccoutunee. Jusque-la on n'avait guere eu en vue que les pays anciens, dont la Bible dessinait l'image hieratique, ou les Etats modernles que le christianisme avait modeles sur un tyj)e commun; si bien que l'6duication religieuse creait, par avance, chez les historiens ct les lecteurs, une maniere catholique d'envisager l'llistoire. Tous, plus ou imoins plenetres d(es le:ons de Bossuet, ils envisagaient l'histoire ldu monde coin me une matiere malleable aux mains de la Providence; tout au plus t;ichlaient-ils de deviner, a travers l'Ecriture, les grands desseins dle Dieu. Mais le Dieu de la Biblle ignorait l'Inde, il ne s'interessait pas t la Chline si 'on pretendait connaitre ces pays, on pouvait, on devait rnme se passer de lui tout a fait. AIussi Voltaire eut-il bien soin de marquer qu'il retracait les cilivisations primitives o en ne consid6rant que les choses humaines, et en faisant toujours abstraction des jugements (de Dieu et (le ses voies inconnues 2 ). Avec les nations t'Asie 'llistoire s'habitua done a etre purement laique. C'tait dejAi un premIier resultat; d'autres causes, il est vrai, vinrent y meler leur jeu. II v en eut de plus importants: la connaissance de l'Asie enseigna une conception a laquelle l'esprit classique etait reste tout a fait hostile: le sentiment (de la (liversite; nos ancetres n'avaient pu le recevoir ni de 'antiquit6, trop mal connue et vite reduite 1. Voir p. 8! ct 138. 2. Cela revient comme un refrain moqueur dans les premiers chapitres de 1'Essai sur les lMowu's.

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326 L'O()RIENT DANS LA LITTERATURlE. en abstractions, ni des nations d'Europe que l'on voyait d'une image un peu sommaire, et tout a fait francisees. Avec l'Asie cela devint impossible: C'est un objet digne de l'attention d'un pliilosophe que cette difference entre les usages d'Orient et les notres.... 1,es peuples les plus polic6s de ces vastes contrlees n'ont rien de notre police; lours arts ne sont point les n6tres. Nourriture, vternents, mlaisons, jardins, lois, culte, biens6ance, tout dil'fre..... C(est 1e fruit du sol, de la terre et de la coutume',,. De 1h sortit par une consequence naturelle la fameuse theorie (les climats, formulee par Montesquieu a propos de l'Asie et presque uniquement a son propos, acceptee en gros par Voltaire3, ct qui reste une des vues les plus originales, une des plus eslimables acquisitions dlu xvli' siecle. Elle eut aussitot des applications pratiques; l'listorien se heurtait, en examinant les pcuples orientaux, a (les institutions si lifferentes de celles (le France qu'elles epouvantaient la morale commune, et faisaient gronder les theologiens. Ainsi la polygamie: en vertu (le la theorie des climats, ni Voltaire, ni Montesquieu ne se crurent obliges de fremir devant les quatre femmes permises par l'Alcoran; il y avait alors une tres grande audace h dire: a Je ne juslifie pas les usages, mais j'en rends les raisons* a, a expliquer la pluralite des femmes par des considerations sociales ct physiques;, et surtout a assurer qu'elle avait moralement d'assez bonnes consequences. C'etait au fond disperser, d'un geste grave, tout un cortege de prtjuges, et jeter dans la morale, comme dans l'histoire, (le ces id(es qui preparent, ou du noins facilitent les revolutions futures. 1. Essai surl les Mwurs, chap. CXLIII. 2. E.sprit des Lois, liv. XVII. 3. Essai sur les M1urs, chap. 1I et c.LII. 4. Esprit des Lois, liv. XVI, chap. iv. 5. Essai surt les Mweurs, chap. vi. Boulainvilliers, Ilisloire des Arabes. Vie de Mahomet. 6. Esprit des Lois, liv. XVI, chap. xi et xii.

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L'OIIIENT ET LA PHILOSOPHIE. 327 Cette diversite infinie des hommes repandus sur la terre, n'est pas incompatible avec le sentiment d'une intime unite'; et c'est a cela que ramenait encore l'etude des civilisations orientales: Tous ces peuples ne nous ressemblent quo par les passions et par la raison universelle qui contrebalance les passions et qui imprine cette loi dans tons les ctU'rs: ( Ne fais pas a autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit,. Ce sont lai les deux caracteres que la nature emprein dans tant (de races d'hommes diffTlrentes et los deux liens ete rn ls dont elle les unit malgr6 tout ce qui les divise '.... La terre est un vaste tllh'tre oi laI mOme trageIdie s jouel sous des nolns di fren ts 2. L'humanite est done identique a elle-meme, en depit de ses multiples aspects: c'cst la une idee qui a plus regard a la philosophic qu'a l'histoire, mais elle n'est pas absolument indiff6rente & cette dernilre; i tout le moins, elle pouvait indiquer les enscignements pratiques qu'on doit chercher dans Fl'istoire convenablement interprtee: le despotisme des gouvernements d'Asie, si incompatible (qu'il paraisse d'abord avec les habitudes occidentales, est en r'alite, pour les sujets des monarques europeens, la matiiere de tres utiles nmeditations. Ce fut Montesquieu qui le premier precisa l'idee du despotisme: malgre les reserves qu'il fit, Voltaire l'accepta, au inoins pour l'Indle; Diderot et l'autres la reprirent: elle s'affermit et devint bientot une de ces commodes formules qu'on lance dans les discussions, sous pretexte de les eclairer; Anqietil Du l'erron consacrera tout un gros volume a l'attaquer". Ainsi l'auteur' des Recherches sur I'omri/ine du despotisrme oriental (1761) partait de la concep1. Essai su' les Moeztrs, chap. CXLIII. 2. Issai sur les AMlurs, chap. CLV. 3. Par exemple, Essai sur les MIeCurs, CXCIV. 4. Legislation orientale, 17T'8. 5. B. I. P. E. C., ce qui veut dire, parait-il: Boulanger, ingenieur des Ponts et Chaussees.

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328 LOIRIENT DANS LA LITTEIRATURE. tion du ( despotisme oriental ), comme d'une notion universellement reque; il sc proposait l'expliquer comment la nature humaine, originairement amoureuse de liberte, s'etait pliee au regime de F'absolutisme; il voyait lh une suite logique des gouveerninents theocratiques, auxquels avait consenti la faiblesse des sociotes primitives. Encore que ses deductions fussent gtteIes par bien des partis pris, il restait quelque chose d'intelligent dans son systeme. En tout cas les philosophes n'avaient point de peine a demontrer, par l'histoire dI'Asie, h quelles ruineuses consequences entrainait le gouvernement tyrannique. La de6monstration se faisait convaincante, grace aux catastrophes des empires orientaux, que F'6loignement rendait silntmles et grandioses; eIc tels exemples etaient essentiellement )pedagogiques! et puis ils n'inquietaient point les censeurs royaux, fort indiff6rents inemnager la reputation du sultan ou le bon renom du Grand Mogol. Mais les ecrivains ne s'arreterent pas a cette vue theorique du despotisme: ils se sont ( empares (le la matiere et en ont tire, suivant leur usage, un parti 6'tonnant pour s'elever avec force contre des abus qu'ils crovaient bons i dletruire dans leur pays',. De l'idee du despotisme absolu ils passerent a celle du despotisme eclaire; la Chine permit le rediger, sous une apparence candide et inoffensive, le plan des reformes auxquelles on esperait bien obliger un jour la monarchie franqaise. Que la Chine flt despotique ou non, tous, sauf Grimin trop grincheux, reconnaissaient que ses institutions etaient bonnes; on ne disputait que sur leur effet et leur mise en pratique; Voltaire criait assez que tout etait parfait et admirable, pour que sa voix dominat celle des autres. Or 1. Grimm, Correspondance litteraire: 1i septembre 1786, a propos de la Chine.

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L'ORIENT ET LA PIIL(SOPHIE. 329 les avantages qu'il signalait dans la constitution de la Chine etaient violerninent contradictoires avec le regime que la France du xviiin si(cle subissait. D'abord, le souverain etait (( le premier philosophe de l'enpire: ses edits sont presque toujours des instructions et des le:ons de morale )). Certes il n'euit point interlit la publication de l'Elcyclopcdie; il y eot plutot collabore, a moins qu'il n'en eot lui-meme lance lentreprise! Ce ( philosoplie )) 'tait ce que Voltaire esplera un moment du tromlnpeur Frederic: un maitre paternel, respectueux de la legalite, empresse a faire jouir tous ses sujets des (( droits de l'huinanite ) et a developper la ricllesse nationale, plus occupe (le recompenser que de punir: Qu' doivc 1nt fairic nos souverains d'Eurol:pe en apprenant de thls (xeml f)l s?.Jdmireri) et rO'l(/i)', 11tis surtotut initer 2. L'excellence de ce gouvernelmnt ne dependait pas seulement de la vertu de l'empereur; elle etait faite de trois qualites intimes sur lesquelles Voltaire revient avec insistance et qu'il inscrit, presque cornune une conclusion, dans le dernier chapitre de l'Essai str les AMlCtrs. La noblesse n'existe pas lat Chine, on n'y connait qlue le omerite3: 'lheredlite du tr6ne et le droit divin n'v sont point des principes, puisque le roi est e6u 4; enfin et surtout, les sujets sont prote6gs contre le souverain par une constitution et mime par une maniere de representation nationale, ces grandls tribunaux de la Cline, que les Jesuites avaient renldus si populaires. 1. Essai sur les Marlturs, chapl. 1. 2. Dictionnahie philosophique au inot: AGRICULTURk, sous la rubrique: De la grande protection due a l'agriculture. 3. Voir Essai, chap. cLvIII, cxcvii. II trouvait cette idee dans l)u Halde, Description de la Chine, II, 58, et clez tous les auteurs jesuites. 4. Par exemple, Essai, cxcv. A ce propos, Voltaire fait une critique en regle dl duroit divin.

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330 L ORIENT DANS L. LITTEIIATURE. L'esprit humain ne peut certainement imaginer un gouverneimrnt meilleur que celui oiu tout se re1gle par de grands tribunaux subordonnes les uns aux autres et dont les menibres ne sont recus qu'apris plusieurs examens s6veres. Tout se regle i' la Chine par ces tribunaux.... Le resultat de toutes les affaires dlecidees a ces tribunaux est port it un tribunal supreme.... II est impossible que dlans une telle admiistration l'cmpercr cxerce un pozioil' (irbitralire;... il ne peut rien faire sans avoir consulte des hollnes elevwSs dans les lois et elus par les suffrages.... S'il y cut jamais un empire dans lequel la vie, l'honneur et le bien des homlnes aient:te proteges par les lois, c'est l'empire de la Chine 1. Les mandarins d'Europe, autrement dlit les philosophes, enviaient singulierement leurs collegues asiatiques, aux mains desquels etait remise la plus grande partie du gouvernement: c'etait peut-etre merne la raison secrete de leurs preferences avouees pour les institutions et les habitudes de la cour de Pekin. Quoi qu'il en soit, ils n'avaient pas tort de proclamer les richesses intellectuelles qu'oflrait l etude historique de l'Asic; les meiditations sur le (( despotisme orieirtal, leur inspirerent des raisons et des exemples pour demolir thleoriquement - les trois piliers qui soutenaient l'edifice monarchique en France: la noblesse, l'heredite, l'absolutisme. Cela pouvait etre de quelque consequence! IV Un horizon different, mais aussi large, se- dlecouvrait devant les philosophes, si, par une volte-face subite. ils associaient la conception abstraite de 'Orient non plus a des considerations politiques, mais a des etudes sur la religion; de cc cote le regard portait meme plus loin encore. L'Asie ne servit pas seulement a figurer le despotisme, elle fut le symbole commode de la tolerance. 1. Essai sur les M.1ours, chap. cxcv.

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L'ORIENT ET LA PHILOSOPlIIE. 331 Les recherches philologiques et historiques sur les langues et les civilisations d'Asie avaient achemine les curiosites erudites vers l'histoire des religions; et l'on sait deja dans quel esprit de liberte' fut poussee cette enquete nouvelle; elle eut, d'assez bonne heure dans le xxvin0 siecle, deux resultats: d'abord une conception intelligente et sympathlique des religions d'Orient, le mahometisine en particlllier; une tentation irresistible ensuite de ldetourner vers un but pratique les conclusions de ce premier travail, et (le les transformer en arguments, a peine deguises, contre le clristianismel Le procede s'ollfrait, facile et d'aspect innocent: ne stiffisait-il pas de comparer, ou simplement de rapprocher les dogmes et les eglises? Plus que personne, Voltaire v prit plaisir: les considerations d'listoire religieuse ont, la place large dans son oeuvre; or presque toujours elles viennent h propos des moeurs et des pays d'Asie; en tout cas Ia connaissance de l'Orient eclaire toujours sa critique et donne de l'air a ses esquisses d'histoire. 1I compclara donei le parad(is terrestre des Indiens avec le notre et feignit de s'etonner (( de la conformite apparente (le quellues-uns (le leurs conies avec les verites (de notre saintc religion3 )); se donnant Fl'me de Candile ou bien de l'In-enu, il retrouva cllez maint peuple les doctrines du christianisme, l'immortalit6 de l'ame, l'enfer, les anges et le (liable4. Le jeu l'amusait si reellement qu'il ne parvenait pas, parfois, a dissimuler la joie oil le jetaient les succes de cet efficace procede. Certes il se gardait bien de confondre ( les proplheles juifs avec les imposteurs des autres nations! Mais il parlait de tous en meme temps et de la 1. Voir p. 149 et 164. 2. Voir p. 163 et suiv. 3. IFrl~rments sur l'lnde, 1773, arlicle 28. 4. Par exemple, Essai sur les M.erurs, Introduction, XLVIII.:i. Essai surt les Ml 1urs, Introduction, XLIII.

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332 L'ORIENT DANS LA LITTEIATUIE. meme maniere. I1 protestait le plus s6rieusernent du monde qu'il faut regarder la nation juive ( avec d'autres yeux que ceux dont on examine le reste de la terre, et ne point juger de ces e'venements, corme on juge des evenements ordinaires',! sans quoi, ajoutait-il, l'Ilistoire Sainte ne serait plus qu'un rainas d'absurdites. Bien qu'il disputat sur la matiere memne de la Bible, il assurait aussi ne jamais la mettre en cause: (( Nous crovons sans difficulte aux vrais miracles operes dans notre sainte religion.... NoUs e p1arlons ici que des autres nalionls )). Enfin quand les rapprochements devenaient par trop lumineux, Voltaire, i)renant un style devot, inveitait de pieuses explications: Dieu a certutinometn t permis que la croyancc aux bons et aux mauvais g6nies, i l'iininortalite de l'timc. aux rdcompenses et aux peines eternelles, ait ete etablie clez vingt nations d l'antiquite avant de parvcnir au peuple juif. Mais il esp6rait obtenir de ces comlaraisons autre chose que de simples aniusements pour son ironie; par elles il put concevoir une theorie, jamais tres nettement formul6e, mais partout clairement insinuee, celle de l'evolution des idees et dles doctrines religieuses. Le point de depart pour toutes est, lit-il, I'Orient: a Les religions sont coinme les jeux de trictrac et des echecs, elles nous viennent de l'Asie ' ): c'est (lone une erreur de croire que (( tout est venu des Juifs et dle nous;.... on est bien dletrompe quand on fouille un )peu dans les antiquites ' orientales. Chez les brahmnanes' ou dans les ecrits (le Zoroastre7, on retrouvera 1. Essai sur les M,1Iaurs, Introduction, XLI. 2. Mhene ocuvrage, IntroduLction, xxxii. 3. Mmne ouvrage, Introdliction, XLVIII. 4. Lettre a M. de la Motte Gefrard, mars 1763. 5. Essai sur les MJlwurs, chap. v. 6. Meme outrage, chap. lit. 7. MePne ouvrage, chap. v.

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L ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 333 des dogmes ( conformes i la religion naturelle de tous les peuples du monde' ), et particulierement conformes a la religion chretienne. De la a conclure par une definition generale il y a quelques pas; Voltaire les a faits d'une decisive enjambe: On voit 6videmmnent que toutes les religions ont entprunt, tous leuls dogiles et tous leurs rites les unes des autres 2 I1 se peut que de telles idees, malgre la resistance qu'elles provoquent encore chez beaucoup, soient maintenant une banalite de l'liistoire; mais nul ne contestera l'originalite qu'il y avait h les exprimer aussi lucidement vers 1750. II est indeniable qu'elles sont un des plus veritables resultats de l'orientalisme. Les conclusions abstraites n'interessaient les philoso)phes (du xvill' siecle qu'en tant qu'elles enfermaient des applications pratiques. Si Voltaire s'adonna si assidcment a l'liistoire des religions, c'est qu'il comptait en tirer, par une (lhdmonstration quasi mathematique, la necessite de la tolerance. Cette argumentation, comme tons les bons raisonnements, fut double: avant de proclamer des affirmations il fallait (lemolir par le menu le systeme qu'on pretendait remplacer; avant (de donner les raisons qui fondaient la tolerance et la religion naturelle, on dut dire celles qui rendaient insoutenablcs l'intolerance et son appui naturel, le principe d'une religion revelee. C'est pourquoi il y eut, chez Voltaire et chez ses amis3, une maniere d'exegese biblique, encore bien rudimentaire, toute composee presque de preuves et (ie faits empruntes a l'Orient. 1. Essai sur les Mwrurs, chap. v. 2.,eme ouvrage, chap. vn: A propos du Koran. 3. Diderot surtout.

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334 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. La comparaison instituee entre les diverscs croyances et la doctrine (]e l'evolution des dogmes tendaient, par une inevitable consequence, a enlever au credo des chretiens son caractere (de verite absolue; il n'6tait plus qu'un etat, un momnent dans l'histoire des doctrines par lesquelles les hommes avaient successivement cherche a satisfaire leur bcsoin religieux. Bien plus, la Bible etait souvent dementie par les livres sacres de l'Inde ou de la Perse: Cc qui doit etre le plus etonnant pour nous, c'est que dans aucun livre des anciens brachlnanes, non plus que ceux des Clinois,... on ne trouve nulle part trace de l'histoire sacree judaique qui est notre histoire sacr6e. Pas un seul mot de No6 que nous tenons pour le restaurateur du genre lumain; pas un seul mot d'Adam qui on fut 11 pitre; rien (le ses premiers descendants? Comment toutes les nations ont-elles perdu les titres de la grande famille? Comment personne navait-il transmis (1 la posterite une seule action, un soul norn de ses anc^tres? Pourquoi tant d'antiques nations les ont-elles ignores; et pourquoi un petit peuple nouveau les a-t-il connus?... I'lnde entitre, la Chinie, le Japon, la Tartarie ne se doutent pas encore qu'il a existe utn Cain, un Mathusalem qui vecut lprs de mille ans.... Mais ces questions, qui appartiennent A la philosophie, sont etrangesres a lllhistoire. Le developpement etait facile, la conclusion aussi: il est impossible qu'on veuille de bonne foi inquieter la conscience l'autrui, et imposer par la force une religion dont les origines et les donneos sont a cc point incertaines. Partant de cette conception generale, les philosophes venaient alors aux details, et ils s'y attardaient avec complaisance: il etait admis, grace aux recits des voyageurs et aux livres de theologie 2, que les religions orientales 6taient t un grand ramas d'histoires fabuleuses3 ), exploitees honteusement par des bonzes ou des talapoins: il etait bien tentant d'assimiler, grace a l'habituelle fiction 1. Voltaire, Fragments sur l'Inde, 1773, article VII. 2. Voir p. 65 et 160. 3. De Chaumont, Relation de l'ambassade (le Siam, 1686, p. 134.

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L'ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. orientale, les moines aux bonzes, et de (lire en quoi les superstitions hindoues, unanimement condamnees, ressemblaient fort aux notres2. On pouvait aussi entreprendre, avec des arguments expres stupides, l'apologie d'un ( mahometisme ), qui n'etait en realite que le Christianisme habille d'un autre non 3; le public s'etait des longtemps accoutume aux conclusions suggestives qu'inspirait le rapprochement des coutumes asiatiques et des habitudes eurolpennes. D'ailleurs, plar un singulier contraste sur lequel jamais les philosoplies ne s'expliquerent vraiment, l'Asie, terre benie cle la superstition, etait en meme temps le pays de la toleraince religieuse. Les voyageurs l'avaient (lit', Montesquieu l'admit;, Voltaire le rep6ta lartout a propos des Turcs, des Japonais, des Indiens, des Persans, des Tartares ct des Chinois. L'Alsiatique toleranet ne fut pas seulement le titre d'un pamll)hlet (de Crebillon, olU 1'on (lemontrait, h travers des anagrammes translucides,que l'intolerance civile et religieuse 6tait contraire au droit naturel7; ce fut une formule univcrsellement acceptee, dont on vanta l'efficacite et dont on precha l'application dans l'Europe du xviu' sieclc. Un pays fut particulie'rement elu pour cette bonne besone: la Chine. Par (quelle fatalite, honteuse peut-etre pour les peuples occidentaux, faut-il aller au bout de l'Orient pour trouver un sage simple, 1. Voltaire, Dialogue philosophique XXV: Le mandarin et le jesuite. 2. Par exemple, les Jammabos, voir p. 303. 3. La Certitude des preuves du malhometisme, Londres, 1180. 4. Voir p. ()2. 5. Esprit des Lois, liv. XXV, chap. xv. 6. Entre autres, voir le Trait de la Tolerance, 1763, chap. iv. 7. Voir p. 277. - Voir aussi Mahmoud le Gasnevide (signale a la m6me page), chap. xvi et xxiii. 8. L'lnde aussi, mais moins. Voir Voltaire, Essai sur les Mleurs, chap. xv ct xvl.

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336 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. sans faste, sans imposture?... Ce sage est Confucius qui, 6tant legislateur, ne voulut jamais tromper les hommes '.... Cel exemple seul doit suffire pour d(trolnper ceux qui croient que l'erreur est necessaire pour gouverner los hommes. Point de miracles, point d'inspiration, point (le mcrveilleux dans cette religion 2. On le devine, si la religion chinoise plaisait tant aux philosophes, c'est precisement parce qu'elle n'etait pas une religion mais ine morale, c'est-at-dire ( la premiere dles sciences3 ). Confucius (( n'est point propll'le, il ne se dit point inspir6.... Sa morale est aussi Iure, aussi humaine que celle d'EpIictete. II ne (lit point: Ne fais ps aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit,, imais: ( Fais aux autres ce que tu voudrais qu'on te fasse s',.... Sa religion (, est simple, sage, auguste, libre de toute superstition.... Ia religion des empereurs et des tribunaux ne fut jamais d6shonoree par des impostures, jamais troublee par les querelles du sacrdloce et de l'enpire, jamais chargee d'inn,ovations absurdes,... dont la (eImc nce a mis h la fin le poignard aux mains des fanatiques.... C'est par l t surtout que les Chinois l'emportent sur toutes les nations de l'univers '. Or, si on la duepouillait de son apparence exotique, qu'Ctait en definitive cette religion si admirable? c'etait proprement l'image vivante d'une doctrine, ch6re i Voltaire, et qui a ete l'aboutissement de la philosophic du xvinl siecle: la religion naturelle, le theisme. Les Chinois n'eurent aucune superstition, aucun charlatanisme h se reprocher comme les autres peuples.... Jamais l'adoration de 1)ieu ne fut si pure et si sainte qu'h la Chine.... Quelle est la religion de tousles lhonntes gens h la Chine depuis tant de siiecles? L,. voici: Adorez le ciel, et soyez justes;,,. 1. Voltaire, Iictionnaire philosophique, au mot: PHILOSOPHIE. Voir aussi Remnarques de I'Essai sur les.Mweurs, e 9. 2. Diderot, Introduction aux.(rtfnds princilpes ou re'ception d'un philosophe, 6crit vers 1763 (meme (late que le passage de Voltaire qui precede). Edition Assezat, II, 83. 3. Essai sur les Mc3urs, Introduction, chap. xviiI. 4. lleme ouvra/ge, chap. II. 5. Adme ourrage, Introduction, chap. xviii. 6. Voltaire le dit formellement, Histoire de i'etablissement ldt christianisme, 1777, chap. xxvi: Du theisme. 7. Voltaire, le Philosophe ignorant, 1766, 4 41.

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L'ORIENT ET LA PIIILOSOPHIE. 337 Voilk p!ourquoi Voltaire mettait une telle ardeur a prendre la defense les ( lettres de la Chine )) qu'on accusait d'atheisme ou de materialisme'; c'etait en realite sa propre cause et celle (le ses amis qu'il plaidait. Prenant exemple sur les mandarins, (que les Jesuites exaltaient si brua-amment, les plhilosoplhes r6clamerent le lroit de garder le celihat philosophiqute, ainsi qu'il est dit dans le sintulier ouvrag(e qui a pour titre ces Princesses malabares 2; la raison les ( dletournait de tous les himens avec quellue Roligine [religion] que cc ftt 3 ). Cette attitude, Confucius Favait eue bien avant tous les libertins et les encyclope'distes: il etait, d(e plus, un ancetre trbs avouable; aussi est-ce un de ses disciples, le prince Kou, que Voltaire, un jour, (chargea de resumer lapidairement la somme des croyances (u'il jugeait Inecessaires et suffisantes en tout honnete holnime C'est dans l'xorcicc (de toutes ]es vertus et dans le culte d'un Dieu simple et universel que je veux vivre, loin des chlimeres, des sophlistes et des illusions des faux prophltes. L'amour du prochain sera ma vertu, et l'amour de Dieu ma religion 4. Le ( Catechisme clhinois ) etait aussi le Catechisme du philosophc! Apres de pareils textes - et l'on pourrait les multiplier, - il apparait evident, je crois, que la philosophie pratique de Voltaire, si clle n'est pas nee (le ses lectures surl'Orient, 4. Enlre autres, voir: Essai sur les M.aIurs, chap. ii; - Remarques de l'Essai su' les McuCres, $ 6; -- Dieui et les lhonmes, 1769; - Fragments sur I'lnde, art. XXII,.. etc. 2. Les Princesses malabare.s ou le Celibat philosophique, ouvrage interessant el curiieux avec des notes historiques et critiques, 173i; ouvrage con(lamne par Ic Parlement. - Le celibat philosophique, y est-il dit. est le refus d'epouser une des deux parties qui divisent la religion en France. - Les princesses malabares synilolisent les diverses formes de religion. 3. Outwrge cite, p. 131. 4. l!ictionnairc philosophique, au mot: CGArTCIIS.;E CHIIOIS.

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338 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. y a du moins trouv6 les occasions frequentes (le se preciser; ce n'est certes pas sans un tres serieux profit de l'esprit qu'il avait parcouru les relations des voyageurs, et feuillete les lettres des missionnaires, tous empresses a lui vanter l'Asie.

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CHAPITRE VI L'ORIENT: LA MODE ET LES ARTS i. Rapports (le la lmode et (le la litterature: le bibelot et l'exotismc. - Les bibelots exotiques au xvfii sikcle: leur adaptation h la vie fran:aise: l'eventail, l'ol)brelle, la porcelaine,... etc.: exotisme et bizarrerie. - L'Orient ct la decoration: meul)les, laques, paravents, jardins chinois,... etc. - Cons6quences slr 'art d6coratif. 11. Autres formes de la mode d'Orient. - Le thi et le cafe; causeries sur 'Orient; les divertissements orientaux: dlguisements, bals masquds, mascarades, ombres chinoises; 'Orient dans les modes feminines. III. l,'art traduit ces tendances: la mode des portraits (( turcs,: Van Loo ct scs;ulh/anes; on ldemandle h l'Asie la possililit (te d(guisements. - Les artistes et l'Orient: point d'exotisme; l'Orient mondain; les gravcurs et l'Asie libertine; les chinoiseries de Boucher et de Watteau. - Partout un Orient factice et railleur. Si 'on voulait dlfinir la mode par ses caracteres abstraits, il conviendrait d'enoncer d'abord son universalite et la multiplicite de ses aspects. Qu'elle soit a l'origine un enthousiasme politique, un succes litteraire, ou bien une fureur artistique, toujours, des qu'elle a atteint un certain degre d'intensite, elle affecte toutes les manifestations de la vie sociale depuis les plus humbles jusqu'aux plus solennelles: le chanteur des rues et le camelot, le journal en sont aussi bien l'expression que le theatre et le roman, ou meme que les (lebats d'un Parlement et les telegrammes

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340 L ORIENT DANS LA LITTIRATURE. d'officielles felicitations. Bien plus, c'est par la mole proplrement dite, par le bibelot, le costume et la complainte, que finissent toujours ces acces de sensibilite esthetique ct ces crises de sentimentalite nationale; quelquefois rnmet ils out commence par la; et, pour ecrire une histoire coinplte, on doit collectionner ces futilites, rendre au xvi-t1 siecle la gaite satirique de ses chansons, illustrer les journ'es revolutionnaires avec les assiettes bleues, patriotiques ct sententieuses, dans lesquelles mange rent les bons citoyens d'alors, rehaliller enfin les lhommes de 1840 avec le costume de garde national qui convenait si bien a leur etat d'esprit! Plus que toutes les autres modes, le gout exotique reclame un tel commentaire, ou, si le inot semble gros, un pareil album: aujourd'hui encore le mot bibelot evoque l'idee surtout des menus objets d'(rient que l'on vend dans les boutiques de la rue de Rivoli, dans les soukhs tunisiens, ou dans les bazars de Stamboul: le bibelot est essentiellement quelque chose d'exotique. Aussi bien il a et6 une des premieres manifestations de 1'cxotisme: les commercants, on l'a constate ', contribuerent beaucoup a eveiller les curiosites francaises sur 1'Asie et ils ne cesserent jamais (le les entretenir; or ce qu'ils allaient chercher en Arabic, c'etait le cafe et les parfums; en Perse, les pierres precieuses ou les tapis; dans l'Inde, les perles et les bois odorants; i la Chine, les soies et les porcelaines, c'est-h-dire tout ce qui est indispensable a la modle ellemmme. Il v aurait sur ce sujet tout un gros volume a ecrire, amusant par les details qu'il enfermerait, par les anecdotes qu'on ne pourrait manquer d'y citer, et surtout par les gravures qu'il serait necessaire d'y inserer. Le 1. Voir p. 43 et 7'l.

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LA MOI)E ET LES ARTS. 341 desscin (le cc chapitre est plus modeste: on veut montrer simplement coinment Ie bibelot et la mnode furent une expression particulire (le la conception generale (le l'Orient, ct comment, apr;s tout, il y a quelque ressemb)lance entre une faience chinoise de louen et in conte oriental, entre un 'ventail pseulo-japonais ct un roman de Crelillon. La mode, surI cc- point, comme en tant (dautres, a accompagne, expliqu6 et quelquefois subi la litterature. Le commerce avec les Indes et le Levant' (quels (lu'aient et6 d''ailleurs ses resultats economiques, qu'il ait etc ou non une source (le richesse) n'a point vu son activite diminuer pendant le xvlii et le xviii' siecle; il semble nmeme, h en croire les statistiques insuffisantes de l'epoque, lquil se soit developpe par un accroissement fort regulier. II y eut done, pendant cent cinquante ans, une exportation, jamais ralentie, (le bibelots exotiques. Parmi ces l)agatelles, il en 6tait qu'on se contentait d'acquerir chlrement, sans pretendre les utiliser t quelque dessein pratique, ni mmne par gofit artistique, mais simplement a cause de leur etrangete; les divinites mysterieuses de l'Inde, les pagodes chinoises furent Iien trait6es (le ( vilains magots ), ou de, figures estropiees 3 ), mais on les aima a cause de leur laideur, et parce qu'elles contrastaient joliment, dans leur attitude enigmatique et albsurde, avec l'harmonieuse con ception de la sagesse (les mandarins. Symboles commodes (ie la bizarrerie de civilisations trop originales pour qu'on ptt les comprenldre, elles furent recherchees d'une constante faveur pendant tout le xvi" siecle 4; les recrimina1. V(ir p. 79. 2. Voir les ouvrages cites aux chapitres i et nl de la premiire partie. - Voir les cliffres cites (dans Arnould, I)e la Balance du commerce, 1791, et dans le 'arfait.Veqociant (le Savary, 1721 (7" edition).:. Voltaire, Dissertation sur la Iragedie, en tte (le Ie miramis. 4. Voir p. 179 et Voltaire, mdme passa!ce; Grimm, Correspondance litteraire, novembre 1785.

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342 L'ORIENT DANS LA LITTIERATURE. tions echouerent, qu'on tacha de faire entendre contre ce a gout pueril ) et (( cette extravagance 1,; ces petits bronzes dores etaient un des cadeaux qu'on faisait le plus volontiers aux dames de sa connaissance 2; et ils devinrent si bien un indispensable orneinent des salons qu'on s'amnusait parfois a trouver de la ressemblance entre ces ( gros Chinois ) et quelqu'un des invites de la maitresse de maison, si assidu sans doute qu'il paraissait inebranlablement accroupi en son fauteuil; Walpole ne craignait pas d'appeler cet excellent president I[enault a la pagode de chez Mine du Deffand 3 ). Mais si les magots et les bouddhas s'obstinerent, imperturbables, a symboliser l'Orient dans ce qu'il avait de plus exotique, tous les autres bibelots qu'on alla chercher en Asie requrent une maniere d(e naturalisation; s'ils perdirent ainsi quelques-unes de leurs graces originelles, au moins y gagnerent-ils de n'etre plus tout a fait des curiosites, et par suite de pouvoir se repandre en un public plus etendu. Lcs heroines de Marivaux ne paraissent guere se douter que l'6ventail leur donne des attitudes semblables i celles des prilcesses hindoues; mais les dessins des ecrans ou bien les propos du marchand, quand il offrait des eventails brises - article plus rare - pouvaient rappeler un moment a l'esprit l'image des femmes de Chine lqu'on vovait sur les gravures, pareillement arniees; ainsi on etait invite a juger moins etrange la coquetterie minaudiere et parisienne, dont les romanciers paraient les vertueuses epouses des mandarins. L'ombrelle et le parat. Les Magots, 1756, sc. ii. Voir p. 179. 2. Voltaire, Stances, III, a propos d'un cadeau fait h Mine du Chatelet. 3. Lettre du 6 octobre 1765. 4. O. Uzanne, I'lventail, 1882. - Spire Blondel, Hlistoire des eventails, 1875. 5. Uzanne, ouvrage cite, p. 69 et 76.

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LA MODE ET LES ARTS. 343 pluie ', qui n'eurent leur succes definitif que sous Louis XV, conserverent assez longtemps la lourdeur du parasol oriental, pour que la vision d'un page, soutenant au-dessus de la tete de sa maitresse ce d6me mouvant, evoquat, par une inevitable association, celle des Japonaises ou des Indiennes representees dans les illustrations des recits de voyage, ou bien portraiturees au frontispice des romans. Les porcelaines et les faiences 2, dont il parut si longtemps qu-'on ne pourrait arracher le secret a l'Orient, eurent tine tout autre destinee, et plus glorieuse, puisqu'clles devinrent enfin une industrie francaise, et meme une des formes les plus jolics de notre production artistique. Pendant bien des annees on se borna a admirer la fragilit6 elegante des tasses importees de Chine, ou les teintes extraordinairement bleues des plats persans; on avait de trol) vagues idees sur les procedes des artistes d'Asie pour pretendre a les imiter. La multiplication des recits de voyage et le dleveloppement du goiut exotique secouerent cette incuriosite; des 1673 une manufacture de porcelaines se fondait a Rouen, et en 1686 on put montrer aux ambassadeurs siamois des porcelaines ( imitant si bien celles d'Orient que plusieurs personnes ont ete trompees a la veue 3; des la fin du xvIe siecle cette industrie nouvelle donna de fort belles preuves de son existence, et le xviii0 siecle fut sa plus belle epoque. Elle subit les oscillations de la mode; les voyages de Tavernier et de Chardin mirent en honneur les faiences de Perse, tandis quc le xVIIIc siecle se decida franchement pour l'ornemen1. Voir Quicherat, Ilistoire (ld cosluIne, 1876, p. 577. 2. Voir: Chanpfleury, Bibliographie ceramnique, 18S1; - Th. Deck, la Faience, 1889: - A. Pottier, Ilistoire de la faience de Rouen, 1870. 3. Mercure galant, d6cembre 1686, deuxieme partie, p. 185. Voir, sur de nouvelles tentatives pour trouver les secrets ('Orient: de Raynal, Histoire philosophique, 1770, II, 228.

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344 L'ORIENT 1)ANS LA LITTERATURE. tation chinoise; ce fut nemne la une specialite de Rouen, et les ouvriers normands firent consciencieusement et par principe ( du blaroque et du fantaisiste ' ), reproduisant, avec une monotonie respectueuse, trois ou quatre types et dessins des porcelaines chinoises. Ainsi furent repandues, parmi des acheteurs tres nomrbreux, quantit dle faiences, familier ornement, qui ne pouvaient que flatter le gout exotique; les musees d'aujourd'hui, a Paris ou ia louen, en exposent encore un bon nombre, et l'on i)eut y voir avec quelle application les artistes ont conserve, et mrnme accus6 l'6trangete dles modeles. Mais ce ne sent la encore que les accessoires les plus menus d'un decor oriental; le XVllIe siecle s'est aussi preoccul|e du cadre; il y a eu des influences asiatiques tres sericuses (lans la decoration des appartements et dans le mobilier lui-memne. Les talis de Turquie ou dte Perse 2 etaient colinus depuis le moven age, imais la mode s'en developpa sculement i l'epoque de Louis XIV; on aima a faire ressortir sur leurs couleurs, sombres ou bien e6clatantes, le beaux vases (le faience: du moins c'est la un motif de (lecoration, un fond de tableau que les peintres du xvnI\ siecle, i en croire les livrets des Salons, appreciercnt beaucoup. Les paravents, ornes d'arabesques, ou peints ai la main sur de la soie de Chine, n'e'taient plus, sous le regne de Louis XV, une rarete; et l'on avait rap)orte de Chine quantite de laqucs ou (le bois vernis, sous forme de panneaux et de c cabinets ). L( Le bois verni, fa:on de Chine ), eut meme uti tel succes qu'on cherclha 1. Pottier, ouvrar/e cite, p. 272. 2. Baudrillart. Ilistoire (il luxe., 187,. Entre autres exemples: La Fontaine, lettre a sa femme, 12 septembre 1663, edition des Grands Ecrivains, IX, 274. 3. Collection des Livrets des anciennes e.xpositions (i la Bibliothlque nationale.

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LA MODE ET LES ARTS. 345 de bonne lheure i le contrefaire '; les freres Martin y reussirent enfin, vers le milieu du xv1Le siecle 2; grace a eux et a leurs imitateurs, il fut fabrique, en nombre considerable, des consoles ou des gueridons laques, garnis d'appliques en bronze dore, illustres de dessins qui representaient, a la mode clinoise, des pagodes, des arbres ou des animaux fantastiques 3; Carlin, sous Louis XVI, en eut la specialite. Dans certains interielrs la profusion (le ces porcelaines, (le ces laques et de ces bronzes etait si grande qu'on doit bien reconnaitre en qucelques proprietaires un parti pris d'exotisme. Voltaire admrirait fort a Luneville ` un... salon magnifique Mloiti(, tlire it moiti6 chiinois, ()O le gout moderne et l'antique Sans se nuire Lut uni leurs lois '. Mais il ne s'en etonnait p)as, colrnme il eut fait a propos d'une etrangete. Quelques grands seigneurs 1)lus raffines tenaient i ce (lu iae imag e l'Asie se prolongeat, pour leurs visiteurs, hors dtes portes de l'appartement; et dans leurs parcs ils faisaient dessiler de ces jardins chinois que Chambers 6 avait mis en facvur aupres de la nollesse anglaise, et que 'ang/omanie fit vite triompher en France 7; on se plut, persua(le qu'on se conformait ainsi aux tenflances vraies (e l'art asiatique, a menager, dlans une nature bizarrement 1. Champeaux, le Mleutle, 188, II, 182. 2. Leurs privileges (latent dte 1730, 174i, 174S. 3. Champeaux, ouvrage cite, 11, 191. Voir au Louvre le musee du mobilier et la collection d'objets l'art de M. Thiers. 4. II s'agit proallenment d'un kiosque (de Stanislas (le Lorraine. Voir Maugras, la Cour lde Luzrville, 190'1, p. 171, 209, 211. 5. Lettre au president lIenault, fevrier 17 8. fr. Traite des edifices, eulbles, habits... des Chinois... compris une description de leurs temples, maisons, jardins, Traduction franCaise, 1776. 7. BIaudrillart, llisloire du luxe, IV, 298.

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346 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. tourmentee, des aspects contradictoires, ( des scenes enchantees, des scenes d'horreur, et des scenes riantes o qui avaient le don d'agacer l'humeur irritable de J.-J. Rousseau 1. Souvent aussi on elevait au milieu du jardin un kiosque chinois ou un pavilion a la turque, image r6duite et deformee des minarets ottomans ou des coupoles indiennes. Cette affectation d'exotisme cut sur l'art du mobilier une action tres efficace: ( II y faut chercher, a ecrit tout recemment M. Molinier, l'origine de bien des motifs d'ornementation, de bien des formes adoptees par les artistes du xvnle siecle franqais.... Le parti pris de decorations, avec son absence (le symetrie voulue, est entierement chinois, et chinois aussi sont les animaux plus ou moins fantastiques qui viennent naitre sous le ciseau du sculpteur sur bois pour decorer des tables ou des consoles, ou sous le pinceau (lun fabricant de peintures au vernis.... On n'a point jusqu'ici tenu peut-etre assez coml)te de cette influence de l'art de 1'Extreme-Orient sur le developpement de notre style moderne.... Les habitudes quo cette mode de la clinoiserie a inspirees peu a peu a notre ceil sont done plus profondement enracinees en realite qu'on ne le croit, et il faut en tenir largement compte dans l'appreciation de l'origine des styles fran(ais du xviirl siecle. II Ces meubles chinois, ce cadre demi-exotique ont certainement contribue beaucoup a creer l'image du faux 1. Rousseau, Nouvelle Heloise, 4i partie, lettre XII. 2. Voir Maugras, la Cour de Luneiille, aux pages deja citees. 3. E. Molinier, le Mobilier franpais du XVIlP et du XVIIU siecle, 1902, p. 31 et 32.

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LA MODE ET LES ARTS. 347 Orient; une p)agode ou une potiche de belle porcelaine suffisaient a son evocation; les sultanes ou les mandarins de Cr6billon pouvaient se sentir tout a fait a l'aise dans le salon parisien que l'auteur leur donnait com-ne habituelle residence; n'y retrouvaient-ils pas les ornements qu'on supl)osait familiers a leurs yeux, et qui etaient familiers aussi aux lecteurs francais? Pour acliever l'illusion, on s'ingenia bien souvent (i r6p6ter, dans ce cadre propice, quelques-uns des gestes ordinaires aux gens d'Asie, ou memne a v pratiquer leurs plus chres habitudes. Bien leu tl'lommes, il est vrai, se divertirent, coinme Stanislas de Lorraine, ia ( fumer dans une grande lipe a la turque de six pieds de lon ' ); mais combien s'obstinerent a boire dlu cafe et du the par pure mode d'abord, et pour faire parade (l'exotisme! Michelet, qui ne negligeait point les petits faits de l'histoire, estime que l'usage du cafe a vraiment mo(lifie l'esprit fran(ais 2; il est possible; mais en tout cas la mode s'en introduisit h la fin du xv11e siecle, elle s'iiistalla dlfinitivelnent au siecle suivant 3; et ce fut la une des manifestations exterieures par lesquelles la societe fran(aise entendit marquer qu'elle etait conquise l'()rient. Le cafe... liqueur arabesque On bien si vous voulez turquesque 4, cormemenea &i tre atpplrecie vers 1660, et fut ( lance ' par l'ambassadeur Soliman Muta Ferraca, qui le prodiguait a ses visiteurs; des Fl'poque (de Bajazet et du Bourgeois 1. Maugras, ouvrage cite, p. 202. 2. Michelet, la,igencc, 1874, p. 133. 3. Franklin, la Vie privee d'autrefois, le ca/e, le the, le chocolat, 1893. - Voir aussi Savary, Dictionnaire du commerce, 1721. - Galland, De l'orifine et des proqres du caffe, 1699. 4. Subligny, Gazelle de la cour, 2 lecembre 1666. 5i. Voir p. 97.

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348 L'ORIENT DANS LA LITTEIIATURE. gentilhonmme, il faisait fureur; au xvllC si6cle il devint line des institutions de la litterature et de la societ6'. Les clients de Procope ne virent peut-ttre pas, commne l'assure Michclet, a au fond (le son breuvage le futur rayon dle 89', mais ils v trouverent, j'imagine, 'occasion (le penser plus souvent a l'Asie; pcut- (tre aussi furent-ils amenes a Inoins bicn comprendre qu'ils n'auraient pu le caractere original des homines d'Orient, puisqu'ils se donnaient alvec eux line ressemblance si facile et qu'ils les copiaient dans les ul6tails (e leur vie. Encore le caf6 fut-il trbs tot nahtlra'is(;: mais le thl gardla son parfum exotique et sa saveur lointaine2; lui aussi, il fut connu vers le milieu du xvnii siecle; et, dls le premier tiers du xvi-Ie, il etait a autant a la mode que le chocolat 'est en Espagne' o; on n'y voyait plus, coinme d'abord, un medicament, mais une boisson legrel, fort agrlable a prIendre dans un salon, en petite societe; la tasse de th1 devint un accessoire si ordinaire de la vie mondaino que plus l'une dame voulut etre repr6sentee, sur son portrait, (lalls cette attitude favorite. La causerie accompagnait olbligatoirement le cafe ou le th6; elle etait meine pres(lue leur vraie raison d'etre. Quoi d'etonnant dles lors si, dans un salon exotique, devant un guerid(on chinois, avec une tasse japonaise en mains, on se sentait entraine;i parlor (le l'Asie! on faisait -appel a l'Orient pour renouveler les menus 1ivertissements litteraires, et l'on compliquait par exemple la difficulte (des 1. Michelet, passage cile. 2. Franklin, ou01 'ate cile, p. 10.) et sliv.; Raynal, 1lisloi' e philosopihiqute, 1, 210f. 3. Le Gentil,.\ouveau IVo/ae anluou dul monde, 1730, 11, 11. 4. Par exemple, Salon (le 1739, Chardin, Un pelil tableau reprPsentant nlle dame qtui prend dlt thl. - 1.500. Aved, Porlrait (de Mime iBrun (ssise, prenant du t'e. - 1735. C. van Loo. Trois tableaux... 'ltn, utne femme qui prend d1t caf;. - 17i9. C. van Loo, Plusieurs portraits (le ldane,... une en robe de satin blanc prenant (l caffe.

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LA MODE ET LES ARITS. 349 bouts rimes en v introduisant dles vocables turcs'; on parodiait, cornme M. Jourdaiii, les belles periphrases de la salutation orientale ou les invocations a Allah 2. Quelques grandes (lames se donnaient comme passetemps (le composer des peintures dans le genre chinois, de dessiner des panneaux ou des paravents '; d'autres, un peu p)edantes, temoi,'naient, par des citations appropriees, qu'elles lisaient les plhilosophes de l'Inde ou de la Perse; la fille le Mnle Geoftrin employait les loisirs de sa cinquantaine a resumel Cojnfucius et Zoroastre, pour les mieux faire connaitre i ses amies '. Parfois on instituait des discussions en r;,gle; et le nom de Mahlomet, par exemple, jete dans une conlversation, cr6ait tout aussit6t dleux camnps: les uns assuraient qu'il etait ( le meilleur ami des femmres et le plus grand ennemi de la raison )); les autres soutenaient qu'il etait un l6gislateur hal)ile et un aptre de vertu '). C'est prollablement dans une de ces discussions, ouf chacun cherche a enfermer sa pensee en une formule nette et spirituelle, que fut inventk le faineux artyumet dtu mandarin, desespoir des chercheurs et des curieux, qui jamais n'en ont!pu retrouver l'origine. Chateaubriand, qui le reproduit7, a soin de lui laisser presque la forme de la conversation Si tu pouvais par utn seul d'sir tuer un homrne (h la Chine et hlritelr de sa fortune en Europe, avec la conviction surnaturelle qu'on n'en saurait jamais rien, conscntirais-tu th former ce d6sir? 1. Diderot, Lcttre a Sophie Volland, 3 f6vrier 1766. 2. Voltaire. lettre a Aunillon, octobre 172; - lettre a Catherine II, 5 decembre 1'7. 3. Manlgtas. la (our de Lunetille, 1904, p. 108 et 361. 4. Min de (Choiseul dans une lettre a Mine Du lelrand, 23 mai 1765 (edition de Lescure, 1, 320). 5. P. de Segur, le Royaume (le la rue Saint-Hlonore, 1897, p. 177. 6. Didierot, Lettres a Sophie Volland, 30 octobre et 1" novembre 1759. 7. (;i'ti', (tzd Christianisme, Partie 1, liv. VI, chap. It.

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35i0 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. Les philosophes presidaient souvent a la conversation, mais ils ne donnaient pas toujours le ton; et, delaissant leurs graves propos, on s'amusa quelquefois a reproduire dans les divertissements de societ6 l'image drolatique de l'Orient, telle que la comedie et le roman la realisaient. A I'epoque du carnaval, on ne faisait pas difficulte ( se deguiser d'habits asiatiques: Mme du Chatelet, a Luneville, prenait le costume d'un Turc, et Voltaire lui (lisait galamment: Sous cette barbe qui vous cache, Beau Turc, vous me rendez jaloux! Si vous otiez votre moustache, Roxane le serait de vous. Mine de Mirepoix organisait un grand ]al ou la plupart des invites etaient vetus a l'indienne, a la chinoise ou a la turque 2. Souvent ces mascarades sortaient hlors des appartements prives et, avec bien plus de richesse, elles s'etalaient a la cour; les Turcs, les Arimeniens, les Chinois, etc., etaient les personnages hlabituels (les ballets qu'on dansait devant le roi 3. Quanl les jeunes gens, peintrcs ou etldiants, s'en melaient, loin de tous soucis d'etiquette, ils trainaient, dans les rues et sur les places, des chars grotesquement remplis de magots, de turbans ou de clochettes, qui, avec un tintarnarre plus ou moins oriental, enfoneaient dans l'esprit des spectateurs cette persuasion que l'Asie etait le pays par excellence de l'etrange et du cocasse. Les etudiants de l'universite (le Caen font jouer a leur ancien recteurle rcle dlu mamamouchi de Moliere 4; les pensionnaires 1. Maugras, ouvcrage cite, p. 303. 2. MIme l)u Defland, lettre du 23 janvier 1767 (6dilion de Lcscure, I, 401). 3. Voir p. 27, et, entre autres: en 1660, un ballet dans la chambre du roi; - un ballet le 23 fevrier 1745 (voir de Nolhac, Louis XV et Mne tde Pompadour, 1903). Voir au Garde-Meuble la tapisserie dite le Divertissement turc. 4. En 1687. N.-M. Bernardin, Mamanzouchi, Revue (le Paris, 1er aoAt 1902.

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LA MODE ET LES ARTS. 3i I (le l'Academie de France a Rome promenent en 1735 dans la ville pontificale une mascarade chinoise'; le succes les encourage a recoinmencer, quelques annees apres, cette joyeuset: de la Chine ils passent a l'Arabie, et le peuple romain applaudit en 1748 la Caravane du sultan d(e la Mecqlue. Vers la fin du xvnII siecle ces divertissements exotiques etaient assez passes dans les moeurs pour que le peuple y prit part; ils parurent aux foires et sur les boulevards, oi l'on construisit des redoutes chinoises et oui s'eleva bientot le 7'Thtre des recrMeations de la Chine3; les ombres chinoises, d'abord enfelrmees dans quelques salons, devinrent, grcce -a Ambroise et surtout t Serapllin, un spectacle des plus populaires. Pour se deguiser et pour prl)parer ces mascarades, il avait bien fallu se preoccuper des veritables costumes d'Orient; les etoffes en 6taient si riches et les ensembles si harmonieux, que l'ingeniosite des marchandes de modes, des couturieres et des lingeres fut tentee; oi trouver des ressources plus riches pour creer de vraies nouveanrtes? Les indiennes avec leur toile peinte, le taffetas de la Chine5 etaient depuis longtemps un objet de luxe; le commerce de la soie se developpa tout a fait au xvWle siecle 6; mais ce n'etait point la du veritable exotisme. Rousseau, plus entreprenant, voulut racheter par son habillernent lc leu (le sympathie que ses livres temoignaient envers 1. Voir une gravure an Cabinet des Estampes, Collection Hennin, t. 9i, folio.i-;. 2. Voir p. 237..3. Magnin, Ilistoire des marionnetles, p. 180; Grimm, Correspondance, 15 aoi't 1770. - Spectacles des Foires et des Boulevards de Paris, 1776, p. 117. 4. MAoliere, Bourgeois gentilhonmme, Acte 1, sc. 11... A. 'Aubignc, les Aventures du Baron de Feneste, liv. 1, chap. 1n; liv. II, chap. 1. 6. Raynal, Ilistoire philosophique, 11, 232.

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352 LIORIENT DANS LA L[TTERIATURE. F'Asie; il se fit faire (( une petite gardle-robe armenienne' 1 et n'hesita pas (il y trouvait d'ailleurs des comnmodites speciales) a se promener, dans Motiers et meme dans Paris', avec un cafetan et un bonnet d'astrakan qui lui valurent des salamalecs orientaux3. A vrai dire, cela fut juge une bizarrerie; mais, quelques annees plus tard, les modes feminines inclinerent decidement vers l'Orient; les ambassadeurs de Tvplo-Saib provoquerent, a la cour (le Marie-Antoinette, l'apparition de robes ia la musultmatne, de bonnets ii la turquZe, de /ichlus it la caravaine', que ion put voir encore, dans le Paris du Directoire, sous le noin de robes ( I' odalisque ou de clhapeatx-turbans '. IIl Plus d'une danie, pour prolonger sa satisfaction et perpetuer l'empressement de ses admirateurs, voulut qu'un peintre fixat en un tableau le souvenir de son dleguisement exotique. Ce fut la mode, pendant quelque temps, de se faire repr6senter sur son portrait, les hommes en tchaouche bachi ou en huissier du serail, les femmes en sultane et en odalisque G. Van Mour, ( peintre ordinaire du roi en Levant,, Latour et Aved s'en firent une specialite; et 1. Confessions, 2~ partie, liv. XII. 2. Grimm, Correspondance, 1i juillet 1710. 3. Confessions. passage cite. 4. Reiset, Modes et usages sous Marie-Antoinette, 1885, t. I, p. 62, 80, 126, 138, 153, 165, 218, et les planches jointes au texte. 5. Hterbette, Une ambassade turquze sous le Directoire, 1902, p. 170, 1!73 et les planches. 6. Voir Aug. Boppe, J. B. van M11our, Revue de Paris, 1e" aofit 1903. - Les detx tableaux tlurs clu i lsee de eBordeaux, Revue lplhilonatliique (le Bordeaux, 1'e juin 1902. - Les peinltes des Tulrcs a2t XVIIIe siecle, Gazette des Beaux-Arts, juin 1905. 7. Par exemple, Salon (le 1713, n" 73 du livret, Mhne la nmarquise de Saiite-Maure en sullane.

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LA MODE ET LES ARTS. 353 c'est bien dans une intention pareille que Van Loo composa les quatre fameux tableaux ou paraissent la sultane et ses odalisques1; il s'agissait uniquement a lorigine de dessiner pour les Gobelins des a modes du Levant 2 ), des ( costumes turcs 3 ) et l'artiste s'appliqua, avec une minutie evidente, a si bien detailler le vetement de ses personnages qu'ils pussent ressembler a des gravures de modes. Mais il lui parut bon, pour se conformer au goOt du jour, de faire contraster des visages francais avec les etoffes turques, et la sultane se trouva naturellement etre une image de Mme de Pompadour a peine deguisee. Ce fut li d'ailleurs une tendance commune t tous les artistes du xvmlLe siecle qui peignirent des tableaux orientaux, ou dessinerent, dans le meme gout, des cartons de tapisseries. Leurs oeuvres sont mentionnees, assez nombreuses, dans les livrets des salons, ou dans les inventaires des collections du roi; quelques-unes ont surv-tcu; beaucoup ont ete conservees par la gravure. Or il n'est pas besoin de s'y attarder longtemps pour constater l'extreme rarete des sujets exotiques: rien n'est moins frequent que de trouver?te cariavane: unIe horde tartare, 6. e rue de Constantinop)le 7; et, d'une maniere generale, les peintres semblennt fuir les occasions qu'ils auraient d'evoquer aux 1. Voir p. 270. Voir Engerantl. Inlentaire edes tableaux conmmand(s et achetCs par la direction des bdlilnents da roi, 1900. Commandls en 1754 a C. A. van Loo, commences par lui et non finis. Id6e reprise en 1772: l1ex6cution est confide a J. A. van Loo. Voir cabinet des Estampcs, Db/33, folios 63 et 64. 2. Expression reproduite par Engerand, ouvrage cite, a l'annee 1770. 3. Expression repro(ldite par Gerspach, Repertoire dletaille des tapisseries,... 1893. 4. Surtout la ce6lere Tentlure des Indes de )esportes; commencec au xvni" si;icle, remise sur le metier en 1710. Voir Gerspach, Repertoire dcctaille des tlapisseries ex(cutees au.r (obelins de 1662 d 169-2, 1893. 5. Iouthlerbourg, Une caratanle, 1765, n" 137 du livret. -- Huet, Ute caratane, esquisse, 1771, n" 123. - Doyen, De.ux caravanes, 1779, n~' 21 et 22. 6. Voir Salon de 1765, n"' 1i3 et 147. 7. Favray, la Rue de Vl'llippodrome Constantinople, 1779, n~ 78. 23

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354 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE. yeux la vision d'une nature et d'une vie, autrement coloree que la n6tre. Ils aiment plutot a dessiner les menus incidents de l'existence, par lesquels la societe asiatique ne diflere pas beaucoup de la societe francaise. Combien de Grand Seigneur donnant un concert a sa maitresse, faisant peindre sa maitresse, prenant le cafe avec la sultane'! C'est qu'en effet de tels tableaux, outre l'agrement du dessin, avaient ]'attrait d'une sorte de d6guisement. Ils plaisaient par les memes qualitts qui rendaient agreables un bal masque ou un roman a clef; ils achevaient l'image de l'Orient, telle qu'elle s'etait ebauchee dans une comedie de Favart ou dans un volume de Crebillon. Le rapprochement paraitra plus vrai encore, si du tableau proprement dit on passe a la gravure. Les maitres graveurs de Il'poque, si artistes qu'ils fussent, etaient bien contraints, malgre tout, de reproduire avec le burin les sujets qu'ils croyaient propres a satisfaire le grand public; or ils ne s sont jamais lasses de dessiner l'Orient mondain et l'Asie libertine de ia litt6rature. Les repertoires de gravures, et les portefeuilles du cabinet des Estampes sont riches d'odalisques devetues et de sultans amoureux. Le Sultan galant, laSa Sltane favorite, I'Esclave decouvran t ne odalisque, le Bain public des femmes mahonzetanes, le Grand Seigneur au milieu de ses femmes, le GouveZrneur du serail choisissant les fenmmes, la Circassienne it I'encan,... etc., tels sont leurs titres et leurs sujets les plus ordinaires, et l'on (lirait qu'elles ne sont faites que pour illustrer les uouvres litteraires; du moins elles ont 6et conuces sur le mene type et transcrivent la meme vision de I'Orient. I. Entre autres, C. van Loo au Salon (de 1737; - Coypel, le Cafe du Grand Seigneur, en 1756; -- Les Sulltanes de van Loo.... etc. 2. R. Portalis et II. de Beraldi, les Gravetrs dcl XVIII' siecle, 1880. - G. Bourcard, Ies Eslampes d(t XVVIll' sicle, 18S5. - Bourcard, DIessins, gouaches, eslampes... du XVIII' siecle.

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LA MODE ET LES ARTS. 35 5 Parfois les artistes ont paru vouloir se degager un peu (de leur siecle, et donner a leurs oeuvres un caractere moins fran(ais. De riches amateurs, le ministre Bertin en particulier', avaient fait venir d'Asie quantite d(e dessins originaux reprcsentant des divinites japonaises ou des costumes chinois; des dessinateurs fran(ais s'ingenierent a de minutieux pastiches2; Watteau3 et Boucher'4 ne dedaignerent pas ce genre d'exercices, et ils firent des chinoiseries, avec ou sans titre. Bien qu'ils fussent soutenus par les modeles orientaux dont ils s'inspiraient assez exactement, ils ne reussirent pas a donner au public une impression que celui-ci ne demandait pas, et qu'eux-memes ils ne voulaient point produire. Les Chinoises de Boucher out des ongles longs et ses Chinois sont moustachus; mais on jurerait qu'on a laisse pousser ces ongles a loisir, et que ces moustaches sont postiches, tant les attitudes et les expressions sont franuaises. Sa Reveutse laisse tomber son eventail comnme une marquise fort experte; une Chinoise dans le Merite (de tout i!/ys joue avec un chat et deux petits Chinois, sans songer absolument at se (lonner des gestes qui la feraient prendre pour autre cliose qu'une Parisienne; et la petite femmie du Paquet inconmmode, qui pese si lourdement sur les epaules d'un gros mandarin, est la premiere i rire de cette idee drole! Les artistes du xvllle si/ecle, commne beaucoup de litterateurs d'alors, ont aime l'Orient si-mplement lparce (lu'il appelait l'image gracieuse et factice, quelquefois graveleuse, d'une mascarade. 1. Sa collection est entree au Cabinet des Estampes en 1795. 2. Cabinet des Estampes, 01/33 et 3i. 3. Db/ic. I. Dh/30.

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CONCLUSION 1. Constitution de l'orientalisme vers 1780. - Publications de la mission de Pekin; la Bibliotheque du roi; les etudes indiennes en Angleterre; Anquetil Du Perron. - Consequences lointaines: le renouvellement ile l'histoire et de la critique; l'exotisme et la litterature du xIXe siccle. II. Ce qui etait realise (dls 17S0. - A la place de la confusion d'autrefois il y a une conception (le l'Orient assez concrete, avec deux aspects: l'Asie dr6le, I'Asie philosophique. - Valeur de ces resultats. I Ce n'est pas tout a fait grace a un pur artifice de methode qu'on peut, dans l'histoire politique ou litteraire, enfermer une epoque ou un mouvement entre des dates assez precises. Toujours, quand une grande chose commence ou bien s'acheve, il se produit une serie d'evenements, contemporains les uns des autres, qui rarquent son comrnmencement ou sa fin; les deux ou trois annees qui precedent la Revolution sont riches de ces synchronismes significatifs, et les signes precurseurs de la Renaissance s'accumulent dans la courte periode oil s'elabore la doctrine (e Ronsard et (le Du Bellay. Deja, en ce livre, on a pu constater qu'il y eut, vers 1660, un accord indeniable des circonstances et des oauvres qui permit le brusque developpement du gout exotique; par la suite il y eut des concours 1. Voir p. 4* et 173.

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CONCLUSION. 357 d'evenements qui lui furent profitables'; mais il faut venir aux environs de 1780 pour retrouver dans l'ensemble des faits litteraires une harmonie aussi unanire et aussi suggestive. L'exotisme prit alors une autre face. Les J6suites, & qui l'on ne peut refuser ni Ie talent d'avoir toujours su discerner les ambiances favorables, ni le merite l'en avoir quelquefois profite, eurent vite le sentiment de ce nouvel etat (le choses. Leur exploration scientifique de la Chine, poursuivie assidilment (lepuis cent cinquante ans, commen:ait a atteindre un degre de suffisante certitude; aussi, dans le temps meme ou l'orientalisme, degage de sa confusion premnire, etallissait les fondements de recherches futures, ils se liaterent de realiser en une aeuvre consilerable tout le bagage de leurs connaissances. On a deja (lit2 ce qu'ont et6 les Mlmoires concernant I'histoire, les sciences, les arts, les nicelrs et les usages des Chiiois... par' les missionnaires de PIein. Cette enorme encyclope'die commen(:a de paraitre en 1776 et se continua assez regulierement. Dans le meme temps l'abb6 Grosier publiait l'liistoire!generale de la Chine du pere (de Mailha 3. Cette masse considerable de volumes cloturait d6finitivement toute une periode d'enquete; remplaqant les anciennes Histoire ou Description de la Chine, elle offrait au public des travailleurs des resultats incontestables et des renseignements assures. Au mnme moment les arabisants et les interpretes des langues orientales s'eprirent d'un nouveau zele pour les manuscrits qu'enfermait le Cabinet du Roi, et qu'avait plutot (leflores qu'etudies la curiosite haltive d'un Galland ou d'un Petis (de la Croix. Aux approches (le 1780 Car4. Voir Preinierc parlie, clhap. vi. 2. Voir p. 124. 3. 1777 a 1784, 12 vol. in-i.

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358 L'ORIENT DANS LA LITTEIIATUIrE. donne publie plusieurs traductions; on reedite les Conies orientaux de Caylus', Savary donne une nouvelle adaptation du Koran2; l'Academie des Inscriptions et BellesLettres entreprend en 1785, sur l'invitation de Louis XVI, ( de faire connaitre par des notices exactes et des extraits raisonnes les manuscrits ) de la Bibliotheque royale3. Les traductions fran(aises des ocuvres litteraires de l'Orient, restees jusque-la assez rares, allerent desormais en se multipliant. Quoique loin de France, d'autres evenements s'achevaient, toujours h cette meme epoque, qui allaient retentir sur les travaux orientalistes de l'Europe, et faciliter leur soudaine expansion. L'Angleterre terminait la conquete veritable (de l'Inde, et deja ses savants s'initiaient a I'etude ldu sanscrit4. C'est en 1784 que fut fondde la Societe asiatique du Bengale, et c'est a cette date que a l'on fait commencer d'ordinaire l'etude de l'Inde et de son passe6; a. Cakuntala et maint autre livre de l'Orient furent reveles par des traductions anglaises. Mais deja les Franqais s'etaient mis en mesure de marquer leur place dans cette science de ]'orientalisme, presque nouvelle, qu'ils devaient bientot faire avancer d'un si bel elan; ils se donnerent meme quelque peu figure de precurseurs, puisque la traduction du Zend Avesta, ceuvre d'Anquetil Du Perron, date de l'annee 1771. L'auteur etait 1. Voir p. 156; noter aussi Cardonne, Milange de lilteralure orientale, Paris, 1770. 2. Voir p. 166. 3. Notices et extraits des manuscrits de la Bibliotheque du Roi, t. 1, 1787; - T. 11, 1789; - T. IlI, 1790. Les deux premiers contienncnt plusieurs articles sur l'Orient. 4. Langlois, Manuel de bibliographie historique, 1904. Voir Barth, Journal des Savants, 1900, p. 117: La Philologie et l'archeologie indo-aryennes. 5. Barth, article cite, p. 115. I1 ajoute:, C'est exag6rer mais pas de beaucoup n. - Voir dans ce volume, p. 181, ce qui a etl dit du gout pour l'Inde vers 1780.

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CONCLUSION. 359 revenu de 'Inde en 1762, rapportant quantite de manuscrits parsis ou sanscrits; aussitot il declara qu'il allait reveler ( des langues dont les savants ne connaissaient que les noms ), et secouer ( cette espece d'assoupissement gen6ral sur uin objet aussi interessant' >; il traqa tout un plan d'etudes2, et se mit sans tarder a celtc besogne de reformateur. Pendant huit ans il prepara sa traduction de Zoroastre; il resista avec une energie orgueilleuse aux attaques violentes dont fut accompagnee la publication, et, a force de protester qu'il etait le seul hoinme qui connut 1'Inde et qui eut le droit d'en parler4, il s'imposa. En 1778, dans sa Ldgislation orientale, il se fit fort de ruiner toutes les idees que les plilosophes du xv\IIn siecle avaient edifi6es sur la conception du despotisme asiatique; il traita Montesquieu et Voltaire (le ( publicistes ) ignorants! Ensuite parurent les Ilecherches historiq.ues et geogralphiques sur l'Inde (1786-1789), puis des Considerations politiques sur l'Inde (1798)', la traduction des Oupanlichat (18(0), etc. ( Il'indianisie 6tait fonde6 e,, et la nouvelle generation, de6ja grandissante, des orientalistes allait bientfot prononcer, en I'honneur d'Anquetil Du Perron, les paroles de louange et de reconnaissance qu'on se doit d'offrir a ceux qui furent vos maitres7. Le mouvement se d6veloppa d'une allure reguliere: en 1795 la Convention institue l'Ecole des langues orientales, qui fit de l'orientalisme franqais une science officielle, et 1. Relation ahreege du voyage que M. A. Du Perron a fait (dans I'lnde, Journal des Savants, juin 1762, p. 3 de l'Extrait. 2. Preface de la Traduction (du Zend Avesta, t. I, p. xi. 3. Par exemple, Grimm, Correspondance, janvier 1772. 4. Voir dans sa Legislation orientale, 1778, la curieuse dedicace: Aux peuples de l'lndoustan.;. L'lnde en rapport avec l'EMuope, an VI (1798). 6. Barth, article cite, p. 119. 7. Voir Darmesteter, l'Orientalisme en France dans Essais orientaux, 1883.

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360 L'ORIENT DANS LA LITTEIRATURE. lui donna, en meme temps que la dignite, des ressources et des instruments nouveaux. Son histoire veritable commence a cette date. Voila a quoi avait abouti tout le mouvement d1e curiosite vers l'Asie, et si ses manifestations furent, pendant le xviiie siPcle, surtout litteraires et artistiques, on reconnaitra au moins lu'elles correspondaient a une tres vive activite intellectuelle. Les consequences en furent remarquables: on a ecrit, sans exagdration, que ( le xx" siecle ne devrait guere mioins un jour h la connaissance du vieux monde oriental, que le xviV siecle a la ecouverte ou a la revelation de l'antiquite greco-romaine,,; la comparaison est parfaitenent exacte, puisque l'antiquite n'avait pas etc meconnue au Sxiv et au xv" siecle, pas plus que l'Orient au xvii' et au xv i e siecle: mais la Renaissance et l'orientalisme donnerent un tout autre aspect a des conceptions qui vieillissaient infecondes, et le jour nouveau, qui fut ainsi projete, eclaira des richesses i peine devinees: LY'tude des langues et de I'listoire de l'Asic, ecrivait Anquetil Du Perron lui-meme, nest pas une 6tude de mots ou de simple curiositt, puisqu'elle contribue a nous faire connaitre des contr6es plus considerables que l'Europe, et qu'elle offre un tableau propre *h perfectionner los connaissances de I'lionme et surtout I( assurer les droits imprescriptilles de l'humanit6 2. L'histoire, annongait le traducteur du Zend Avesta, en profiterait, et surtout ( Flhistoire des opinions religieuscs '; on pourrait desormais remonter ( a l'origine des peuplles et des langues; ': on etendrait le domaine de la critique, 1. Schopenhauer, cite par Brunetire, Evolution des Genres, t. I, p. 2U2. 2. Legislation orientale, 1778, p. 181. 3. Preface de la traduction (du Zend: Avesta, t. 1, p. v1iu. 4. lMeme preface, t. I, p. x.

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CONCLUSION. 361 on elargirait la pensee humaine. Ce ne furent pas de vaines promesses. La littYerature ne resta pas indiff6rente & un tel renouvellement; Ch6nier se preoccupa de l'Asie, et inscrivit dans ses notes les impressions que lui laissaient les livres sacr6s de la Chine; il se proposait d'en tirer parti quelque jour '. Plus tard l'exotisme, tel que les ecrivains du xvinr siecle ne sont pas parvenus a le sentir, s'installera dans le roman et la poesie; il paraitra si bien un des elements du romantisme que Musset proposera cette definition railleuse: ~ Le romantisme,... c'estla citerne sous les ipalmiers '2! Les Orientales donneront aux hommes d(e 1825 la vision d'un Orient, imaginaire certes, mais d(eja assez convenablement colore; la hantise de 1'Asie inquietera quelques es rits: Flaubert ge'mira: I'enser quo plut-etre jamais je ne verrai la Cline; queo jallais je ne m'endornirai au pas calence des clhaml aux; que jam;is peuteetr je nji velrai dans les forets luire les yeux d'un tigre accroupi dans les lalllbous 3! Leconte de Lisle s'inspirera assez etroitement tdes poemnes vedIiques pour qu'on pretende retrouver dans ses vers ( I'esprit des doctrines oil respire le genie endor-neur de l'Inde antique'e ~, ou la vision de o la pagode hindoue frissonnante (de mystere et (le poesie5. La litterature depuis, est restee fortement teintee d'orientalisme, et n'a-t-on pas pu, de nos jours, croire que Zarathoustra, ressuscit6, serait invite a diriger d6finitivement la pensee moderne? 1. lelanges et lI'rarmenlts, edition Becq tie Fouquiires, p. 342. - Manuscrit (le la Bibliotheque nationale, le1 volume, folio 166. - Edition Molan(l, t. I, p. 5i0. Voir, (lans la Revue d'llistoire littdraire d'oclobre 1901, A. Lefranc, Papiers inedils (le Ch/enier. 2. Premiere lettre de Dupuis e Cotonet. 3. Lettre fin octobre 1847, Correspondance, I, 200. 4. (. lenard, la lelhode scientifique de 'histoire lilteraire, 1900, p. 162. 5. F. Lolliee, Ilistoire des littcratures comparjes, s. d., p. 302.

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362 L ORlIENT IANS LA LITTlERATURE. II Ce sont les cons'equences de l'orientalisme, et l'orientalisme est lui-meme la conseqnence du gout pour l'Orient: mais il ne s'agit la en somme que de resultats lointains et futurs, et si l'on veut retenir seulement ce qui, vers 1780, etait acheve, et vraiment realise, on devra rediger des conclusions moins ambitieuses. Toutefois un resultat avait ete definitivement acquis pendant ce grand siecle (le collective elaboration: l'Orient avait perce l'ignorance indiff6rente sous laquelle on l'enterrait autrefois: il s'etait degage (le la confusion des connaissances medievales et s'offrait dlesormais, sous un aspect concret, a l'attention sympathique de tous. On a vu les tentatives nombreuses par lesquelles les hommes du xvIn et du xvlile siecle essayierent de plier et d'adapter cette conception nouvelle aux diverses formes de leur litterature. Bien souvent il y eut des 6checs et plus souvent encore (les demi-succes; mais, par-dcssus toutes ces experiences, hcureuses ou manquees, le goOt pour l'Orient affirmait la realite de sa vie. Des l'epoque de Voltaire, il apparaissait partage entre deux tendances, qui, aujourd'lli encore, voisinent, mitoyennes, parmi nos habitudes d'esprit: 'Asie fut a la fois une image plaisante et une conception serieuse. L'Orient drole, modele et formule par la comedie et le roman, s'etait arrete tout de suite en un dessin si net que le xixe siecle ne devait pas beaucoup modifier ce theme, mais seulementi l'enrichir. L'Orient tragique, dont Bajazet avait paru creer le type, n'eut pas plus de succes ni de duree que la tragedie exotique elle-meme. Quant a l'Orient philosophique et scientifique, il etait deja plus qu'ebauche: on en avait recolte les fruits bien avant qu'ils fussent murs; mais leur

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CONCLUSION. 363 verdeur, quoique un peu inquietante parfois, avait rejou' et alleche le public: l'heure de la vraie et profitable cueillette 6tait venue. La comparaison s'impose, car il serait pretentieux de terminer un livre sur l'Orient sans parler du soleil. Le voyageur qui, dans le Sud algtrien, ou ailleurs, pousse jusqu'a l'entr6e du desert, se doit ai lui-meme d'assister a l'aurore telle qu'clle se montre en ces contrees. Le spectacle est symbolique: apre;s une aube tres courte et grise, mal dletachee de la nuit finissante, tout d'un coup le soleil jaillit, et bondit, boule rougeoyante, (de quelques degres au-dessus de la ligne de l'horizon. Tout change aussitot: les choses que l'on avait proes de soi se revetent soudain (le lumiere, et recoivent une couleur et un relief que d'abord on ne leur aurait pas soupconnes; puis les lointains, tires hors des brumes nocturnes qui se dissipent, s'eclairent et laissent voir soudainement ces immenses espaces qui fatiguent le regard; en meame temps on se sent enveloppe d'une claleur immediatement vive, qui donne au corps et a I'esprit la brusque sensation d'un renouvellement. Ainsi, de;s les premieres minutes, on ressent toutes les impressions que doit donner cette longue journee de lumiere et de chaleur ou monte d6eja, lentement, le soleil oriental.

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INDEX Al) olu (pouvoir), voir Monarchie. AcLadenic (eics Inscriptions), 151, 152 et suiv., 358. Addison, 290 et suiv., 293, 294. Alleurs (narquis des), 91. Alanachs, 99, 136. Amazolide, 2760. Anl)assadeurs francais en Orient, 89 et suiv. - orientaux en France, 95 et suiv., 3352. Amour oriental (conception de 1'), G66 t suliv., 20i, 257, 209, 28:3,287. Amus.ements serieux el comiques. Voir l)ufresny. Ang'laises (etudes) sur I'Orient, 358. Anquelil (lid Perron, 60, 152, 158, 359. Anson, 55, 6:3, 81, 118, 322. Antiquite (l'Orient antique), 20. Anville (d'), 141. Arabc (langue), 142 et suiv., 150, 357. Arabes, 6 et suiv., 10, 75, 135, 140, 172. - (contes). Voir Contes. - (ouvra-es lhistoriques sur les), 140. - (piices de tlieitre sur les), 217, 22:, 237 et suiv. - (romans sur Ies), 259 et suiv. Arabesques, 344, 345. Argens (d'), 183, 301, 312. Arleiuin, 302. Voir Italienne (comedie), bibliographie. Art (d6coratif), 344. Arts (et I'Orient), 339 etsuiv. Arlistes (et I'Orient), 352 et suiv. Arvicux (d'), 75, 93, 228 et suiv. Asiatique (Sociktt) di. Bengale, 358. Asialique tolerant (1'), 277, 335. Asi pllaisante (conception de 1'),231,:; 1. Aved, 352. Bababec, 303. Bahouc, 303. Bagdad (le barbier de), 211. Baj'aet. Voir Racine. Ballets, 229, 248, 350. Balzac (J.-L. Guez), 40. Barbier (le Bagdad (le), 241. Barbin, 53. Baudier, 68. 69, 71, 133, 160. Bayle, 135, 163, 28:1, 313. Beauveau (de), 48. Belier (le). Voir lamilton. Belleforest (Fr. de), 38. Bernardin de Saint-Pierre, 58, 183, 274, 320. Bernier, 51, 56, 57 et suiv., 66, 71. Berlin, 3:55. Bibelots, 78, 340 et suiv. Bibliotheque orientale. Voir Ilerbelot. Bibliotlheque royale, 145, 156;, 253,:358. Bibliques (etudes), 331 et suiv. Bignon (abbl;), 259. Bonarelli, 34, 191. Bonneval (pacha), 93. Bossuet, 40, 141, 319, 325. Ioucher, 355. Boufllers (de), 274. Boulainvilliers (de), 135, 153, 165.

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366 INDEX. Bournbabef, 304. Bounyn, 33. Brant6nme, 16. Br6quigny, 152. Bronzes dores, 342. Brunetto Latini, 13. Cabinets (de la Cline), 231, 345. Cafe, 347. (akounlala, 155, 358. Calenders, 237. Caravane dau Sultaln de la Mecque, 237, 351. Cardonne, 151, 152, 358. Carnaval (mascarades du), 237, 351. Carrousel, 27. Cavlus (de), 15:, 358. Cazotte, 261. C(ermonies chinoises (l!uerelle des), 125 et suiv., 305, 310. CUzy (de), 92, 196. Chlainfort, 223, 24:1. Chansons populaires, 08,, 127. Chardin, 54, 56, 5S, 59. 60, 61, 62 et suiv., 177, 231, 295,.343. Charlevoix (le P.), 108, 138. Chavis (don), 261. Ch6nier, 361. Chine, 22, 10.i, 123, 314. - (connue tardivement), 107, 178. - (d'apris les conmedies), 23:4. (- (d'apres les corin (r:ants), 62, 81. - (d'apres lesje suites), 117 el suiv., 127 ct suiv., 309 et suiv. - (d'apres les philosoplles), 220 et suiv., 306 ct suiv., 309,:314, 316,:128, 337. (d'apres s esavints), 147 et suiv. - (e'liseet missionde). 1053et suiv., 112, 305. - (mode pour la). 178 et suiv. - (attaques contre la). 181. 321 et Suiv. sillV. - (ouvragtes historiqules sur lIa), 123, 138. 140. 357. - (p)icess de tlie8dre sur la). 22)0 231, 244. 30(3. - (romlans str la). 28, 259, 265. - (travausx scientiliqules des J'suites sur la). 122 et suiv., 357. Chine (orph/elin de la). Voir Voltaire. Chinois. 63. 81, 106, 10S, 123. 152, 281. Chinois (art), 344, 355. - (empereur), 119, 306. - (gouvernement), d'apres les Jesuites, 119 et suiv. - (g-ouvernement), d'apris les philosoplies. 317 et suiv., 329. - (jardins), 345. Clinois (les). Voir Favart et Regnard. Chinois poli en France (le), 30:1. Cliinoise (langue), 150 et suiv. - (litt6rature), 154, 156. - (morale), 117, 128, 159, 311,321, 336. Chinoiserie (dans le bibelot et dans l'art). 343 et suiv. Chinoises (femmes). 71. Chinoises (letIres). Voir Argens. Chinoises (ombres), 351. - (porcelaines), 343. Clioisv (abl)e (de). 92. Clairon (1M"*). 204. Clef (romans it). 276 et suiv. Clirats (thlorie des).:14, 326. (Collert (encourag'ements aux orienlalistes), 145, 150. - (encouragrements aux vovageurs), I 42. - (politique coloniale de), 44. Coll^-ge de France, 143, 151. Colomiiis, 143. Colonial (mouvement). 43 ct suiv., 82. Colonies (et l'opinion pullique). 84. Comcdic (et l'Orient), 35, 225 et suiv. - (bibliographlie) 22', 231, 233, 239. Comique (opera), 247 et suiv. - (bibliographie), 248. Coimmerce (a1 mtoyen aiAe), 10. - (ail xvir' et xvnll sikcle). 70 et suiv., 341. - (compag-nies de). 43. )0. Comlmnerciales (relations), 7(i et suiv., 341. Complaintes. Voir Chansons. Confucius. 127, 128, 149, 159, 223, 310. 311, 336. - (Traductions de), 124. 159, 310. Constitutions politiqules. 329. Contes moraux, )273 et suiv. - (orientaux), 156, 231, 248, 253 et suiv., 358. - (parodie des). 262 et suiv. Conversations (sur l'Orient), 348. (:oran (le). Voir Koran.

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INDEX. 367 Corneille,:35, 72, 194. Cosmographies (du xvF si'cle),:38. Costumes orientaux, 63, 351. - (au thelitre), 211, 249. Couleur locale, 200. Cre:illon, 262, 264 et suiv., 277, 335. - (imitateurs de), 264 et suiv., 277. D'Anville. Voir Anville. I)'Arrens. Voir Argens. DOcor oriental (au thlletre), 212, 248. Decoratif (art). 345 et suiv. De la lave. Voir La Have. Derviclles, 230,2 2:3, 241. Der!vi (le faux), 241. Descartes, 40. l)esllauterayes, 151. 15 2. Despotismel oriental. 63, 89, 314, 321 et suliv 359. I)'Herbelot. V'oir Hlerl)clot. Diclionnaire ph ilosophi/lue. Voir Voltaire. Dictionlnaires (latn'ues orientales). Diderot, 81, 154, 166i, 2(1, 264, 2(65,:323. Diplomaltiques (relations dil)l. avec I'Asie). S(i ct suiv. Dive rtisselenlts:350. Divorce (eln Orienlt), 6S, 237. lDolmes relil'ieulx (liistoire des), 332 et s1iv. Dominicains, 106. l)roit divin (lttlalues contre le), 329. Du Dell'and (1" ) 91, 273. Dufresn-, 101, 17, 288 et sNiv., 291, 292. Du tlalde (le P.). 10S. 138, 221. Du Perroin. Voir Anquelil. Dupleix, 82. Du lIver, 143, 14, 162. Ecole des langues orientales, 1I3, 359. Edit de Nantes (Rnevoc ation de I'), 306. Eglise (attaques contre 1'). Voir Religion. Enc/clopedie, 320. E;roti(ues (contes), 2(i5 et suiv., 271. Lspion dans les cou's (1'). Voir Marana. - (ses imitations), 288 et suiv., 299. Esprit des lois. Voir Montesquieu. Essai sur les mneurs. Voir Voltaire. Estampes, 354. Eventail, 342. Evolution des ides religieuses (thlorie de 1'),:332 et suiv. Extrime-Orient, 35, 106, 138. Fables orientales,,156. Facardins (les quatre). Voir Hlamilton. Faiences, 343 et suiv. Fakirs, 60, 2:6, 304. Fanatislme. Voir Tolerance. Fantastiques (contes), 255 et suiv. Fatalisne oriental, 65. Fa'art, 244 et suiv. Fa'.r Dervis (le). Voir Poinsinel. Fies (contcs de), 258 et suiv., 201, 266. Fnmliniines (modes), 351. Femnlmes d'Orient, 69, 204, 237, 257. Voir A noumIr. Fenelon, 274. Fe!nes (de), 48, 50. Flaubert. 361. I'leou d'Epine. Voir Iamlilton. Floridon. Voir Segrais. Foire (thlej'tre de la). 231 et suiv. Foucher (abb6), 152, 158. Fournmont, lil, 152. Francais (opinioll sur les colonies), 84. - (personnag-es), dans les comOdies ( orientales,,, 241 et suiv. Framn:aises (nImurs). jug'eos par des orientaux, 281 vt suiv. Franlciscains, 106i. Franc:ois Xavier, 105, 111. Frde(;ric 11, 299,:317. Fr6ret, 152. Ga;gnier, 164. (;Galland, 65, 92. 151, 155, 156, 232, 253, 271. Gomez (M1'"' de), 272. G;ouvernement (tlheories sur le), 314, 328. Gouvernements d'Orient, 63, 157, 327. 'oir Despotisme. Grammaire (langues orientales), 144. Gravures, 270, 353, 354. Grimm, 1lt, 181, 294, 321 et suiv. Grosier. 3:57.;Gueullette 2, 2, 20. Guignes (de), 151, 152, 153.

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368 INDEX. Hamilton, 261 et suliv. Ilattige, 276. IIelvetius, 320. IeInault, 148. 305, 342. Herbelot, 144, 145, 213, 260. HWredite royale (attaques contre I'), 329. Ilistoriques (etudes) au xvinv siecle, 138. 324 et suiv., 357. - (ouvrages), sur l'Asie, 85, 140, 319. - (ouvrages), sur les Arabes, 140. - (ouvrages), sur la Chine, 122, 138, 140, 357. - (ouvrages), sur 'lndc, 140. - (ouvrages), sur le Japon, 138. - (ouvrages), sur la Perse, 1:3S, 140. - (ouvrages), sur le Siam, 138. - (ouvrages), sur la Turquie, 137, 140. - (romans), 28, 272. Hottinoer, 137, 14(i. Hugo, 1. 3(1. Iulla (Arlequin), 237. Imprinerie royale. 144. Inde, 21, 22, 82, 83, 106, 181, 27i, 314, 327, 358. - (connue tardivement), 80. 181. - (mode pour I'), 181 et suiv., 274, 358. - (ouvrages Ihistori(ques sur I'), 140, 182. 358. - (pi)ces de thirtre sur 1'), 83, 182. -- (romans sur 1') 83, 182, 274. Indianisme, 35i8. Indiens, 50, 52, '152, 300. - (contes), 259, 26(i. Indiennes (femnmes), 70. Inscriptions (Acad6mie des), 151, 152, 358. lnterprbtes (secretaires), 146,150, 358. Intol('ranice. Voir T'olerance. Islian (conception du moyen Aig'e), (6 (t suliv. - (au xvltc et au xvnll siecle), 159 et suiv., 286, 323, 349. ltalienne (conmedie), 231 et suiv. - (comdllie), biblioraplhie. 233,239. Jammaoos (les) o0 les moines japonais. 303. Janin (opinion sur Bajazet), 195, 200. Japon, 22, 38, 75, 106, 08 172, 270. - (6glise et mission de), 106 et suiv., 111. - (ouvrageshistoriqlessur Ie), 138. Japonais, 108, 172. - (contes), 265, 270. - (les moines). Voir Jammabos. Jardins chinois, 345. Jesuites, 104 et suiiv. - (attaques contre les), 129, 288, 305. - (leurs travaux sur la Chine), 121 et suiv., 150, 310, 357. Jeunes de langues, 150. Journal (les savants, 152. Kaempfer, 138. Kiosques, 346. Koran, 157, 161, 162, 166, 358. La Bruinre, 101,288, 307. La Fontaine, 73. La Harpe, 223, 261. La IHave (M. de),!2. 200. Langues orientales. 142 et stiv.. 150, 359. Voir turque, persane, clinoise, etc. - (Ecole des). Voir Ecole. Laques, 344. I.atour, 352. Le Blanc, 210, 212. Le Comle.l 12. 128. Leconte de Lisle, 361. Lemaire, 223 2324. Lesa-e, 94, 15, 232 et suiv., 253 et sii v. Lellres edifianles, 1, I110) t suiv., 260. Levant (pays du), 10(. Litt6ratures orienta!les, 144, 154. Loca,le (couleur), 20). Loklan, i155. Iouis X\I,:3 0. Voir AMonarchlie. Louis XV, 305. Voir Monarchlie. Lucas(P.) 4, 56, 58. Lyriqclues (tra-gdies). Voir (Opera. Miagots. \oir Pa-'odes. Mahomet. Voir Islan. Mahomet. Voir Voltaire. Mahonet (et la corn6edie), 232, 235. Mahomet ( rlecquin), 235. Mailha (le P. du), 357. Mairet, 190.

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INDEX. 369 Malabares (les princesses), 337. Marnamouchi, 229, 350. Mandarin (argument du), 349. Mandarins, 148, 330. Marana (G. P.), 284 ct suiv., 290. 291, 29!)2, 2!):, 296. Marclhand d(e Smyrne (le), 243. Marco PIolo, 12. Marinage en Orient (t'apl)res les idles francaises), 68, 237. Marniomtolt lI, ), 245, 275. Maracci', 163. Martin IFr.), 39, 8, S, 3. Masearades, 237, 350, 351. Maslqu6 (ial), 350. Alaterialismie, 337. \leclque (Ian. NVir Caravane (t P',lerins..MAI(dailles ('olmi-('tmoralives. 1}00. MAh(tsinet EtLl('tldV (Cele)yv). 1)(. 97. -- pallha (Sai'd). 90..ll(ntoi,'es secretls pou'i seri t e i, l' isfoire de Perse, 2'7. - ur V'etlat pr&'eent de la C/ine. I 28. - sur 1es Chinotit.. 124, 357..f1r cu rele.ia t, 8(l, 99. 112, 137. NMiinot, 1t2. M11ille et un j ours, 1'5. 281. 21. il, 25'i3 et suiv. Mille e/l une nuits, 1'55, 231, 241. 253 (t suiv., 271, 294!, 295. - (llitations des), 2:;8 et sliv. Missi1on sciertlifiqucl tido lfkin, 123. 150, 357. l issionll anres (tra reSoc ii t6 dcs), I 05, 108. - rli-ielscs, 101) et siliv. - scientiliques. 145, 151. Mlissinn;aires (Ilur vie, lour (tat d'elspri ), 114 et suiv. MAlobilier, 3I4. 1lods (1( l '(ricnt),:133) ct suiv. -- (scs ral)I)orts av'c la litl rature),:1401 (tt suiv. Aloldes feini n(s, 3:l.5 AMIhurs (satire des). Vo'ir Satire. - orientales. Voir (Orient. Mog'ol. Vir In(de. Moinles (attaques contre les), (iG, 288, 303, 334. Moliere. 40, 229. - Le Boutr/eois.ci/ellilhomtltze. 40, 87, 93: 227 et suiv. Monarchic (attaques contre 1a), 04, 277, 304 et suiv., 329. Monchesnay (Delosme tde), 231. Montaigne, 7. Montesquieu, 81, 307, 313, 326, 327, 335. - Arsace et Ismetnie. 294. - Esprit des Lois. 297, 313 et suiv., 326. - Esprit des Loi. (critilques de Voltaire), 315 et suiv. - lisloire veritable, 2!). - Lettres p1erstants, 88, 100, 177, 283. 284, 285, 292 et suiv., 29), 299!. 300., 308. - Lettires persanes (imlititlions des), 298 et suiv. - Temp)le te;Gnide. 294. -- (ses ouvirages e1tisillaires), 2!). Ilora;ux (romians). 274 el suiv. MIuets, 180, 24.2. Musset. 361. Musulimans. Voir Ara bes. Nadir (Thanmas Klsi li RKan). 88. 177. Nanlouillet (M. (e). 1!99. Natur(lle (religiolln). 287. 3:30 et suiv. \Noblsse (attialu('s contle lan), 3:10. NotiItel (de), 92. (Omitirefles. 343. O)l)tres cltinoises. 351. Op)6ra-csmiliu(e. 247 (t suiv. - i bliogralphi e. 248. Orient (c}iiiois). 178 (eI sliv. - (Extrnite). VYoir Extren eOrient. -- (liindou), 181 et suiv. (turse), 1783 et suiv. - ((tudes sur 1'). 131 et siv., 357. - (laux) des roinans, 270.:3;5' - (rfenm(s d', (;'). e1 suivt. Voir A mllou r. - (ornnmes (1'), i'2, 1 et suiv. - (liltt'raire', sa (l'linitation, 19. Oriental (style). 156. -- (style) pastiche idu, 200. Orientales (langues). 142 et suiv., 160 et suiv., 359. Voir Ecole. - (liltt(ratures). 144, 154. Orientallisme, 131 et suiv.. 350 et sitiv. Oricntalistes (du xvtr siecle). 142 et suiv. 24

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370 INDEX. Orientalistes (diu xvr sic le), 160 ct suiv., 253. 356. Orientaux (costumes), 62. 352, 353. - (paysa'es). 61. Orneval (d'), 232. Osmian. Voir Tristan. Ottomans. Voir 'rurs. Pagodes, 1 7!9 341. Palissot, 241. 2;8. Pape (altalpie's contre le), 148. 29)7, Parandis terrestre (au iioven cige), 5. Paralpllie.:142. Paravenls. 341,: 349. Pascal. 40. 162. Plerils d,( a Mlecque (les), 2:7. Perraull. 42. Persane (l;anruc). 113, 151. - (porcelaine). 3 3. - (reli.'io ). 158. I'ersancs (lellir, s). Voir Monllcsiluiu. - (leItes. imiilations des). 2!)S. Persans. 51. 62. 63. 152. 231. 281. - (conltes). Voir Conltes. - (et la satire), 172, 277. 292 et sliv.. 300. Pcrse, 21, 31 88.. 10, 27.I 28:3. - (outvrancs ilistorique(s sur la). 138. 1 4). - (moe pour la). 176 et suiv.. 18}. - (pie(ccs d tlic6ilro sir la), 177, 231. - (romllans sur a), 28, 177. 277. Pelis d, la Croix (A. L. M.), 151, 253. - (F.). 151. 155 25:3. Petit (M. ). 3). PhIilosolphies ( I'rs etudes sur MaNI;omet), 161( t suiv.. 217. - (lcur colnccplionll de I'Oricnt), 147, 217 el suiv..:108 et suiv., 349. Pi I pay, 1 56. Pipes turqllles.' 347. Poinsiiet. 241. Po(i. 264. Politiques (;lll('ds), 312. 328 et suiv. - (relations' avec I'Orient, 89 et suiv. - (satires). Voir Satire. Poly-amllie, 6(,:126. Porcelaiiles. 31. Porlog'rapliijiues (romanns). 271. Portraits thres. 3i2. Postel, 143. Pouvoir abnlsolu. Voir Monarclilie. Premnare tie P. de), 1.50. Prideaux, 10 3. Prinicesse de Carinzme (la), '235. I'rincesse de la Clhine (1/a), 2:).. P'iicesses,maltalares (les'. 33:7. Protestants (Lthioli}iens), leurs (tud s sur Maliomeit, 103. Pvrard( de Laval,:39, 42 48. 50., 52. Rabelais, 16. Racinie (BI/jazef). 40, 72. 87. 92, 100. 137, 194 (e suiv. Ravnal. 22t, 320. Regnard. 130. 231. IIlaInd. 10 4. leligion (attaq;(us contre 1'1. (i;, 148. I 58 15(, 28(, 287. 297.:305. 310t, 33:1 tt s ixv. ileligions (liisloire dles). 158. 1 i,:33:11 et suiv.,:6,3)0. - orientales,. 158.:1: 14. ictaut, 137, 171, 200. 11i^gau1 (1le oit), 53. Riza Iiy( - 9,. ()!). IRoinans (sur I'Orieint), au imoven ige. 9. - (sr 1')rienit). au xvI" siecle, 27 et suiv. - (sur 'Orient), au xvi sieicle. 252 et suiv. -!N bli }'r;l ph ie). 28.2'i. 260. 2 i l. 205, 272, 274, 277. - istoriIique. 2,, 272. - loralx, 271 et suiv. - proLi. rp 'liq ues. 271. saltiriques [e it 'clef'. 27.5 (t suiv. Ihiinantisime (et I'Orient'. 31l. Ilouien (faliences d(1), 343. loussleau (J.-J.)., '72.31.:1 322. 3. ' allon ( e i 1 Jib lioh v I 1i. 112._. j:3, 351. 357. - (i nprinerie), I 11. Sainitfoix, 2 1. Salons (de peinture), 311t4. 353:;:. Satire (sous fiction orieilntale). 20(9, 276 et suiv., 280 el suiv. - (sous fi(ctionl orienlale), bibliorraphie, 277. 299. - (sous liction o(rientale). au thAitre), 302. Satiriques (romanls), 275 et suiv.

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INDEX. 371 Sauvacle (.4trlrcquin),:302. Savants (.Jounl al des), 152. Savarv 16;0, 358. Scarron. 'L')2 S(- 'rais. 197 et suliv. S6rails. 69. Voir Ai\lour. Sdrail d tencan( (le). 241. Sdrail (.llequin au), 241 (t suiv. Sevion6 (M.' de), 72, 19i, 209i. Siam 22, 96, 176, 288. - (aml;assadeurs de). 96, 101, 285, 288. - (mode pour Ie). 97, 170. - (ouvrag-es ihistorilIucs sur 1c), 138. Siamois. Voir D)ufr(sny. Si'cle de Louis XI '. Voir Voltaire. Sinollgucs. 124. Snmrne (Ic marchand de), 24:3. Soei. 10, 11, 3)1. Sliiman Muta Feraraca,!)95 98, 228, 347. Soli)(n 11 ol les Sullanes. Voir Marmontel et Favart. Solyman. Voir Mairet. Spectator (le). Voir Addison. Solpha (le). Voir Crblillon. Spizelius, 14'7. Style oriental, 156. - (pastiche du), 250. Suilane dte Perse (Ilisloire de la), 155, 254. uilt anes (les Trois). Voir Favart. Superstitions orientales, 65.324 3243. Tableaux, 100, 270, 352 ct suiv. Ta'lerlan, 88. Tameran elc Bajal et, 34. Tanzai et Neardzne. Voir Crehillon. Tapis orientaux, 10, 344. Tapisseries, 353 et suiv. Tavernier, 54, 56, 58, 60, 02, 63, 09, 76, 177, 231, 295,:3 3. Terre-Sainlc (ne fait pas partic de l'Orient liltteaire), 19. Tli6, 348. Theismlc, 287, 336 et suiv. Th;vcnot (orientaliste), 56, 143. Thbvenot (voyageur), 49, 54. 50. Tolerance en Orient (conception de la), 62, 163, 1066, 219, 223, 277. 287, 297, 305 et suiv., 325, 330 et sui v. Tournefort (P. de), 67, 68. Traductions (des ouvrages orientaux). 154, 156, 157, '253, 310. - (billiographie d(e ces), 155, 157, 261. Tragedies (et l'Orient). - avant Bajazetl 31, 1!}. - Bajazet. Voir lacine. - al)rs Bajazel, 209 et suiv. I-ilbliographie, 33, 212 2221. Tribunaux de la Chine, 1241, 3:30. Tristan l'llermite, 35, 190, 192. Turcs, 10, 15, 17, 22 et suiv., 37, 152. 300. Voir Turquie. Turpin, 166. Turque (languc), 143, 151. - (pipes), 347.?urques (les veuves), 241. Turquie, 86, 87, 17:3 et suiv., 318. - (d'apris les conmedies), 234, 241. - (mrpris de l'opinion pour la), 138, 174 et suiv., 118. - (mode pour la), 173 et suiv., 180, 318. - (ouvragcs historiques sur la), 137, 140. - (picces dte tIlieatre sur la), 87, 190 et suiv., 228, 239, 2)l, 244. - (romans sur la), 28, 272. Typpol Sailb, 96, 352. Unigenitus (bulle), 277,:301. Van Loo, 270, 353. Van Mour, 352 et suiv. Vattier. 144, 157. Vernis (peintures au). 344. /Venves turques (les), 241. Villedieu (M'"1 de), 273. Visdelou (Ie P.), 150. Voisenon (abb6 de), 267, 268, 269, 294. Voiture, 40, 91. Voltaire, 74, 76, 81, 141, 149, 194, 210, 315 et suiv., 324 et suiv., 330 et suiv., 335. - Conles, 261, 278. - Diclionnaire ph ilosop/ ique, 304. - Essai sur les m(Purss. 141, 165, 310, 313, 319 ct suiv., 325. - Lettres d'Amabed, 299. - Mahomet, 87, 101, 105, 217 et suiv. - Orphelin de la Chine, 220 et suiv.

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372 INDEX. Voltaire, Siecle de Louis XIV, 304 et Voyages au xvIIe et au xvml", 39, 42, suiv. 47 et suiv. - Zadig, 278. - (bibliographie des), 48, 54, 55. - Zaire, 87, 215 et suiv. Voyageurs, 39, 42, 47 et suiv., 280. - ouvrages satiriques, 277 et suiv., Vulgarisation (ouvrages de,, 133. 303. - (avocat de l'Orient), 71, 220, 317 Watteau. 355. et suiv. Wolff, 149, 311. (critique de Montesquieu), 315 et suiv. Xenophon, 275, 283. - (et la Chine), 220 et suiv., 317. Zaire. Voir Voltaire. - (opinion sur les colonies), 84. Zend Avesta, 158, 358. Yossius (I.), 75, 148. Zeneyde. Voir Hamilton. Voyages au xvi~ siicle, 30. Zoroastre, 157.

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TABLE DES MATIERES INTRO1)DUCT ION I.;La tradition litteraire d( l'Orient..a naissanc e(t les premrieres forimes de cette tradlition: c'est lo s.jcet de ce travail.............. 11. Pourqluioi on Ie le fait pas comrllncer au nmovleni ag'o. 11 y a un Orient du nmov!n Aie' fort diltrernt diu I)crtr(: lc paradis torrestre; loI-cndes extrlava; nte nos sir 1Maliomot t 1'lslam;t lour place dans la littlraltur(. Ni 11 coii(merce avec 1( Le;lvant, ni les relations de MarcoPolo li1'o1 t pIl 6Ov iller i e 01 mgilt do I'exotlisinl.................... 4 111. L'incuriosiL6 li i!oven 'ig'e devioilt plus ';raide encore apres les Croisa;ll s. l,'Ori 1nt semllhlc displraitre de l lilt'lratireL. L.e,o t pour 1'()rient ral)l;lara;it ana xv't t sii clX: c'est l (lquo cmmt enll el ce travail. 11 s'eiml)aniit ali xvnile siictle et al)outil vers 1780 at la formation de la scincl e orienlaliste: c'est lia que cesse ce travail.................. 14 IV. Apr/s la do1iiitation thistorilque, la d(1imitation g*ograpti(lque. (C( o 1le!s homles du \xvi'?i siicle etcrltntai(let ipar e morot Orient: le domnaine (1(d I'Orient illttrraire............................. 19 1' EMITERE PARTIE LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT CIIA PIT E I LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT AU MILIEU DU XVII" SIECLE I. Le roman et la tra'llie il sujeti oriental ldans los deux prlemiers tiers (li xvi" siicle: ilmanlll ll(d'xotis(........................... 27 II. liaisons de ce manque d'exoliseic: insul'lisance des sources;,part 2..

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374 TABLE DES MATIERES. tardive de la France au mouvement des voyages; tendances g;Cn6 -rales du xvne sicle............................................... 36 III. Raisons de 1'apparition vers 1660 du ^oht pour l'Orient: multiplication des voyages; I'expansion coloniale. Formation de la connaissance de l'Orient: les sources; leur divisio........................ 41 CIAPITIRE II LES VOYAGES I. Les premiers voyageurs (jusque vers 1660). Conditions defectueuscs./ de leur olservation. Imnae insul'tisante (u'ils donnent de 'Orient. / Elimenits les plus anciens de la conception de I'Oriient.......... 47 11. Muiitiplication de rctits de voyae (1(00-17.0); la mode et ses 6taIpes: — les nouveaux voyaogeurs, leur autorite, leurs connaissances, leur attitude d'esprit. l'rogris de la connaissance (e iOrient............. 3 11. 'lioiillle d'()rielt d'aplres les vos s voav;irs car;actlire, gonuvrnemnent, relig'ion. Alon(lmancl des details suri I'alllourr; lor l;atioll de 'ilnage (d'Un Orient volul)tueux........................................ (1i IV. Erireurs et insuflisanrces de cetle conalissance: n(cessilt d'autres sourc( es......3............................................. 3 CIIAPITIIE III RELATIONS COMMERCIALES, COLONIALES ET POLITIQUES i. Ies relatiols comn1r(iale(s et 1'('rient: services renndu(i s pr l res incllallds(dan s la I'orlmllaiol (It gcr(lt exotliquie. Iles comirl)agnies de ((com1 -ierce: la reclamle ien ('aveur (d I'Orielil.......................... (7 II. Les r;llations c(olli;ltles. Inll l inc( e la colo lisati!on lfran aisc s rii la co naiii ssancel e I'lr(:l e (et11,la (ac ( u'elle;a ie da;ns la lillr;t lll(,. lInt(;rt' tll tue Ie xvi " sii le porite aix colonies...................... 82 111. Les vne tl s olititlues (e I'tlistc ire (I'Asic: leur reten( isseinent dans 1a itt;;ratire. llaplprocltemeI 1s et corncoi'da(;ltes, c(aulses el elds. IV. Les aniitm;assa(d(lts IraI{:;laiss ei O)rient: amliassadeurs crdliairlis et extral rlif;air'es, av('lltul ieCs. liiil'll('e direl('te t itiml edialt sluri la Iprodluclti n litt raire............................................ 8! V. Eilli t st1 oit l lt illunen',e (des am; i)ssades etlues ( ' Oriet: lIcr sllicces. les eitliousiasl; les djO [I miode; les.iriniaux, t'almaaiii('c, la cl(a1 isonl. etc. I)e lt naiissaiici (le I( o 1 des litt'rair s plus ou 1 11m insl duralleles...................................................... 95 CIIAPITRE IV LES MISSIONS RELIGIEUSES I. LeTs mlissionlaiies el I'Orient: I'evang'elisation (e - I'Asie: la revelationl (l Id ' xtrl e-()rieni Ip r les J suitc........................... 104 II. Prolpag' anle et reclamllre Le e s Les (l(tc liJi s (ji t'lrri'lsfs (: 11 XVi";u i X " sierl,...................................... 109l II. Etat d'espcrit (tu miissioinnire: sa vie, son almstolat. (:ommii nti il

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TABLE DES MATIERES. 375 arrive I'admiration de la Chine. II se forme une Chine de convention: peuple vertueux, gouvernelment idleal. Effet sur le grand public. 113 IV. Les Jesuites le c ronlde savant: leurs ltudes historiques, g-eo'raphi(lues, religicieises. etc. La mission scientilique de Pikin. Conception d'ulin C(line aussi sa;lante (que vertluelse. La Chinle devient la clisch des J( 'suiiles............................................... 121 V. Ia (lere lle des (cbrebtm;lnics c(inoises: ses llhases. Attitude des Jesuites: I'exallatl;llill la (C:line. Inlluence considraible de la querellc sur la contlna;issance de l'Orienl t et le ot public............. 125 CIIAPITRE V ETUDES SUR L'ORIENT: LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME I. L'Orient et les savants: les (tudies sur 'Orient sont une veritable source. I)'alrborl ls vulgarisateurs: extension et prog'res de la vulgarisatlion.................................................. 131 11. Eitl(le liisloriqllue et gor'ra;llililque de I Orient: elle est d'abord pr(es(lie excIlusive n(lill Iorni(e it la Turquiei. Les graillds travaulx du xviiF si6e c siir a Cilinie el le JaIl)4n. L'liistoire de l'Asie est fort blien (,lnu( ail xvi '" siecl.l........................................... 136 III. I'ori(entalismeIi r(i)relient (lit. 1es origines: les savants du xvI' et 111 xvis " siicle: de 'o)stl(l it d'llerblelot. 1)evelo l)l)in, enlt de la science noivelle::tatl l'(esprit des savantis. 'Orient lettlir ct pliloso)piqiiue. 142 1V L.es e(tudlls rienta;lisles au x in'1 siecle: les savants, les travaux, Ie ubllic.............................................. 14 V. irincilpal b'siillal: les Iralcliions des auleurs orientllaux. lu d',iluvirs lillr-ires l)ro)preml(ent dites: surtout des ouvrages de mo()ale. 'l(;islaliion ('t li Iolo-'ie. I (orielltlitiCsme donne naissance a i'lisl)ir(e de(s rc liiiins.: ZoroIaslre, Conl'r ciuls e(t Maliomiet. 'l)lases et plro —ri('s d(e;i (coiiii;lissance de l'islamisme au xvi]' el all X III" sic(le.. Na;issa;ice. vers i 771). avec' A. Du Perron du vrai Iiouvement orientaliste......................................................... 154 CIIAPI IlE VI LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT: SES PROGRES, SES PHASES, SES MODES I. lrlml)ossililil( d'elallir uric e(;olution suivie: les princilpaux modles l'(;\-olitliiin. Trendancecs ia'neralis l: 'ilma'ination et l'id(e; la difrerenciaol tion es l'e in'illes n)aioni) l s s e1 I'Asic: la nation dominanle..... 166 I. lI'relilibire (;)p e l(l: i i partir dle 1li(0. l.a Turqiuie don)ine:son su(cc(s, sa decadel(nce. La transfolrmlaltionl du lvpe turc. Mode Ipassagbre du Sitim. I'aveur d(lisriete de la Perse............................... 173 lll. S(ec('( (lisqueic: it iarlir de 171)0. L.a Chiinc domine: duree de cette ilmode. Vers 1740 il y a iln renouveau momentan6 en faveur dle la Turquic eit d l;a Perse....................................... 178 IV. Troisieime epoque: ia partir de t71)0. L'nde se substitue pelu a peu ii la Clline: I'e itis le vers 1780.................................. 181

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376 TABLE DES MATIIRES. DEUXIEME PARTIE L'ORIENT DANS LA LITTERATURE CIHAPITRE I L'ORIENT ET LA TRAG.DIE I. Les vrais prkcurseurs de Racine: Mairet et son Soliman; Tristan l'lermite et sa Mort tdOsman.................................... 189 II. Bajazet: sa turquerie?; diversit6 des impressions: les contemporains, la critique moderne. Quelle a et l'intention de Racine? Etude de ses sources; la relation orale d(e 1. de (C6y et ses transformations: le Floridon de Segrais; en (lqel etat la donnene parvint i llacine. Qu'il a rtellement voulu laire de la couleur locale et ce qu'on doit entendre par ce mot. Le milieu moral dans Bajazet: la vraisemblance des sentiments. Iloxane et l'amour d'Orient: sensualite et iripudeur; sous (luel aslect lajazet lui-mr me est tout i fait tlrc. Exotismne vrai de la piiece.................................................. 194 111. De Baja:ct i Zaire. Constitution (de la trag'Idie exotiquc: avanta;es theoriqlues (Iu'on lui reconnait alors; espoirs d('un reInovellement du tlihcitre. Insullisance des auteurs: ses causes................... 209 IV. Voltaire. Pourquoi il aurait p)u faire de a bonne tra';6die exotique. Mais, i claqlue tentative, il introduit dans ses p)ices sat colcep)tion philosophique de l'Orient (t ainsi son intention premiere se trouve fausste: Zai're, lIallomel, l'Orplllin de la Chine. - Apries Voltaire: la queue des tratedies orientales. lIaisonis genlerales de leur e(ie.... 214 CIIAPITLIE II L'ORIENT ET LA COMEDIE I. Pourquoi la connaissance d(e I'(rient inllue assez tardivement sir la cornmdie. Les premieires teintatives. Le Bourqeois (etllilhommte: ses sources, sia t urlluerie. Les (hiiois de le nar...................... 22.5 II. Les contes orientaux et la com6ldie itao lielne au dblibut du xvmlli siicle. Le Sage et les Mille et Ii Joirs. Formation di type de '()rient ct(lii(ueI: coiimdie(s f'antaiisistes, I)arodie des nmirl s d'Asi( (relig'ion, amiour, m ariage, etc.)......................................... 231 111. t)veloppeltellt. p)lldalit le xvmx'I si'cle. de ceIte conception de I'Asie plaisinmle. lteiices (il exhibitiorls: parodies dv s 11wlflurs orie(tales; comldieis lfaisant cnlltraster les rn(putrs I'ranl:aiscs e(t c.(lles d'Orient. Les 'rois 'SNll(ans de Favart. - L'()rient olmliu! ie st dl;sormaiis collslil ul........................................... 239 IV.,'Orient ct le tlhatre lv Irilque. I,'-ol)'ra-cinuliilue all sxvii' siiccle. I'Prti qu'on essaya de lirer des sujets orientautx. C'ons(,iluences lointaines que cette innovation put avoir sur l'fiistoire gI;nirall du tlhiatre....................................................... 247

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TABLE DES MATIERES. 377 CHAPITRE III L'ORIENT ET LE ROMAN I. Les contes orientaux ct le roman. Les Mille et une Nuits et les Mlle et un Jours: raisoons de leur succes. Imitations, contrefa:ons et pastiches. - Les contcs de fee. - Succeis persistant du genre............ 252 II. Tentative de reaction: Hamilton et Crebillon. Formation d'un nouveau type (le roman: le Solpha; ses imitations. Fantaisie et inconvenance; caracttre peu exotiquc de ces ouvres; le faux Orient; Cribillon et Van Loo................................................ 262 III. Autres formes du roman oriental. Romans pornographiques. Romans historiques et galants. Romans moraux. Romans a clef: I'Orient railleur. Passage du roman it la satire pure................ 271 CIHAPITIRE IV L'ORIENT ET LA SATIRE I. Les hommes d'Orient appeles a juger les meurs europ6ennes: le nouveau genre de litterature satirique; ses 6elments............... 280 II. Les pr6curseurs de Montesquieu. G. P. Marana et I'Espion dans les Cours: satire, plilosophie, amour. - La Bruyire et les Siamois. - Dufresny et les Amusements serieux et comiques. - Addison et le Spectaleur, 284 tale.............................................................. 284 III. Montesquieu: son originaliti; la preparation des Lettres persanes; leur couleur orientate; satire et philosophie....................... 29)1 IV. Les imitateurs de Montesquieu. Le genre est d6sormais constitue, monotonie des ceuvres; elles tendent a devenir une revue des 6venements contemporains. Les Lettres chinoises de d'Argens............ 297 V. La satire avec fiction orientale devient un procede g6neral. Le th6tre en use, Voltaire en raffole; comment en particulicr cela explique le dernier chapilre du Siecle de Louis XIV............................ 302 CHAPITRE V L'ORIENT ET LA PHILOSOPHIE I. L'Orient et la philosophic. Les J6suites eux-m6mes provoquent les reflexions de la libre pens6e sur l'Asie: traductions et vulgarisations. Apres la Chine vertueuse des Jesuites, la Chine laique des philosophes. D6veloppemnent de ce thme: MAontesquieu et l'Orient; idee du despotisme; theorie des climats................................. 308 II. Voltaire contre Montesquieu: critique de l'Esprit des Lois. Son enthousiasme pour l'Asie, sa documentation. L'Essai sur les nmoeurs et les civilisations orientales. Influence de l'tuvre. Tentative de reaction contre l'Orient: Grimm et Rousseau. Le juste milieu: Diderot...... 315 III. Quels ont 6et les profits intellectuels? L'Asie est r6duite philosophiquemiet it deux abstractions: despotisme et tolerance. 1~ Elle est le symhole du despotisme: de la des etudes de politique; consequences: 'histoire laique; sentiment de la diversit6 des civilisations et en mIme temps de l'unit6 intime de l'humanite. Au point de vue

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378 TABLE DES MATlIRES. pratilue: r6sultats ruineux du, despolisle oriental,; avantages du,, despotisme kclaiir,, (la C in)............................. 24 I'. 2" L'Asie est aussi le syrmbole de la tolerance. E1tudes d'histoire des religions: a conmparaison des dogines; th0orie de 1'evo(lulion des idaes religieuscs. Conclusions pratiques; I'exe'(,ese biblique (4l la criti(lue des superstitions: I'intolerance ditruite (dans son fondement. Au conlraire, I'Asiatique tolerant,; la Ciiiie le la religion naturelle: thei sme et tolerance.................................. 330 CIIAPITRE VI L'ORIENT: LA MODE ET LES ARTS L. Rapporls de la moe t dce la littIrature: le bibelo t et l'xotisme. Les bibelots exotiqles nu xv\'I sicle; leur adaptation it la vie francaise: 1'6ventail, 'onmbrelle, la porcelaine, etc.; exotisire et bizarrerie. L'Orient et la decoration: ineubles, laques, l)aravents, jardins clinois, etc. Consclquences sur l'art decoratif.............. 33 -11. Autres 'ormnes de la mode d'Orrient. Le tli( et le cafe. Causeries sur l'Orient; les divertissements orientaux: d(eguislements, lals masques, mascarades, omibres clinoises. L'Orient dans les modes lf6minies... 34(; III. L'art traduit ces tendances: la mode des portraits ~ turcs,: ~Van Loo et ses Sulta(es; 0on demande i l'Asie la possibilit6 de d&'uisemenls. Les artistes t l'()rient; point d'exotisme; l'Orient mondain; les g'raveurs et l'Asie libertine; les chinoiseries de Boucher et de W attcau. Parlout un Orient factice et railleur..................... 3.i2 CONCLUSION 1. Constitution de l'orientalisme vers 1780. Publications.de la mission de Pekin; la Biibliotllique (lu roi; les (tudes indiennes en Anr-leterre; Anquetil D)u Perron. Cons(quences lointaines: le renouvellement de l'histoire et de la critique: l'exotisme et la littcrature du xix' siecle. 35(i II. Ce qui etait r6alis( dos 1780. A la place de la confusion d'autrefois il v a une conception de l'Orient assez concrete, avec deux aspects: l'Asie dr6le, l'Asie philosophique. Valeur de ces resultats. 36(2 INDEX............................. 3(5 226-06. - Coulommiers. Imp. PAUL B1ROI)AIAI. -- 1- 0C.

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Pi(tor(' e. I'I'INO: L'()0'i,f/ da(^. I, li( tter.fY,f.'. Corriger P'age 67, ligne 29. une 70, - 18. apportait - 103, -. des - 116, - 4, sympathie - 131, - 4. les rcits - 150, note 1. Onmont - 172, ligne 22. certains -- 184, - 1, illilnoises - 254, - 26, resler:': el quand - 31), - 25. mission - 334, - 2, tendait - 358, note ', Melanges atI lieu die ill - (tonnait ses - sy 1n pathie" des recits - O()sinont. - certain - (tI nilOis('.s -- rester: et quandl - colnmmission - ttendaient - Melange

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IVERSIY OF MICHIGAN 3 9015 00911 11 40 THE UNIVERSITY OF MICHIGAN DATE DUE - ---- I -- WiA~~-. l

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